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100 milliards d’euros, c’est le montant des dépenses publiques supplémentaires votées à l’Assemblée Nationale il y a quelques jours, dans le cadre d’un projet de loi de finance rectificatif pour faire face aux conséquences économiques et sociales de l’épidémie de coronavirus. Sur ces 100 milliards, 20 sont consacrés au soutien direct aux grandes entreprises, dites “stratégiques”, 7 milliards pour les dépenses de santé supplémentaires et un petit milliard d’aides aux ménages les plus pauvres. A cela s’ajoutent des prêts garantis par l’Etat et proposés à toutes les entreprises en plus de la prise en charge du chômage partiel. Et toujours pour les entreprises, 33 milliards d’euros de report de cotisations sociales (les journalistes bourgeois disent “charges”, pas nous) ont été votés. Pour le ministre du budget, Gérald Darmanin, c’est un plan “sans idéologie” car il s’agit de sauver l’économie “quoi qu’il en coûte” comme disait Macron. Les “jours heureux” donc ? Pour les partisans du système capitaliste et de la rémunération généreuse de ses actionnaires, oui !

Quand le contribuable paye pour pour que les actionnaires touchent leurs dividendes

Le projet de loi ne prévoit absolument aucune condition préalable à l’obtention de ces aides. Pas de vérification des pratiques fiscales des groupes “sauvés”, comme au Danemark, où les entreprises qui pratiquent l’exil fiscal ne seront pas aidées. Ni contrôle ferme des pratiques salariales, notamment des entreprises qui prennent le chômage partiel mais font quand même travailler leurs salariés. Sans parler de celles qui ne respectent pas les mesures de protection au travail. Et naturellement, aucune mention n’est faite, dans le projet de loi, de ces groupes qui versent des millions de dividendes cette année d’une main et, de l’autre, viennent réclamer le denier du contribuable pour faire face à la crise. C’est le cas d’entreprises comme Sanofi, avec 4 milliards versés aux actionnaires, en hausse par rapport à l’année dernière, ou Vivendi qui les sucre à hauteur de 697 millions d’euros, également en hausse. Pourtant, Vivendi a mis toute une partie de ses filiales en chômage partiel, et voit donc les salaires de ses salariés payés… par l’Etat. Et notons qu’une grande partie du chiffre d’affaires de Sanofi en France est rendu possible par le remboursement des médicaments qu’ils vendent… par la Sécurité sociale. 

Le gouvernement a simplement “demandé” aux entreprises de faire des efforts côté dividendes : “J’invite toutes les entreprises qui bénéficient du chômage partiel soit à faire preuve de modération, soit – mieux – à donner l’exemple, à ne pas verser de dividendes” a dit le ministre de l’économie, brrr quelle autorité. Le gouvernement a aussi demandé au patronat de bien vouloir verser, si possible, la “prime Macron” défiscalisée, nette de charge, à leurs salariés exposés au virus. Auchan et Leclerc ont dit “oui bien sûr !”, à grand renfort de com’ vertueuse, et leurs salariés ne sont désormais plus sûrs de l’obtenir : “c’est la douche froide pour les syndicats”, titre France Info. Oui, mais c’est la thalassothérapie pour les actionnaires.

Bref, on se demande bien pourquoi, à l’Assemblée Nationale, les députés du Parti Communiste se sont simplement abstenus sur ce projet de loi de finance rectificatif (tous les autres ont voté pour, à l’exception de LFI qui a voté contre). Il porte pourtant une sacrée définition du partage entre le capital et le travail dans les entreprises, pas franchement conforme aux idéaux du parti centenaire : en gros, l’Etat paye les salaires à la place des actionnaires qui peuvent donc se sucrer généreusement sans avoir à contribuer à l’équilibre financier de leurs entreprises, par ailleurs ravitaillées à coup de millions par le contribuable. Et on ose dire qu’investir dans une entreprise c’est “prendre des risques” ! Pourtant, même en cas de pandémie mondiale, c’est pépère. En 1929, certains capitalistes avaient eu la décence morale de se défenestrer. Désormais ils attendent leurs reports de charge et leurs crédits d’impôts, pendant que des milliers de gens crèvent de l’état dans lequel ils ont mis notre industrie du matériel médical et notre système de santé.

