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Quand on pense écologie on pense parfois (souvent) aux bureaucrates politiciens ahuris du type Yannick Jadot, à un mode de consommation valorisé par la petite bourgeoisie urbaine qui en fait un “lifestyle”, ou encore à un certain nombre de mots creux et de politiques inutiles mis en avant par les institutions et par les grandes entreprises.  Pourtant le capitalisme, en plus de nous voler les fruits de notre travail, détruit notre environnement à une telle vitesse que c’est, à terme, la survie même de l’espèce qui est aujourd’hui posée. Comment articuler les différents enjeux auxquels nous faisons face : le durcissement autoritaire, l’accroissement des inégalités, le patriarcat et la catastrophe écologique ? Une pensée peu connue, l’anarchisme, et plus spécifiquement sa tendance écologique, qui promeut l’auto-libération des travailleuses, des travailleurs, qui s’oppose à l’Etat et à toute forme de rapport hiérarchique, tout en questionnant notre rapport à la technique et à la nature, peut nous donner des pistes. C’est notamment ce que propose Patrick Chastenet grâce à son ouvrage Les racines libertaires de l’écologie politique publié à l’Echappée. 

Pour s’intéresser à cet éco-anarchisme, ce dernier a choisi cinq auteurs aux parcours très différents mais proposant tous une critique radicale du capitalisme plutôt que des solutions réformistes d’aménagement, de “protection de l’environnement”. Si ces auteurs ont tous un fort intérêt, on aurait aussi aimé découvrir la pensée de femmes anarchistes sur ce sujet, c’est notre principal (et gros) regret vis-à-vis de l’ouvrage…

On y trouve d’abord Elisée Reclus, géographe du XIXe siècle, qui se déclarait “anarchiste communiste”, qui vivait en union libre et qui fut capturé les armes à la main durant la Commune de Paris. 

Cet ouvrage est également une plongée dans la pensée “bordelaise” puisqu’on y découvre les travaux de Jacques Ellul, qui fut le professeur et ami de P. Chastenet, mais aussi ceux de Bernard Charbonneau qui rêvait de faire de Bordeaux le “foyer de l’écologie mondiale”. 

Ce que nous prenons pour la neutralité de la technique n’est que notre neutralité vis-à-vis d’elle

Bernard Charbonneau

Ivan Illich est le quatrième penseur traité dans le livre : ce prêtre (!) né à Vienne et ayant étudié la philosophie et la théologie à Rome, connu pour ses prises de positions souvent hétérodoxes au sein de l’Eglise catholique (opposé à l’idée de supériorité du mode de vie occidental, défendant la contraception…), fût un des intellectuels les plus influents des années 1970, animant des conférences en Amérique latine auprès de publics constitués de guérilleros, de militants d’extrêmes gauche, de chrétiens proches de la théologie de la Libération – ce qui suscita le vif intérêt de la CIA. Il est aujourd’hui considéré comme “un des penseurs majeurs de l’écologie politique et de la décroissance”. 

Le dernier, et sûrement celui qui nous a le plus intéressé à Frustration, est Murray Bookchin, décrit par l’auteur comme “sans doute le plus anarchiste des écologistes et le plus écologistes des anarchistes”, ce qui a sûrement à voir avec son extraction sociale, lui qui fut ouvrier fondeur, puis a travaillé dans l’automobile à Général Motors. Né de parents juifs russes et immigrés pour fuir la répression tsariste, Bookchin rejoint les jeunesses communistes à seulement 9 ans, apprend dès son plus jeune âge la pensée marxiste à la Workers School of Manhattan avant de rompre avec eux au moment du pacte germano-soviétique.  A partir de 1968, il se rend régulièrement dans le Vermont, un des Etats les plus à gauche des Etats-Unis, où il exerce une forte influence (c’est aussi là qu’il se fâchera avec Bernie Sanders, à qui il reproche des arrangements avec des promoteurs immobiliers). C’est également l’époque où il s’intéresse au féminisme radical et commence à enseigner à l’Alternative University de New York, une école sans note ni diplôme. Il enseignera ensuite dans d’autres endroits, dénotant de la bourgeoisie universitaire jusque par son attitude (blouson de cuir, baggys, mangeant au Macdo…) bref continuant de vivre comme sa classe. Il fonde par la suite le Left Green Network visant à “ancrer l’écologie dans l’anticapitalisme libertaire”. 

