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“Allo Murielle Pénicaud, c’est pour signaler un accident du travail – 334 : Saint-Pierre (972) : un ouvrier d’une rhumerie, âgé de 22 ans, a eu le bras écrasé par un véhicule”. En Une du jour, le journal Libération semble découvrir la lune : la répression policière, pourtant signalée depuis des mois par le journaliste David Dufresne interpellant “Allo Place Beauvau”. Pendant ce temps, le quotidien des morts au travail continue de plus belle, et le téléphone de Murielle Pénicaud, comme celui des médias, sonne dans le vide. Un compte Facebook et surtout Twitter, “Accident du travail : silence des ouvriers morts”, se charge de les recenser quotidiennement et tente de visibiliser au mieux des personnes invisibilisées et auxquelles on consacre généralement quelques lignes dans les pages faits divers ou décès, dépolitisantes. On a rencontré l’homme qui se cache derrière ces comptes d’utilité publique, le professeur d’Histoire-géo à Montreuil, Mathieu Lépine, pour parler invisibilisation de ces nombreux morts ou blessés graves d’accidents du travail, et de la manière dont il procède, chaque jour, pour les répertorier. Entretien par Selim Derkaoui.

Qu’est ce qui t’a amené à signaler les accidents du travail sur les réseaux sociaux ?

À l’origine, je n’ai pas de lien particulier avec ce sujet là. Ce qui m’a amené à le faire, c’est la polémique en 2016 sur les propos de Macron.Il avait dit qu’au sein de l’entreprise, c’est l’entrepreneur qui prend tous les risques. Il avait surenchérit plus tard en affirmant qu’il refusait que le terme de pénibilité soit associé au mot travail. J’avais déjà un blog personnel, à l’époque, puis j’ai commencé à faire des recherches et dès 2017 j’ai commencé à recenser les accidents du travail que je trouvais sur internet.

On est le 13 juin et j’ai déjà recensé un peu plus de 400 accidents graves ou mortels depuis le 1er janvier.

C’était un travail fastidieux et ce qui m’a fait reprendre le travail de manière plus intensive, c’est l’accident du jeune livreur uber eats à Pessac dans la banlieue de Bordeaux. Âgé de 18 ans, il travaillait pour payer ses études et s’est retrouvé à bosser pour une plateforme. Travail pour lequel il n’est pas protégé. Il décède finalement d’un accident de la route. Ça m’a fait dire qu’il fallait peut-être travailler davantage sur ces signalements. Le recensement est donc plus quotidien et j’ai ainsi chaque jour, malheureusement, de nouveaux faits à décrire. On est le 13 juin et j’ai déjà recensé un peu plus de 400 accidents graves ou mortels… Et sur les mortels, 150 depuis le 1er janvier : c’est quasiment un par jour, même si la réalité des faits c’est plutôt autour de deux par jour. Avec mes moyens, il y a plein de choses que je ne peux pas voir mais rien qu’en cumulant ce qu’on voit sur internet, ça fait déjà beaucoup.

Ce qui est intéressant, c’est que tu pioches dans la presse tes sources, alors que les médias, en particulier nationaux, ne sont pas connus pour mettre en avant ces blessés ou morts au travail…

Je pioche principalement dans la presse régionale, départementale, etc. Les articles sont le plus souvent des brèves très courtes : on a à peine la profession, l’âge ou le nom. À la fin de l’article, on apprend que la personne est en urgence absolue mais on ne connaît jamais la suite, il n’y a jamais de suivi sur ces sujets et c’est souvent dans la rubrique faits divers. Ça a le mérite d’exister, car sans ça je ne pourrais pas faire ce que je fais, mais ce n’est pas du tout suffisant. Les médias nationaux vont évoquer ces sujets uniquement s’il s’agit de Paris et si ça va toucher une entreprise d’ordre national, mais si c’est l’ouvrier du coin, ils n’y consacreront que très peu de temps. Quand les chiffres de la sécurité sociale tombent une fois par an, tout le monde écrit son article. Mais après ça, c’est un sujet qui reste très peu évoqué dans les médias “mainstreams”. Les partis politiques ne sont pas exempts de reproches, car pendant les différentes campagnes, le sujet n’intéressait quasiment personne à part certains syndicats, forcément.

Comment expliques-tu ce manque d’intérêt médiatique et politique ?