Une économie “de marché” sous perfusion d’argent public

Cette crise a quand même le mérite de dégommer tous les grands mythes de l’économie capitaliste française. Non, ce ne sont pas “les marchés” qui gèrent, en toute autonomie, mais bien un patronat radin qui a besoin du soutien de l’Etat à la moindre variation de conjoncture. C’est le cas avec l’épidémie, mais c’était déjà le cas avant. Chaque année, le contribuable verse plusieurs dizaines de milliards d’euros par an sous forme d’exonérations de cotisations, de crédits d’impôts, de subventions, pour faire tenir l’économie et surtout permettre des records annuels de versement de dividendes : le CICE depuis 2013, devenu l’exonération pérenne de charge en 2019, le crédit impôt recherche depuis 1983, la réduction Fillon sur les bas salaires depuis 2011…  L’argument est le même depuis plus de dix ans : si on ne le fait pas, ces entreprises partiront, au nom de la “compétitivité”. Pendant l’épidémie, c’est la même chose, en pire : les entreprise mettront la clef sous la porte, et ce serait terrible !

On comprend que les actionnaires, le patronat, les cadres sup’, les ministres et présidents qui vivent et profitent de ce monde-là souhaitent maintenir à flot et profitables leurs compagnies aériennes, leurs groupes agroalimentaires, leurs chaînes de magasin et leurs consortiums audiovisuels. Pour eux, les crises économiques, c’est un peu comme l’alternance droite-gauche en politique : ça permet de varier les plaisirs et de garder les citoyens éveillés à leurs désirs. On entend déjà la petite musique “il va falloir payer cette dette”, et on peut être sûr que nombreux sont ceux qui pensent déjà à la façon dont la “crise du coronavirus” deviendra un argument massue pour imposer l’austérité salariale dans leurs entreprises, comme l’a été la crise financière de 2008. Ce sera aussi l’argument phare pour reconduire le démantèlement des services publics, de l’assurance-chômage et de la sécurité sociale. Car l’argent n’est magique que le temps de garantir la tenue à flot des grands groupes et le versement des dividendes. En 2021, le charme sera rompu : le carrosse du “quoi qu’il en coûte” se transformera en citrouille du “il n’y a pas d’argent magique” !

Faut-il mourir pour sauver Vivendi ?

Avons-nous vraiment envie de sauver Canal+ et ses actionnaires Vivendi ? Avons-nous besoin de sauver Air France-KLM, dont les dernières ambitions commerciales étaient de monter en gamme pour concurrencer les compagnies du Golfe ? La famille Mulliez et ses multiples enseignes commerciales qui nous proposent du fake et du made in Bangladesh  – des marques du groupe Auchan étaient confectionnées dans le Rana Plaza, cet immeuble-usine de Dacca qui s’est effondré en 2013, tuant plus de mille personne – , mérite-t-elle notre aide ?

Cela fonctionne aussi pour certaines “petites” entreprises : tous ces cabinets de consultants en bullshit d’entreprise, nous sommes vraiment obligés de les sauver ? Alors qu’ils sont nocifs,  à s’introduire dans toutes les entreprises pour enseigner la pressurisation managériale, ou au mieux, inutiles, à vendre des “éléments de langage” et des anglicismes dégoutants ?

C’est nous qui payons, c’est nous qui décidons

Bien sûr, il y a la “liberté d’entreprendre”, cette vieille rengaine qui permet à soit disant n’importe qui (ayant de l’argent et un réseau, tout de même) de développer son entreprise, quel que soit son objet ou son utilité. Après tout, il est libre, non ? Pourquoi s’en mêler et juger son activité ?

Tout simplement parce que c’est nous qui payons. Emmanuel Macron est bien gentil de s’engager à verser tout l’argent qu’il faudra pour sauver l’économie capitaliste telle qu’elle est, mais il n’est que celui qui tient les cordons de la bourse, qui la vide. Or, c’est nous qui la remplissons, avec nos impôts.

L’économie capitaliste française est une économie sous perfusion d’argent public, et ce depuis longtemps. D’ailleurs, nombre de nos grands groupes sont dirigés par des ex-directeurs de cabinet de ministre, et ça pantoufle joyeusement du public au privé. Eux-même ne croient pas à leur fable sur “l’économie de marché”. 

Car il n’y a pas d’économie de marché, il y a une économie capitaliste qui extorque les salariés et qui est subventionnée par les citoyens (nous sommes donc nombreux à payer deux fois) via de l’argent public que des gouvernements bourgeois leur versent généreusement et sans conditions. Le moment que nous vivons place ce phénomène déjà existant sous la lumière crue de la pluie de milliards.

Les véritables investisseurs des entreprises françaises et d’une partie des multinationales qui ont des sites ici, c’est nous ! Via l’Etat et ses reports de cotisations, via les collectivités et leurs subventions éplorées pour que telle usine reste chez eux, que telle compagnie low cost pose ses avions sur leur aéroport. Mais contrairement aux actionnaires privés, qui font la pluie et le beau temps, l’actionnaire majoritaire citoyen que nous sommes via nos impôts se fait continuellement bolosser. Des milliards de CICE accordés à tel groupe ? Il fermera tout de même ses usines. Des exonérations de cotisations sociales sur les salaires ? Il licenciera quand ça lui chante. Un crédit impôt recherche ? Il cherchera si ça lui plaît. Tout cet argent consacré au soutien de notre industrie… pour ne même plus être foutu d’avoir une seule usine de masques en France !