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Elisée Reclus (1830-1905), géographe libertaire 

La technique n’est pas neutre

C’est l’idée que nous développions dans notre article sur la Révolte Luddite à partir du livre du même nom de Kirkpatrick Sale : la technique n’est pas neutre, elle ne peut pas être évaluée seulement à l’aune de son utilisation car elle apparaît dans un contexte particulier puis crée ses propres nécessités. 

C’est également l’idée développée par ces éco-anarchistes. Pour Ellul, « le progrès applique de nouvelles techniques et crée de nouvelles industries sans chercher à savoir si elles sont ou non souhaitables ». Les développements récents de l’IA sans aucun contrôle démocratique, débat public éthique et évaluation réelle des risques sociaux, n’en sont qu’un énième exemple contemporain… Comme l’ajoute Charbonneau « ce que nous prenons pour la neutralité de la technique n’est que notre neutralité vis-à-vis d’elle ». Or cela a des conséquences politiques directes : « parce que technique, l’Etat devient de plus en plus totalitaire, et parce que totalitaire, il devient de plus en plus technique. »

En effet l’idéologie industrielle qui repose sur le scientisme et l’efficacité s’étend jusque dans le domaine politique où des techniciens prennent la place des citoyens et des parlements.

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Jacques Ellul (1912-1994), libertaire historien du droit, sociologue et théologien (Photo : Jan van Boeckel, ReRun Productions)

Expansions infinies des villes, destruction des campagnes et de la ruralité : sortir du cycle infernal

Comme d’autres processus, tous présentés comme naturels, inéluctables, à la fois sources et conséquences du progrès, l’urbanisation totale est en réalité une conséquence, au service d’un certain modèle, le capitalisme.

Tous ces auteurs se livrent donc à une critique de la ville (tout en lui reconnaissant certains de ses effets politiques positifs). Elisée Reclus notait déjà, au XIX e siècle, que les villes élevaient la température et polluaient l’atmosphère. 

Jacques Ellul constatait également l’accroissement des contraintes : « si l’on continue à concentrer les populations dans les villes, on se heurtera à des conflits sociaux intolérables et insolubles ».

Tous sont révoltés par la manière dont la culture paysanne a été détruite, les agriculteurs ruinés, à travers des choix politiques délibérés qui ont promu et favorisé la monoculture et l’agro-industrie, et donc l’endettement des paysans, tout en fermant et appauvrissant les services publics sur place. 

Dans ce cadre, la campagne même devient une sorte d’extension de la ville. P. Chastenet résume la pensée de Charbonneau sur ce sujet ainsi « partout la campagne s’efface, non au profit de la ville mais d’une urbanisation sauvage qui tend vers la banlieue totale » et le cite : “la grande nouveauté de l’après guerre, c’est l’intégration de la campagne dans l’ensemble industriel et urbain avec pour effet sa transformation en banlieue”. Ce dernier se livre également à une critique radicale du tourisme, affirmant que  “loin de s’effacer, la contradiction du tourisme bourgeois s’exaspère” puisque plus l’urbain cherche à fuir ce qui rend la ville si difficile, inhumaine, plus, paradoxalement, la ville s’étend. En effet, le touriste apporte, malgré lui, tout ce à quoi il voulait se soustraire, c’est-à-dire “la promiscuité, le béton et la réglementation » et ainsi “saccage les espaces découverts”, car pour recevoir tout ce monde il faut pour les capitalistes créer les infrastructures nécessaires, tout marchandiser, apporter le même niveau de confort matériel afin que le touriste voyage tout en se sentant comme chez lui, créant un cycle vicieux infernal.  