L’autre jour, j’ai eu un entretien avec une journaliste d’un média national. Elle a proposé ce sujet sur les accidents du travail à sa conférence de rédaction et on lui a dit que c’est quand même pas le sujet le plus sexy à faire, l’été arrivant et que ce n’était pas la priorité. Début février, j’ai eu un autre média national et la journaliste m’avait dit qu’il n’y avait pas de place finalement dans leur ligne éditoriale. Des journalistes peuvent s’y intéresser parfois mais les décideurs, eux, s’en fichent. Les accidents du travail ce n’est pas un sujet nouveau. On m’avait demandé si je me considérais comme un “lanceur d’alerte”. Ça m’avait fait rire, car le mot est bien trop fort et un lanceur alerte sur un sujet dont on ignore tout, ce qui n’est pas le cas de ces accidents. Ce n’est pas nouveau, donc par conséquent ils ne vont pas s’y intéresser, et parce qu’il s’agit d’un sujet anxiogène aussi. Certains médias sont pourtants friands de sujets anxiogènes (NDLR : coucou Le Parisien), mais visiblement pas celui-là. Le monde ouvrier et employé est clairement sous représenté dans les médias et dans la classe politique. Donc tout ce qui touche à ces classes sociales n’a pas une première place dans les intérêts qu’ils portent. BFM m’a contacté mais c’était un journaliste pour un grand angle diffusé à une heure plutôt tardive.

Le fait que ce soit dans la rubrique faits divers est un choix dépolitisant. Tu expliques qu’ils anonymisent les morts ou blessés d’accidents du travail alors que généralement, dans ces rubriques, la personne victime ou accusée est très identifiable : photo, prénom, âge…

Leur information vient des pompiers en général. Ils passent un coup de fil, demandent des renseignements et ressortent ça, sans volonté de creuser. D’habitude dans les faits divers on insiste sur les détails. Mais là, pour des accidents, c’est toujours très laconique. Ce qui me tue le plus, c’est l’absence de suivi. On apprend qu’un blessé est très grave mais on ne connaît pas la suite. J’ai lu un article qui faisait état d’une personne décédée et je voulais savoir si c’était un bûcheron professionnel ou pas. Le journal était incapable de me répondre … Ça touche tellement plus les gens quand ils connaissent les noms ou voient les visages des personnes concernées alors que là, elles sont invisibilisées.

Tu penses qu’en les visibilisant davantage cela pourrait entraîner des prises de conscience plus importantes ?

Quand j’ai commencé mon travail sur Twitter, j’ai fait un tweet avec la photo de Franck Page, le jeune livreur Uber Eats décédé. Cela a été partagé 12 000 fois grâce à la photo et le fait de constater qu’il était très jeune. Ça permet aussi d’amener à des propos plus complexes : qu’est-ce que c’est que d’être livreur pour ce genre de plateforme, ne pas avoir de protection sociale, être contraint à un rendement qui pousse à prendre des risques sur la route, etc.

Tu t’inspires ouvertement du travail du journaliste David Dufresne pour recenser les cas de brutalités policières pendant les manifestations de gilets jaunes. Qu’est-ce que cela a pu changer dans ta manière de travailler ?

Ceux qui suivent ce type de page comme la mienne, comme des militants ou des journalistes, ont reconnu la référence à “Allo Place Beauvau”, et ça a participé à ce que les gens partagent plus facilement ce qu’ils voient autour d’eux. Les violences policières ce n’est pas quelque chose de nouveau mais grâce à ce travail, le sujet a été propulsé dans les médias nationaux. Il est journaliste, donc il fait un travail de fond et il va ainsi plus loin que moi.

Le fait de numéroter les signalements permet de constater que le chiffre ne cesse d’augmenter. Je n’ai pas démarré dès le 1er janvier mais un peu plus tard. En réalité, j’ai beaucoup plus de cas que le numéro affiché. Je ne garde que ceux que je considère comme graves ou mortels et je fais en sorte de les espacer si j’en reçois par exemple trois d’un coup. Parfois, on m’envoie des liens ou on me raconte un événement, mais je suis obligé de faire la part des choses. Je ne peux pas prendre pour argent comptant tout ce qu’on me dit et je ne peux pas me fier à un “j’ai entendu dire que”. Une inspectrice du travail m’avait avertie de deux morts sur un chantier à Paris et je n’avais rien vu du tout dans la presse. 24h plus tard, ça commençait à sortir un peu et je me suis dit que cette personne pouvait être fiable. Peu d’inspecteurs me contactent cela dit, ce sont surtout des avocats ou des syndicats, et aucun parti politique.

Comment choisis-tu les cas que tu décides de signaler ?

Je considère comme grave un accident qui pourrait avoir des conséquences irréversibles. Une personne qui se fait couper un doigt, par exemple, c’est grave, car elle ne reverra jamais son doigt, ce qui peut avoir des conséquences sur plein de choses. Un livreur qui se blesse au genou en tombant, par contre, je ne le comptabilise pas. Avec la masse de ce que j’ai il y a déjà beaucoup de boulot. Ça fait six mois que je fais ce travail quotidien et l’idée est de faire une analyse poussée et précise de ce que je recense. Je complète ça sur un document en me demandant quels sont les types d’accidents les plus fréquents, les personnes les plus touchées, etc.

Et quels sont tes résultats provisoires ?


