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En avril 2007, la France vivait une élection présidentielle qui opposait une candidate “socialiste”, Ségolène Royal, défendant un programme dans lequel elle ne croyait pas, à un candidat de droite décomplexé à l’égo-surdimensionné, Nicolas Sarkozy. Au milieu de ce désert politique et idéologique sortait un grand film réactionnaire : 300. Gros succès en France, avec plus d’un million cinq cent mille entrées, le film est resté un classique du cinéma de grosse bataille sanglante et le cri de guerre de ses rudes spartiates “Ahou ! Ahou ! Ahou !” s’entendait encore récemment dans les manifestations de gilets jaunes ou les tribunes de stades de foot.

300 est l’adaptation d’une bande-dessinée de Frank Miller et raconte la bataille des Thermopyles, épisode des guerres médiques (opposant grecs et perses) connu pour le courage et le sacrifice de 300 soldats spartiates qui ont retardé l’immense armée d’invasion perse, pour laisser à ses alliés le temps de la contre-offensive. Le film a pour personnage principal Léonidas, roi de Sparte, cité-Etat réputée pour sa rigueur militaire. Le grand méchant est Xerxès, roi des perses, peuple antique issu de l’actuel Iran et qui a dominé le Moyen-Orient durant plusieurs décennies.

Et “splash”, dans la flotte les perses !

300 est encore disponible sur la plateforme Netflix et peut constituer un bon plaisir coupable de dimanche soir. L’hiver arrive, donc quoi de plus réconfortant que de regarder des spartiates bodybuildés affronter des perses hurlants et ridicules, à coup de giclées de sang qui font splash  et de discours burnés ? Mais surtout, il est difficile de trouver plus instructif pour comprendre ce qui se passe dans la tête d’un réactionnaire aux penchants fascistes comme Eric Zemmour ou d’autres hommes qui, de Génération identitaire à une bonne partie du personnel politique, se sentent persécutés par un monde trop féminin, trop homosexuel et, surtout, trop arabe. Ce film se révèle être un parfait résumé de l’imaginaire réactionnaire et permet ainsi de mieux le comprendre et… de mieux s’en moquer.

L’ennemi ultime de l’homme occidental est oriental et homosexuel

Tout bon film mettant en scène des guerres mythiques joue d’une configuration manichéenne des choses : dans Le Seigneur des anneaux par exemple, c’est le contraste entre lumière et ombre, nature et industrie, qui marque l’opposition entre les gentils et les méchants. Dans 300, le clivage mis en scène est exclusivement racial et sexuel.

Les adversaires de Léonidas et de ses compagnons sont bien plus que des êtres diaboliques, brutaux et sanguinaires comme dans la plupart des fictions du genre. Ils ont pour caractéristique commune la correspondance avec tous les clichés réactionnaires concernant les “orientaux”, catégorie à la fois exotique, mystérieuse et repoussante pour toute une tradition fasciste qui a fait sa place en France, en Italie ou en Allemagne. C’est ce que le théoricien littéraire Edward Saïd a appelé “l’orientalisme” : la tendance qu’ont eu les Etats européens et américains à construire des mythes autour des peuples asiatiques et moyen-orientaux, basés sur une série de clichés (le désert, le narguilé, les harems…) pour les déshumaniser et ainsi mieux justifier le processus de colonisation. 

Saddam Hussein se cache certainement dans cette foule… sauriez-vous deviner où ?

Frank Miller, le dessinateur de la bande-dessinée 300, s’inscrit pleinement dans cet orientalisme mais l’a transposé dans l’Antiquité : les perses sont présentés comme des arabes clichés des “Les Mille et Une Nuits”, avec harem, bijoux extravagants et chèches, alors même que l’empire perse de l’époque n’avait rien à voir avec le monde arabe des derniers siècles. Mais rien d’étonnant pour un auteur qui déclarait, au moment de l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis en 2003 :“Pour une raison que j’ignore, personne ne parle de ceux que nous combattons et de cette barbarie du VIe siècle qu’ils représentent en réalité. Ces gens-là décapitent. Ils soumettent leurs femmes à l’esclavage et infligent des mutilations sexuelles à leurs filles. Leur comportement n’obéit à aucune norme culturelle compréhensible.”

“Tiens, on a zappé sur Scream ?” Non, c’est toujours “300”

Et de fait, les orientaux perses présentés dans 300 n’ont “aucune norme culturelle compréhensible” : ils sont un mélange d’arabes des Mille et Une Nuits, de yakusas japonais et de tirailleurs sénégalais. Leur représentation n’est que le cauchemar d’un suprémaciste blanc flippé par la diversité d’un monde trop grand pour qu’il puisse poser son pénis (trop petit) sur sa surface.