Murray Bookchin va lui assez loin parlant d’une situation “d’atomisation sociale et d’isolement spirituel pratiquement sans précédent dans l’histoire humaine. Aujourd’hui l’aliénation humaine est presque absolue ». En effet il constate à quel point la ville a affaibli la richesses des relations humaines et perçoit le monde urbain comme “froid, austère et monotone” ce qui a de réelles conséquences anthropologiques, c’est-à-dire qu’elle fait un apparaître un homme nouveau “nerveux, excité, stressé, anxieux et vivant dans un climat d’insécurité sociale”. 

Sortir (petit à petit) de la « civilisation de la bagnole »

Comme le constate Patrick Chastenet, plus de 70% des travailleuses et travailleurs en France ont besoin et utilisent leurs voitures pour se rendre au travail. S’en prendre aux automobilistes c’est bien souvent s’en prendre à des gens qui n’ont pas d’autres choix comme le mouvement des Gilets Jaunes avait achevé de le démontrer.  

Les auteurs avaient donc bien conscience (en tout cas c’est notre cas à Frustration), qu’en l’état actuel une société sans voiture est presque plus dure à imaginer qu’une société post-capitaliste et qu’il ne s’agit en aucun cas de tomber dans une critique morale aussi bête qu’inopérante des automobilistes. Toutefois il y a un intérêt à se poser la question de la généralisation de la voiture individuelle dont la dépendance correspond à un certain type de développement, et l’écologie ne peut pas être que le fait de grandes questions théoriques abstraites, elle est aussi une somme de réflexions concrètes, matérielles, sur notre mode de vie. 

Il coûte en moyenne de 585€ à 823€ par mois à un automobiliste français pour se déplacer

Patrick Chastenet

C’est pourquoi ils sont tous en faveur du développement du rail, de la marche, du vélo. Jacques Ellul constate toutefois à quel point le TGV a aggravé le centralisme à travers un système en étoile où les territoires n’existent plus qu’en lien avec Paris, en délaissant les liaisons transversales, circulaires et diagonales…

Le bordelais est aussi très sensible à ce que cela soit bien les automobiles qui s’adaptent aux villes et non pas l’inverse, tandis que Charbonneau rappelle que « l’homme c’est le piéton; la société qui ne lui ménage pas un sentier témoigne ainsi qu’elle l’oublie, et qu’elle l’aliène à ses produits mécaniques ». On ne peut aller que dans leur sens lorsque l’on voit, par exemple, le développement des SUV, des véhicules qui sont trop gros pour les places de parking, qui ne permettent pas d’apercevoir dans de bonnes conditions les passants ou les vélos etc. 

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Bernard Charbonneau (1910-1996)

La praticité et la sensation de liberté de la voiture ne viennent pas sans sacrifice. Ivan Illich montre à l’appui de calculs précis, que là où on pense gagner du temps on en perd aussi énormément car il faut compter le temps de travail nécessaire pour les frais automobiles (achat, entretien, permis de conduire, stationnement…) ainsi que celui perdu dans les bouchons, au garage, à l’hôpital… Cela lui faisait conclure que la voiture vole trois à quatre heures par jour aux automobilistes. Patrick Chastenet rappelle lui aussi que, sans prendre en compte “le prix du stress”,  « il coûte en moyenne de 585€ à 823€ par mois à un automobiliste français pour se déplacer » pour un revenu médian en 2019 à 1770 euros.

