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“Et toi, qu’est-ce que tu as fait pendant ces deux mois de confinement ?”, commencent à anônner certains.  Pour beaucoup, la réponse c’est “X heures sur Animal Crossing”, un jeu sorti fin mars, comme si Nintendo, l’éditeur, avait prévu l’épidémie pour assurer ses ventes ! Il y est proposé au joueur de rejoindre une île déserte avec deux autres campeurs pour profiter d’une formule “Evasion” et de, comme l’annonce la vidéo d’introduction du jeu présentée par Nintendo France en février dernier, “plonger dans la vie insulaire” : profiter d’une “île paisible où ce sont les petites choses qui comptent : discuter avec vos voisins, concevoir sa maison, ou simplement apprécier la vie”.

Ce sont effectivement les “petites choses qui comptent” dans Animal Crossing, mais pas celles que Nintendo tente de vous vendre. Les graphismes mignons et enfantins ne sont qu’un leurre ! Animal Crossing, c’est un cauchemar néolibéral dont vous êtes le héros. 

Vous avez donc choisi la formule “Evasion”, et vous voilà installé sur une île déserte dans votre sommaire mais au demeurant confortable tente, quand, surprise : voyage et installation de ladite tente ont un coût, qu’il va maintenant falloir rembourser. Tout ceci n’avait bien évidemment pas été annoncé au préalable et nous sommes assurément dans un cas de fraude ! Mais à qui vous plaindre sur cette île déserte ? Pas le choix, il va falloir se plier au système. 

Le piège du crédit

Vous voici donc, dès les premières minutes, coincé dans le piège du crédit. Et ça ne fait que commencer : à chaque crédit remboursé, un nouveau vous sera accordé. Ceux-ci vont rapidement prendre des dimensions incommensurables: de 50 000 clochettes (la monnaie locale), vous aurez au bout de quelques jours à rembourser plusieurs millions de clochettes d’hypothèque. Vous n’êtes pourtant clairement pas solvable : nous sommes sur une île déserte, rappelons-le, et vous n’avez avec vous aucun moyen de paiement. Aucune régulation n’est en place pour vous protéger de la prédation capitaliste du secteur bancaire, ici incarnée par un raton-laveur.

Pour honorer votre dette, le seul moyen de vous enrichir est de collecter puis de vendre les ressources disponibles : fruits, coquillages, insectes, poissons, pierre, bois. 

Du chasseur-cueilleur à l’exploitation colonisatrice 

De la collecte, vous allez passer à l’exploitation méthodique des ressources naturelles, jusqu’à leur épuisement. Et votre mainmise sur le capital naturel va rapidement s’étendre : dans un premier temps, vous allez pouvoir accéder à d’autres parties de l’île et en exploiter les ressources. Puis, comme ce ne sera toujours pas suffisant, il vous faudra dans un second temps partir “explorer” d’autres îles et les raser jusqu’à la terre pour en extraire tout ce qui pourrait avoir la moindre valeur. Îles qui sont parfois visitées par d’autres campeurs, que vous n’hésiterez donc pas à laisser mourir de faim, après avoir allègrement emporté tous les fruits disponibles sur les arbres et en déraciner les troncs pour prendre le bois.

Spoliation des ressources.

Spéculation sur le dos des agriculteurs

Dimanche arrive. Vous vous dites : “Aujourd’hui c’est dimanche, un jour de repos.” Et bien non, pas pour vous ! Alors que vous vous apprêtiez à vous relaxer sur une des plages de votre île, vous entrevoyez, parmi les quelques arbres que vous n’avez pas rasés, une jeune phacochère. Cette porcine demoiselle vous propose d’acheter des navets par cagettes de 10, navets produits par sa grand-mère qui, semble-t-il, était trop épuisée de son labeur pour les vendre elle-même et envoie donc sa jeune, trop jeune, petite-fille. Des navets ? Par cagettes de 10 ? Mais quel intérêt ? La spéculation… Car votre île est le théâtre d’un terrible marché secondaire de revente sur lequel vous allez allégrement agioter pour vous faire des millions. Bien sûr, vous ne partagerez pas vos profits avec la famille d’agriculteurs suidés. Depuis quand les petits producteurs profitent-ils de marges engendrées sur leurs dos ?