L’autre caractéristique forte de ces orientaux, c’est qu’ils sont efféminés et homosexuels. Sur ce point-là, le film est assez clair. Les alliés Athéniens de Sparte sont décrits, dès la première scène du film comme le summum de la lâcheté, car ils sont des “philosophes amateurs de garçon”. Et qu’importe aux réalisateurs que ces mêmes “amateurs de garçons” aient été les premiers à avoir repoussé une invasion perse, en infériorité numérique, à la bataille de Marathon une décennie avant les évènements décrits dans 300

Xerxès, le roi des perses, correspond à peu près au cliché homophobe de l’homosexuel : il se dandine, il est très maquillé et il ricane. Pourquoi tant d’acharnement sur ce personnage que les auteurs auraient pu se contenter de décrire en tyran sanguinaire, chose plutôt commune au cinéma, de Sauron au dictateur obèse de Mad Max ? Pourquoi passer autant de temps et multiplier les procédés pour faire de Xerxès un cauchemar homophobe, croisement entre l’idée qu’un fasciste se fait de la marche des fiertés et un clip russe anti-homoparentalité ?

Un personnage tout droit tiré d’un cauchemar homophobe

Pour l’historien de la décolonisation Todd Shepard, l’homme arabe a été construit par l’extrême droite comme une menace sexuelle et virile. “À la fin de la guerre [d’Algérie], l’extrême droite est confrontée à cette question insoluble pour elle : comment la France a-t-elle perdu ? Selon le récit qu’elle a conçu, la défaite est une humiliation, et elle va la décrire en termes de viol. C’est à ce moment-là que l’image de l’Arabe très viril, violent, vorace et violeur fait son retour et qu’elle est jumelée avec l’image du Français efféminé, incapable de se défendre, inverti. Charles de Gaulle est présenté comme incapable d’être un homme. Cette animalité de l’homme arabe, décrit par l’extrême droite comme doué des attributs physiques de l’homme, mais dénué de ses qualités comme l’esprit ou l’intelligence, lui sert à expliquer la défaite de la France.”

On peut supposer que la féminisation à outrance qui est faite des perses dans 300 est une façon peu subtile de neutraliser le trouble que l’oriental crée chez l’homme réactionnaire : historiquement perçu comme ambiguë sexuellement, séducteur et dangereux, il mérite la castration symbolique. Miller et Snyder s’y sont employés avec ferveur.

La femme est une créature mystérieuse à protéger

300 est un film d’hommes. Les héros sont tous des hommes, ils font des trucs d’hommes (se battent, font de la rando, ont des discussions viriles). Les femmes apparaissent sous la forme de corps lascifs à moitié endormis, qui s’offrent à leur entourage : l’oracle des grecs et le harem des perses le mettent en scène comme des marchandises et des monnaies d’échanges.

La seule exception à cette règle est l’épouse de Léonidas, reine de Sparte, qui incarne à elle seule la “mère respectable”, la femme idéale des réactionnaires et masculinistes de tout poil. Belle et digne, elle a pour principale fonction de conseiller son mari. Elle incarne une sorte de pureté mystérieuse, ses motifs personnels sont flous, mais il faut dire qu’elle est d’abord guidée par sa foi en son mari. Elle reste en ville pour s’occuper de leur fils et pousser le conseil de la ville à envoyer une armée de renfort. Les passages du film qui lui sont consacrés sont particulièrement ennuyeux, car on la voit déambuler dans des rues désertes, la démarche lente et le regard au loin, toujours filmée comme cette créature mystérieuse qu’on ne comprend pas lorsque l’on est réactionnaire, mais dont on apprécie qu’elle soit sexy, douce et compréhensive.

“Je file, ne laisse pas le petit lire Frustration Magazine”

Dans 300 comme dans l’esprit de tout réactionnaire, les femmes comptent dans la mesure où elle sont un faire-valoir de l’homme : un enjeu, une chose à conquérir, à disputer au voisin. C’est ce qu’explique l’anthropologue Mélanie Gourarier dans son enquête sur les “communauté de séduction” en France, au titre assez explicite : “Séduire les femmes pour s’apprécier entre hommes”. Dans le podcast “Les Couilles sur la table”, elle montre bien que pour les hommes masculinistes, la femme est un sujet de conversation et d’enjeux pour finalement rester… entre hommes. C’est tout à fait l’esprit de 300 : le plus touchant, dans l’histoire, ce n’est pas le rapport de Léonidas à son épouse, à qui il dédie pourtant ses derniers mots, mais sa complicité virile avec sa troupe. Le dernier homme qui croise son regard avant de mourir est d’ailleurs l’acteur le plus sexy et bodybuildé de tout le film, incarné par un Michael Fassbender au summum de son sex-appeal.