Cracher sur la « valeur travail »

Par des effets de manche aussi grotesques qu’imbéciles, certains de nos pathétiques “leaders de gauche”, à la manière de Fabien Roussel  ou d’Arnaud Montebourg , ont réussi à exprimer médiatiquement l’idée que “la valeur travail”, idée creuse sans contenu si ce n’est celle de la soumission heureuse et enthousiaste au patronat, serait “une valeur de gauche”. De ce point de vue, l’ouvrage de Patrick Chastenet permet aussi de remettre les pendules à l’heure : non, se tuer à la tâche pour engraisser des bourgeois en se faisant humilier par des petits chefs glauques, morts de l’intérieur, n’est pas “émancipateur”. Cela n’empêche pas de trouver, parfois, assez difficilement, du sens, voire du plaisir, dans son travail, mais cela n’en fait pas une valeur. Et quand bien même nous parviendrions à un travail émancipé, c’est-à-dire à un travail géré par les travailleuses et les travailleurs eux-mêmes, dé-hiérarchisé, en faveur d’une production non-nuisible, il resterait des tâches et des travaux pénibles qui justifient de vouloir en réduire la durée pour laisser du temps pour la famille, la culture, les loisirs, le sport, l’érotisme, l’amour ou tout autre chose qui fait que la vie peut être belle. 

Jacques Ellul rappelle donc qu’il a en réalité fallu attendre le XVIII e siècle, le “siècle bourgeois”, pour que le travail devienne une valeur positive (illustré par exemple par les propos de Voltaire  “forcez les hommes au travail, vous les rendrez honnêtes gens » ou ceux de l’Eglise) au point que cela puisse parfois contaminer certains ouvriers et syndicats. 

Il n’y a pas de mensonge plus ignoble que l’assimilation du travail à la liberté

Jacques Ellul

Mais pour l’intellectuel bordelais :  “il n’y a pas de mensonge plus ignoble que l’assimilation du travail à la liberté ». Il ajoute qu’il faut choisir « ou bien travailler beaucoup pour consommer beaucoup (et c’est l’option de notre société occidentale) ou bien accepter de consommer moins en travaillant peu (et ce fut parfois l’option délibérée de certaines sociétés traditionnelles) ». Pour accéder à cette deuxième option, il propose d’abolir le salariat et de changer la répartition de la valeur produite afin de réduire de manière drastique le temps de travail jusqu’à parvenir à la journée de 2 heures, compensée par un revenu minimum accordé à chacun dès la naissance. 

Bookchin lui s’inscrit dans la lignée de Paul Lafargue qui voulait utiliser les machines pour affranchir les travailleurs et pense que le socialisme libertaire « sera l’abolition de l’usine par une technologie écologique, par le travail créatif et (…) par des dispositifs cybernétiques créés pour satisfaire à des besoins humains ». Son idée, qui le met un petit peu à part dans ce corpus, est, d’autant que possible, utiliser la technologie pour épargner aux travailleuses et travailleurs les travaux pénibles, pensant qu’il n’y a qu’un « incorrigible petit bourgeois n’ayant jamais vu une pelle de sa vie”  qui oserait ne pas vouloir les soulager ainsi de ces tâches. 

Refuser la société hygiéniste

La gestion essentiellement autoritaire du covid-19 a laissé entrevoir les contours de ce à quoi pourrait ressembler une société hygiéniste où toute relation humaine qui ne se ferait pas par écran interposé comporterait un risque pathogène. Comme cela avait été relevé, par exemple par Frédéric Lordon, les progrès médicaux font partie des gros arguments propagandistes en faveur du capitalisme, pourtant si personne ne peut être contre l’amélioration des soins, la réduction de la souffrance physique, la protection des personnes malades ou fragiles, certains de ces progrès ont aussi des coûts. Ces questions profondes et complexes sont d’autant plus essentielles que les épisodes du type covid sont appelés à se multiplier du fait même de l’action catastrophique des capitalistes sur l’environnement, qui, par exemple, libère les virus auparavant prisonniers du permafrost, ou fait émerger de nouveaux virus zoonotiques par la multiplication des contacts entre la faune sauvage et les humains en raison de la déforestation. La manière de traiter nos anciens alors que la durée de vie augmente, souvent prisonniers des EHPADs, business juteux où ces derniers sont parfois extrêmement maltraités, interroge aussi sur cette manière très paradoxale de gérer la vieillesse et la fin de vie. 