La réponse est oui

Vous voulez un exemple frappant de ce système mafieux de subventions aux actionnaires sous couvert de subventions à “l’économie” ? A La Roche-sur-Yon, Michelin est en train de fermer son usine de fabrication de pneus de poids lourds. Le groupe avait pourtant bénéficié de 4,3 millions de crédit d’impôts ces dernières années, rien que pour ce site. L’argent public a servi à acheter des machines qui, arrivées sur place, n’ont pas été déballées afin d’être envoyées directement dans des usines en Espagne et en Europe de l’est. Interrogé par Libération sur un possible remboursement de cette aide, Bruno Le Maire a répondu “A notre connaissance, il n’est pas prévu de remboursement du CICE, qui a été utilisé dans le cadre des dispositions légales”. Le contribuable a donc payé pour la délocalisation d’une usine française, et c’est “légal”. Il en sera exactement de même avec la débauche de fric votée la semaine dernière. 

Or, c’est notre argent, souvenons-nous de ça. Il n’y a de “liberté d’entreprendre” que pour celles et ceux qui se démerdent tout seul – encore que, leur liberté reposant sur les petits salaires de leurs “collaborateurs” – c’est une liberté volée sur celle des autres. Mais pour tous les autres, et c’est le cas de toutes les entreprises actuellement, il n’y a pas de raison que l’argent tombe sans condition. Les milliards que Macron et l’ensemble de notre classe politique sont en train de nous faire dépenser pour conforter des entreprises de tout type et de toute taille et leurs actionnaires. Ce n’est plus de l’argent magique à ce stade, c’est un chèque en blanc donné, et la joue tendue, prête à recevoir la baffe de l’austérité à venir.

Les conditions que nous sommes en droit d’exiger

Et si c’était nous, les citoyens contribuables, et pas Macron et sa clique de vendus, qui décidions du sauvetage de nos entreprises, que pourrait-on fixer comme conditions ? On peut en imaginer plusieurs, par ordre de priorité :

  • N’accorder de l’argent public (sous toutes ses formes : chômage partiel, report de cotisations, crédit d’impôts, prêts garantis par l’Etat) qu’aux entreprises qui annulent le versement de dividendes cette année (sans report à l’année suivante donc).
  • Ne verser de l’argent public qu’aux entreprises qui respectent les normes de protection des salariés face aux virus et qui n’ont pas, à ce jour, abusé des dispositifs (congés forcés, chômage partiel non respectés etc). Voilà qui incitera à faire un peu plus gaffe aux travailleurs.
  • Réserver l’argent public aux entreprises qui s’engagent à n’effectuer aucun licenciement pour motif économique dans les 12 mois à venir.

Là, on est dans les contreparties qui sont à la base de la base de la décence. Mais puisque nous sommes les principaux financeurs des entreprises privées, en tant que citoyens et que salariés spoliés, nous pouvons voir encore plus loin, et profiter de cette crise pour transformer notre économie en profondeur, avec instaurant les conditions suivantes :

  • Conditionner l’octroi d’argent public à l’utilité sociale d’un secteur ou d’un marché : c’est une façon de pratiquer une planification mais démocratique, avec l’idée que le contribuable ne sauve que les entreprises nécessaires à la société. On peut imaginer des comités citoyens d’octroi composés de personnes tirées aux sorts, de représentants des branches professionnelles, d’élus locaux, qui pourrait apprécier l’utilité d’une entreprise sur la base de critères économiques, sociaux et écologiques. C’est une façon de provoquer une véritable nouvelle donne : on sauve l’économie, mais on en profite pour faire le tri.

Mais à terme, il faudra cesser intégralement de faire financer par l’Etat les conséquences des crises économiques. Les difficultés des entreprises et les licenciements économiques renvoient à une responsabilité collective du patronat liée à la concurrence généralisée entre les entreprises. Ce n’est donc pas à nous de payer, mais bien au patronat conçu comme une entité collective. Le droit français reconnaît déjà cette responsabilité collective (les indemnité liées aux accidents du travail et aux maladies professionnelles sont, par exemple, financées par des cotisations patronales). La création d’une caisse de cotisation inter entreprise, financée par des cotisations assises sur la valeur ajoutée, permettrait d’étendre cette logique en faisant payer par les grands groupes les difficultés des entreprises. Ce sont eux qui foutent la merde, à eux d’en payer les conséquences.

Et vous, salariés exploités et contribuables mis à contribution, quelles autres conditions imaginez-vous pour ne pas simplement reconduire le vieux monde d’avant et raser gratis les capitalistes ?