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Il est 18h vendredi 14 avril et la foule se densifie de plus en plus devant l’Hôtel de Ville de Paris. D’ici peu, le Conseil Constitutionnel rendra sa décision et si peu se font d’illusions sur celle-ci, personne ne s’imagine en revanche que dans la foulée, Macron annoncera sous 48 heures l’application immédiate de la réforme des retraites.

Il est sans doute 19h quand la manifestation cesse d’être immobile. Et il est temps pour beaucoup de déambuler dans les rues avec le concert attenant de grenades lacrymogènes, de charges de policiers qui se croient épiques et de sirènes assourdissantes. Face au mépris et à la violence infinie d’un système, en comparaison, que sont quelques poubelles renversées dont certaines sont prises de combustion spontanée ? Apparemment, une violence insoutenable pour un Etat qui n’a plus de légitimité que dans la répression arbitraire. De ruelle en ruelle, de volte-face en fuites, l’inexorable se produira pour un petit groupe dont je ferai partie, proche de la place de la Bastille. Une charge derrière, une charge devant, et une trainée de cortège se retrouve brutalement nassée, arbitrairement et violemment matraquée, plaquée, compactée contre le rideau de fer d’une boutique. Par gentillesse, les policiers pousseront la nasse rendue inhumaine vers le lacrymo. Ils sont comme ça. Respirer et regarder est un luxe… Certains se retrouvent avec des bosses dangereusement effrayantes sur le crane suite à des coups. La fatigue, forcément… Vient ensuite l’attente, différente mais tout aussi terrible. Elle sera longue. Très longue.

Plus de deux heures passeront comme ça. Et personne ne nous dit quoi que ce soit pendant ce temps. Les médias rappliquent et s’agglutinent. Les messages de proches affluent : « on vous voit sur BFM, courage ! ». Certains s’inquiètent légitimement d’être filmés ou interrogés.

Une quarantaine de personnes, plutôt jeunes mais pas uniquement, venues d’univers disparates se retrouvent là ensemble. Et l’entraide se met en place. On s’échange des mouchoirs, du sérum physiologique, nos dernières cigarettes de probables condamnés, l’eau qu’il peut nous rester, des encouragements, des conseils et des blagues. De l’humour, il en faut pour supporter l’arbitraire et l’inconnu. Les pandores cherchent à repousser les soutiens venus en masse exiger notre libération. Une bouteille d’eau nous parvient néanmoins de l’un d’entre eux. D’un côté, la solidarité, de l’autre, l’esprit de corps, malade. Le temps est interminable. Et il n’est que 20h20. Plus de deux heures passeront comme ça. Et personne ne nous dit quoi que ce soit pendant ce temps. Les médias rappliquent et s’agglutinent. Les messages de proches affluent : « on vous voit sur BFM, courage ! ». Certains s’inquiètent légitimement d’être filmés ou interrogés.

Les députés Thomas Portes et Antoine Léaument de LFI rappliquent, parlent aux manifestants, aux médias et appellent le préfet de police. On comprend de ses propos qu’il ne s’agirait pas d’une nasse – illégale donc – puisque toutes les personnes arrêtées ici sont interpellées pour le qualificatif de « rassemblement interdit en vue de commettre des violences ou destruction ». Nous sommes déjà condamnés. Car évidemment, si nous étions derrière et que nous nous sommes donc fait choper, c’est que nous étions l’avant-garde. On nage dans le ridicule. Comme l’explique le député, nous allons tous finir arrêtés. Il n’y aura pas d’autre échappatoire. Nous sommes déjà coincés depuis plus d’une heure et demie et parmi nos soutiens, un chant se lance « Libérez Antoine », pour le député Léaument. Ce qui commence par être amusant ne l’est plus très vite : on se sent un peu amers, déshumanisés et instrumentalisés. Lui dormira chez lui.  Désormais, nous savons, ou nous croyons savoir que notre nuit – et bien plus – se terminera en garde à vue. Les conseils fusent. Sur ce qu’il faut faire ou ne pas faire, dire ou ne pas dire. Et les téléphones se retrouvent expurgés de toutes conversations, même celles les plus insignifiantes. Tout pourrait devenir une circonstance aggravante. On se passe les stylos pour noter les numéros de téléphone importants, dont ceux des avocats. Et on abandonne tout, depuis les photos sympa aux sextos, jusqu’à l’espoir de rentrer chez soi. Des souvenirs effacés à jamais pour protéger le présent et notre futur immédiat.

Désormais, nous savons, ou nous croyons savoir que notre nuit – et bien plus – se terminera en garde à vue. Les conseils fusent. Sur ce qu’il faut faire ou ne pas faire, dire ou ne pas dire. Et les téléphones se retrouvent expurgés de toutes conversations, même celles les plus insignifiantes.