Sur ces sujets une formule de Charbonneau rappelle le film assez visionnaire de 1993 Demolition Man : « si toute société devait s’organiser en fonction de l’hygiène et du progrès médical, alors elle ne nous donnerait la vie que pour mieux nous la prendre. On peut imaginer, à la limite une société qui serait mobilisée contre la mort. Mais son prodigieux appareil technique, bureaucratique et policier, en même temps qu’il nous empêcherait de mourir, nous empêcherait de naître ». Ivan Illich va dans le même sens dans son ouvrage Une société sans école (1971) avec une prévision pessimiste : « le triomphe de l’hygiène devient l’idéal contemporain. Nous devrons vivre dans un monde aseptisé où tous les contacts entre les êtres humains, entre l’homme et son milieu, seront l’objet d’infaillibles prévisions et manipulations ». 

Bien que les avancées médicales et scientifiques aient apporté des progrès indéniables, la vaccination en tête avec par exemple les grandes campagnes de vaccination dans les années 1960 qui ont pu éradiquer (dans certains endroits) des maladies terribles comme la polio, et qu’on constate aujourd’hui plutôt un appauvrissement des soins, une détérioration de l’hôpital public et de l’accès à la santé, les craintes de Charbonneau et d’Ivan Illich ont pu trouver des échos contemporains. Car une “société hygiéniste” n’est pas tant une société où les soins sont de qualité et accessible pour toutes et tous, mais désigne surtout une approche autoritaire où tous les rapports humains sont considérés comme potentiellement et essentiellement pathogènes, et donc devant être prévenus au maximum (ce que le numérique permet de manière inédite) et ce qui se traduit, entre autre, par une approche inhumaine de la médecine où le patient est toujours perçu comme “à soigner” ou “malade”. 

La gestion des gouvernements de la pandémie de Covid-19 a constitué, pour beaucoup d’entre eux et spectaculairement la France, à confiner des mois durant des populations entières. A cela se sont ajoutés l’interdiction de voir ses amis, la généralisation du masque, la vaccination massive de catégories de population non à risque sans que cela n’empêche la transmission,  des personnes âgées qu’on a laissées mourir en EHPAD sans que leurs proches ne puissent leur dire au revoir pour qu’ils ne soient pas contaminés, le pass vaccinal où nous nous faisions scanner en permanence pour prendre un café afin de savoir si nous étions ou non bien vaccinés, des travailleuses et travailleurs dissimulés sous des murs de plastique dans les commerces, des camps de quarantaines ouverts en Asie pour personnes testées positives

Nous devrons vivre dans un monde aseptisé où tous les contacts entre les êtres humains, entre l’homme et son milieu, seront l’objet d’infaillibles prévisions et manipulations

Ivan illich – une société sans école (1971)

Nous connaissons les justifications qui peuvent amener à ce genre de mesures extrêmes. Il n’empêche que ce “moment totalitaire” mérite d’être pensé, surtout quand il n’a fait l’objet d’aucune réelle discussion démocratique, et que ce devrait être à nous, collectivement, de décider si c’est le genre de société dans lequel nous souhaitons ou non vivre puisque les épisodes pandémiques du type covid risquent bien de devenir la norme et non plus l’exception dans les prochaines décennies. 

De la même manière notre rapport à la fin de vie mérite d’être interrogé avec un corps médical et des institutions, par exemple, extrêmement opposées à l’euthanasie, où l’on s’acharne souvent de manière atroce sur des personnes mourantes, comme s’il était devenu impossible d’accepter notre condition de vivant, et donc de mortel. 

Cela va parfois très loin, notamment chez de nombreux capitalistes américains qui tentent de faire avancer leur agenda trans-humaniste : cryogénisation, robotisation du corps humain, clonage, digitalisation du cerveau etc. 

Ces phénomènes sont les symptômes d’une poursuite d’un rapport de dissociation totale entre l’homme et la nature, qui par là nie sa condition. Cette vision, qui est un des postulats de la modernité et par extension du capitalisme, participe grandement à l’aggravation des problèmes écologiques que nous connaissons aujourd’hui.