Il n’y aura rien de très nouveau je pense, car les ouvriers du BTP sont clairement les plus touchés. Je signale aussi beaucoup d’accidents de la route, ainsi que de nombreuses chutes. En ce qui concerne l’âge, il y a beaucoup de personnes de plus de 55 ans. L’autre jour, j’ai été contacté par une journaliste qui s’intéressait à ce panel là, les plus de 55 ans et en faisant des recherches pour elle, je me suis apperçu qu’il y en avait beaucoup. Avec les débats autour d’un recul de l’âge de départ à la retraite, ça peut amener à réflexion, comme la précarisation du travail, l’uberisation, le travail en intérim, etc. Ce qui ressort des analyses de la Sécurité sociale aujourd’hui, c’est qu’il y a une explosion des accidents du travail chez les intérimaires. Je n’ai jamais ce genre de donnée, car dans les brèves que j’utilise, ils précisent très rarement quel est le type de contrat de la personne.

Fin de l’entretien.

Pourquoi le patronat a intérêt à minorer maladies professionnelles et accidents du travail ?

Un accident survenu au salarié par le fait ou à l’occasion de son travail, quelle qu’en soit la cause, est considéré comme un accident du travail. Une maladie contractée par un salarié peut être considérée comme d’origine professionnelle lorsqu’elle est contractée en lien avec son activité professionnelle. Pour cela il faut qu’elle figure sur la liste des maladies professionnelles, gérée par la Sécurité sociale, ou bien qu’elle soit reconnue comme telle pour des comités de reconnaissance dédiés.

Depuis plusieurs décennies, le patronat s’est engagé dans une lutte féroce pour empêcher la reconnaissance de maladies professionnelles et se dédouaner de la survenance des accidents du travail. Cette préoccupation est d’ordre financière : la branche de la Sécurité sociale chargée de l’indemnisation des accidents du travail et des maladies professionnelles (la branche dite « AT-MP ») est financée exclusivement par les entreprises, via des cotisations patronales, selon leur secteur (les cotisations sont plus élevées dans les secteurs à risques).


Or, le montant de cette cotisation varie, par entreprise, en fonction du coût pour le régime AT-MP des accidents et maladies du travail qu’elle a occasionnés : l’objectif est d’inciter financièrement à la prévention en santé au travail. Ce mode de calcul, ayant vocation à inciter les chefs d’entreprises à adopter des normes sanitaires contraignantes, produit chez certains l’effet inverse : ils font tout pour camoufler les accidents et sous-déclarer les maladies de façon à ne pas devoir payer davantage. Ce mode de calcul, ayant vocation à inciter les chefs d’entreprises à adopter des normes sanitaires contraignantes, produit chez certains l’effet inverse : ils font tout pour camoufler les accidents et sous-déclarer les maladies de façon à ne pas devoir payer davantage.


C’est sans doute à cause de la lenteur des reconnaissances que la sous-estimation des accidents et des maladies d’origine professionnelle ne cesse d’augmenter : en 1997, la loi annuelle de financement de la Sécurité sociale a mis en place une commission chargée, tous les trois ans, d’évaluer le montant de cette sous-estimation, au départ pour des raisons purement comptable. Le problème est que la branche maladie de la Sécurité sociale rembourse et indemnise chaque année des milliers de personnes qui auraient dû l’être par la branche AT-MP si l’origine de leur pathologie ou accident avait été reconnue comme professionnelle. Grâce à cette commission, la Sécurité sociale peut organiser un transfert de fonds pour que la branche AT-MP rende à la branche maladie ce qu’elle lui doit.


Les rapports de cette commission sont édifiants : depuis sa création, le phénomène de sous-estimation continue de prendre de l’ampleur, principalement en raison des cancers, qu’on n’attribue pas assez au travail et trop souvent à des comportement individuels (la cigarette, l’alimentation, etc.). Pour expliquer cette augmentation constante, la commission proposait, dans son rapport de 2014, plusieurs explications : « Méconnaissance par la victime de ses droits ou de l’origine professionnelle de son affection, appréhensions du salarié au regard de l’emploi, de la complexité de la procédure ou du caractère forfaitaire de la prise en charge, pressions de certains employeurs sur les salariés afin d’éviter la déclaration, insuffisante formation et information des médecins, manque d’effectifs des médecins du travail ». Mais absolument rien n’a été fait pour enrayer le phénomène, bien au contraire.


L’invisibilité médiatique des accidents du travail joue en faveur de cette sous-estimation. La façon dont des pathologies liées au travail sont traités sous l’angle du développement personnel (mieux respirer, faire de la méditation, faire de la natation sont devenus des réponses classiques à des troubles psychiques liés à un boulot stressant) est aussi un facteur de méconnaissance du phénomène dans la société. Au plus grand bonheur du patronat.

Plus d’informations sur ce sujet dans notre enquête consacrée à la santé au travail.

La rédaction de Frustration.