Trop jeune vendeuse de navets …

La conception du bonheur : plus de magasins, plus de fleurs et plus de biens

Surexploiter les ressources et se jouer des agriculteurs pour rembourser vos dettes est une chose, mais votre besoin de trésorerie ne se limite pas à votre hypothèque, vous êtes également poussé au matérialisme pour améliorer l’hypothétique bonheur de l’île (et donc le vôtre). Tout vous invite à surconsommer : programme de fidélité, monnaie parallèle, exclusivité temporaire, etc. On retrouve dans le jeu des dispositifs bien connus du secteur de la grande distribution. Une grande partie du jeu se résume à une frénésie d’achats pour parfaire votre intérieur, votre garde-robe et plus largement agrémenter votre île déserte d’équipements peu utiles (est-il vraiment nécessaire d’y placer une machine à barbe à papa ?).

La conception du bonheur du jeu et de ses habitants se résume donc principalement à une accumulation de biens ménagers (et à planter des fleurs, certes) pour satisfaire les membres d’un société insulaire pyramidale.

Une île profondément inégalitaire 

L’organisation sociale de l’île se divise en trois classes : vous (le ou les joueurs), des villageois insouciants et des travailleurs. Ces derniers se tuent à la tâche : le raton-laveur banquier et sa chienne assistante s’occupent de la gestion administrative de l’île 24/7, une pauvre hérissonne couturière est exploitée par sa soeur pour confectionner des vêtements, un conservateur de musée éreinté par ses horaires s’endort continuellement à son poste et des colporteurs  tentent tant bien que mal de survivre en allant d’île en île vendre le produit de leur artisanat.

On applaudit nos couturières épuisées !

Contrairement à eux, les dix villageois de l’île forment une classe de dilettantes qui ne font qu’aimer, boire et chanter et n’apportent absolument rien à la société. Ils n’ont d’yeux que pour leur bonheur privé, leur tranquillité et leurs plaisirs matérialistes, sans aucunement se préoccuper de questions essentielles, comme le bien-être des travailleurs et la bétonisation croissante du littoral. Je suis mauvaise langue :  il leur arrive parfois d’arroser des fleurs.

“Fainéant !”

L’idéaliste imaginant pouvoir se soustraire à ces mécaniques se fourvoierait. Ne pas devenir l’avatar du néolibéralisme est impossible : d’une part les villageois railleraient votre attitude d’ascète et d’autre part, ce n’est pas vraiment le but du jeu. Vous risqueriez de vous ennuyer, car il n’y a presque rien d’autre à faire hormis du profit (et planter des fleurs). Le joueur justifiant sa prédation capitaliste par la recherche du bonheur commun serait naïf, car aucun système n’est en place pour contrôler votre avidité et votre désir d’accumulation.

Illusion démocratique : du capitaliste débridé au doux despote

En début de partie, pour permettre de “développer l’île”, il est en effet proposé aux habitants d’élire un “représentant”. Vous avez emménagé sur l’île avec deux autres campeurs. Trois citoyens seulement, et pas possible d’avoir de la démocratie directe ? Obligé de passer par la représentative ? Ok. Vous proposez votre candidature, car vous n’avez pas acheté ce jeu pour qu’on vous impose des décisions. Surprise, vous êtes élu à la majorité. En bon représentant, vous vous promettez que vous remettrez votre mandat en jeu lors de la prochaine élection. Spoiler alert : le nombre d’habitants va grandir sur votre île (oui c’est désormais la vôtre, vous en êtes le représentant élu par ses 2 habitants), et jamais nouvelle élection il n’y aura. De la démocratie représentative sans contrôle électoral ? Finalement ça vous arrange puisque vous venez de remporter le suffrage ! Coquin ! Aucun contrôle n’entravera votre concentration des pouvoirs : d’humble campeur, vous deviendrez l’unique agent et seul arbitre du bonheur de l’île et de ses résidents.

Animal Crossing, derrière ses chatoyantes couleurs, ses adorables animaux anthropomorphes (et la plantation de fleurs en guise de blanchiment écologique), ne propose rien d’autres qu’une simulation d’un capitalisme débridé dont vous êtes le héros. L’expérience sur l’île se résume finalement à inlassablement amasser des richesses pour aller faire vos emplettes au Ikea local, pendant que triment des travailleurs, sous la “bienveillance du pouvoir”. Cela doit rappeler à certains leur quotidien hors confinement. Différence notoire néanmoins entre le jeu et la réalité : on pouvait y trouver des masques dès la fin mars.

Des masques disponibles dès le 26 mars.

YC