 

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Ivan Illich (1926-2002), prêtre, philosophe et penseur de l’écologie politique (Photo par Adrift Animal —, CC BY-SA 4.0

L’écologie ne doit pas être politicienne : refuser l’écologie de parti

Malheureusement pour l’écologie, et malheureusement pour nous, quand on pense à l’écologie on pense parfois à… Europe Ecologie les Verts et à d’autres formations bureaucratiques, pathétiques, et à leurs lamentables représentants bourgeois passés ou actuels (Cohn-Bendit, Nicolas Hulot, François de Rugy, Jean-Vincent Placé, Yannick Jadot…).
L’étude de l’écologie anarchiste permet de rappeler que l’écologie peut et doit être autre chose, et à quel point elle devient le contraire de ce qu’elle prétend défendre dès qu’elle cherche à se conformer aux institutions de la démocratie bourgeoise.

En effet l’anarchisme refuse la voie électorale. C’est à Elisée Reclus que l’on doit la célèbre formule « voter c’est abdiquer », Murray Bookchin ajoutant dans sa continuité :  « la souveraineté populaire est réduite au pitoyable droit de choisir le tyran qui le gouvernera ».

Au-delà de la seule question du jeu électoral c’est celle de l’organisation en parti et du pouvoir qui est posée. Jacques Ellul dans Anarchie et christianisme (1988) « S’organiser, en parti, c’est adopter une structure nécessairement hiérarchique, et c’est vouloir participer au pouvoir. Or il ne faut jamais oublier à quel point l’obtention d’un pouvoir politique peut être corruptrice ». C’est pour cette raison, lui qui fut si déçu par les trahisons de son seul vote (le Front Populaire en 1936), qu’il s’opposa à la création du parti des Verts (maintenant EELV). 

« La souveraineté populaire est réduite au pitoyable droit de choisir le tyran qui le gouvernera ».

Murray bookchin

Charbonneau va dans le même sens rappelant que “la lutte pour le pouvoir se déchaînera à l’intérieur du parti entre des tendances où l’idéologie dissimule des rivalités de personnes” car “Le pouvoir corrompt (…) Le pouvoir rend fou (…) si le mouvement écologique devait l’oublier en se réduisant à un parti qui prendrait un jour le pouvoir, l’on peut être sûr qu’une fois de plus l’obsession de s’y maintenir le fera, en plus dur, sous un drapeau vert, continuer sur les mêmes rails”. C’est bien ce que l’on a constaté puisque que depuis la gauche plurielle de Jospin, la participation de ministres issus de partis écologiques est aussi courante que parfaitement inutile, pour ne pas dire franchement nuisible. Jacques Ellul constatait ainsi, empiriquement, qu’en France « tous les ministres de l’Environnement successifs ont dû soit se soumettre à Bercy, soit se démettre”.
Loin des appels lénifiants, façon Lagasnerie, à rejoindre les institutions pour les “changer de l’intérieur”, Murray Bookchin explique dans Une Société à refaire (1989) que « les mouvements écologistes qui entrent dans l’activité parlementaire ne font pas que légitimer le pouvoir d’Etat aux dépens du pouvoir populaire; ils sont aussi contraints de fonctionner à l’intérieur de l’Etat, jusqu’à devenir des éléments du système ».

Détruire le capitalisme et radicaliser la démocratie

L’anarchisme est par principe anti-élitiste, il s’oppose en cela à certains autres courants de la gauche radicale qui souhaitent s’appuyer sur des “avant-gardes éclairées”. Comme nous à Frustration, l’anarchisme a pour idée forte que tout le monde est compétent pour s’occuper des affaires qui le concernent et des questions de société. 