Les vrais hommes sont virils, rationnels et … super bien gaulés

Car l’idéal de vie présenté par le film n’est pas de rester avec sa femme et son gosse dans une ville qui semble par ailleurs très ennuyeuse, mais bien d’aller gravir des montagnes et massacrer des orientaux homosexuels avec ses copains, en slip et muni d’une cape.

Atelier de construction de mur anti-migrant : “on n’est pas bien là, entre copains ?”

Les spartiates de 300 sont des hommes très virils, éduqués à la dure, au ton mesuré et profond. Ils sont un mélange de civilisation – leurs dialogues sont calmes et inspirés par de nobles valeurs – et de brutalité, à l’image de leur cri de guerre viril. Mais ils possèdent le bon dosage, contrairement à leurs ennemis orientaux qui passent leur temps à hurler et grogner. Ils cherchent avant tout à protéger leurs enfants et leurs femmes, et se battent pour des valeurs abstraites et grandiloquentes comme la “liberté”, le “devoir”, “l’honneur”… Bref, ils sont la masculinité rêvée des nostalgiques d’une époque plus dure. Ce n’est pas pour rien que les fascistes de Génération identitaire ont repris le symbole de Sparte sur leur drapeau. Sparte incarne leur rêve d’une virilité restaurée et conquérante.

Le drapeau de Génération identitaire. Dur dur de trouver des références antiques quand on est d’extrême droite : les égyptiens ? Trop maquillés. Les romains ? Trop pédés. Les gaulois ? Astérix a tout gâché. Va pour les spartiates, alors !

Ce rêve leur est servi sur un plateau d’argent par Miller et Snyder qui ajoutent à ce projet politique bien burné, une bonne dose de fantasme sexuel. Les soldats héroïques de 300 passent leur temps en slip et cape, alors que la météo n’est clairement pas au rendez-vous. Le roi Léonidas (resté dans la mémoire collective française comme une marque de chocolat, ingrat que nous sommes) apparaît même nu au début du film, le six-pack et le fessier impeccablement mis en valeur par la lumière de la lune. Cette nudité, pourrait-on nous dire, est celle de l’art antique, et c’est dans cet esprit que Millier et Snyder ont souhaité nous emmener. 

 Le New York Times nous raconte qu’après la sortie du film, Google a enregistré une forte tendance de recherche sur les mots clefs “abdos six-pack”.

La nudité vaut son pesant d’or car les corps de nos héros se trouvent être particulièrement musclés. Pas du muscle massif de forgeron ou de soldat, mais des muscles fins et dessinés d’usager quotidien de salle de sport et du régime sans gluten. Le corps masculin de l’imaginaire réactionnaire n’est donc pas un corps musclé pour des raisons utilitaires – se battre, casser des cailloux, ouvrir un pot de confiture pour impressionner sa tendre femme –, mais pour des motifs purement esthétiques

D’ailleurs, peu de films offrent autant d’occasion de contempler des corps masculins. C’est le plus souvent, au cinéma, le corps féminin qui est offert au regard. En proposant ce point de vue esthétique et désirable, 300 propose à l’homme frustré qui le regarde de suivre un modèle politique, social et esthétique. En cela, le film se situe dans la tradition des fascistes européens, de Mussolini à Hitler, qui ont eu pour point commun d’ériger en modèle des hommes beaux et musclés. 

300 vaut un grand film de propagande des années 30, sans tout le côté suranné et forcé qu’on peut y trouver de nos jours. Comme toute la propagande fasciste, le film pioche dans l’Histoire comme on fait son marché : il y prend ce qui l’arrange et jette ce qui peut lui poser problème. On y trouve tous les discours qui structurent l’extrème-droite et se diffusent dans la population : le grand remplacement, la culture du viol, l’homosexualité décadente, la camaraderie virile comme dernier refuge du monde occidental… Ce film et son succès nous mettent face à une triste réalité : les bourgeois ont leurs films, mais également les réactionnaires. 


Nicolas Framont