La compétence et la technicisation, si elles ne sont évidemment pas inutiles dans tous les domaines, ne justifient pas en tant que telles la séparation gouvernés – gouvernants. La compréhension des enjeux qui nous concernent n’est pas liée à l’accumulation d’une culture savante. Comme le dit Elisée Reclus  « il vaudrait mieux n’avoir rien appris et garder son intelligence libre, prête à recevoir des empreintes toutes neuves, que de s’emplir la cervelle d’un immense fatras ne répondant à aucune idée »

Constatant l’impossibilité de la démocratie réelle en système capitaliste, ainsi que la destruction inéluctable de l’environnement, les anarchistes proposent une autre voie.
Murray Bookchin rappelle ainsi qu’ « on ne peut pas plus « persuader » le capitalisme de limiter sa croissance qu’un être humain de cesser de respirer. Les tentatives de rendre le capitalisme « vert » ou «écologique » sont condamnées d’avance par la nature même du système qui est de croître indéfiniment ».

Les tentatives de rendre le capitalisme « vert » ou «écologique » sont condamnées d’avance par la nature même du système qui est de croître indéfiniment

Murray bookchin

Le modèle proposé par ces anarchistes est donc celui de “petites unités autogérées et autarciques” (Charbonneau), ce qui se traduit chez Bookchin par “un municipalisme libertaire”, c’est-à-dire une fédération de communes libres : « l’idéal anarchiste d’une communauté de démocratie directe sans État, décentralisée et autogérée (…) incite (…) à prendre en considération le rôle transformateur que peut jouer le municipalisme libertaire comme cadre d’une société libératrice, enraciné dans l’éthique non hiérarchique d’une unité des diversités, de l’automédication et de l’autogestion, de la complémentarité et de l’entraide ». Ce modèle d’écologie sociale qui se veut « humaniste » « antihérarchique » « féministe » et « anticapitaliste »,  s’inspire de la démocratie athénienne, de la Commune de Paris de 1871 et des expériences anarchistes au moment de la guerre d’Espagne tout en tentant de prévenir leurs défauts respectifs, c’est-à-dire « la division en classes, en statuts, et en genres » et la « délégation de pouvoir ». Car « le pouvoir du peuple ne peut pas se déléguer sans se détruire » et tient la « démocratie représentative » pour une « contradiction dans les termes ».

Pour y parvenir, Bookchin croit en la patience révolutionnaire, rappelant qu’il aura fallu près d’un siècle de maturation pour mettre en mouvement la révolution russe, et refuse l’idée d’une nécessité historique : la société est devenue bourgeoise, mais il aurait pu en être autrement.

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Murray Bookchin (1921-2006) écologiste libertaire américain (Photo par Luisa Michel – CC BY-SA 4.0)  

Ce passage en revue de l’éco-anarchisme (qui gagnerait et mériterait d’être complété par les pensées d’écoféministes) nous rappelle l’impossibilité d’un renversement écologique dans le cadre capitaliste, comme en témoigne le développement de mots creux, vains et réformiste, que Patrick Chastenet cite (« développement durable », « croissance verte » « transition »).
Il nous prévient également que l’absence d’un changement radical amènera sans doute les élites actuelles à gérer les catastrophes écologiques à venir de manière punitive ou fascisante, comme le laisse penser les réactions étatiques à la pandémie de covid-19. Bernard Charbonneau anticipant que si on la laisse faire, la bourgeoisie tentera de sauver l’espèce « au prix d’une aggravation de la pollution fondamentale, la disparition de l’égalité et de la liberté, car cette société sera aussi autoritaire, contraignante, qu’oligarchique ». Elle permet aussi, notamment via Bookchin, de sortir des conceptions droitières de l’écologie, en vogue en ce moment, qui masquant la responsabilité du capitalisme préfère s’en prendre à la démographie, dissimulant souvent mal des pensées profondément racistes. 

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Patrick Chastenet, Les racines libertaires de l’écologie politique (2023), L’Echappée, coll. Le Pas de Côté, 20 euros, 240 pages   


Rob Grams

Photo de couverture par  Carl Kho sur Unsplash


 
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