Il est 23h environ quand les fouilles commencent. Les policiers viennent choisir au hasard des volontaires ou presque. De toute façon, on va tous y passer. Le sac et les poches vidés, on se fait palper face au mur. Par sympathie et aussi pour ne pas me souiller avant minuit, je préviens quand même le flic de ne pas appuyer trop fort sur ma vessie. Je le préviens aussi de ne pas se tromper de côté en ouvrant mon cendrier de poche. Apparemment, la manœuvre est trop compliquée et il préfère renoncer. Durant la fouille du sac, le pandore regarde attentivement l’un de mes tracts récupéré à la manif de la veille, contre la loi Darmanin. « Ça nous intéresse ça ? », demande-t-il à un autre. Apparemment, les flics fonctionnent comme sur les sites de cul. Ils ont des tags qui les émoustillent… Ensuite, on monte dans le camion. Le temps qu’il soit rempli, c’est encore long. Très long. Mais on fraternise, on plaisante entre interpellés. On constate nos coups reçus, aussi. Et on parle de nos proches, parfois présents dans la nasse, et on s’inquiète. Apparemment, Free n’a pas pensé à la couverture réseau dans un camion de la police. A quoi ça tient, la liberté…

Et puis c’est le départ : direction le commissariat du 18ème. Durant le trajet, certains nous permettent de prendre la mesure de l’arbitraire. En réalité, tout le monde ne finira pas en garde à vue. Nombreux sont ceux raccompagnés aux métros. Et pour certains dans le camion, on regrette d’être partis en fouille presque volontairement. Arrivés, un policier de la police des Transport à la bonhommie désarçonnante nous explique que leur commissariat est réquisitionné pour les manifestations depuis les gilets jaunes, en raison de la place disponible. Lui-même semble désabusé par la situation et nous explique que fondamentalement, on va juste nous faire chier pour rien avant de nous relâcher. Et que le temps que nous allons perdre est aussi du temps qu’on leur vole pour traiter de véritables affaires. Dossier par dossier, il égrène les inculpés en rebondissant sur les régions de naissance. C’est étrange à écrire, mais il est « sympa ».

Au bout d’un moment, tous assis dans une salle, on part individuellement avec un inspecteur de l’OPJ, pour lister la raison de notre arrestation et nous expliquer la procédure. Encore une fois, l’ambiance est presque détendue ici. L’équipe de nuit a l’habitude et clairement, en a assez de perdre son temps à enregistrer des manifestants qui n’ont rien à faire ici. Un traducteur roumain dira même « une situation aussi absurde que ça, même en Roumanie, je n’ai jamais vu ». Selon la procédure, un avocat peut être sollicité et la plupart des manifestants en demandent un. De la même façon, un proche peut être prévenu. Pour certains, ce sera un appel par le policier, pour d’autres, un appel surveillé de 30 minutes. L’arbitraire et l’aléatoire, toujours. Entre temps une directive a demandé aux agents de prendre en photos les prévenus. Trop tard pour certains. D’autres, naïvement peut-être, acceptent. L’un regrettera d’y avoir porté son bonnet. En théorie, les vidéos de surveillance peuvent être consultées, mais comme l’avoue le policier, c’est peu probable. Ici, les policiers critiquent assez facilement Macron, le gouvernement et leurs directives…

Un traducteur roumain dira même « une situation aussi absurde que ça, même en Roumanie, je n’ai jamais vu ».

Pendant ce temps, les députés sont venus nous soutenir et on m’embarque discrètement avec un camarade pour m’offrir une cigarette avant de partir à la fouille et d’être mis en cellule. Juste avant, on me dira « Nan mais vous avez quand même plus l’air d’une victime que d’un grand criminel ». Un peu vexant, mais le sentiment reste appréciable : on nage en plein n’importe quoi. Dans la salle des cellules, un type en dégrisement hurle sur une policière qu’il va baiser sa mère. Et celle-ci dira à sa collègue : « Avec les manifestants, il n’y a jamais de problème. Ils sont sympas. En même temps on voit bien qu’ils sont éduqués eux ». Si certains manifestants vont finir en caleçon pour leur fouilles, d’autres pourront même garder leur blouson. Dans une boite, on doit ensuite tout retirer : les lacets, ceintures et les lunettes. Pour ne pas se pendre ou se blesser volontairement. Il parait que la justice est aveugle…

Avec une paillasse et une couverture (dont je constaterai le lendemain qu’elle a un trou étrangement situé) on s’installe en cellule. Une bouffe rapide (repas gratuit, on prend) et là, on parle beaucoup, on spécule, on se raconte nos expériences toutes différentes, on plaisante, on se rassure et pour certains, on finit par s’endormir, très mal, pas, ou étrangement bien. Bizarrement, les murs suintent. Je pense avec horreur qu’il s’agit d’urine, mais ce sont des gouttes de condensation. La taule pleure. Le matin, à 7 heures, on est réveillés par un petit déjeuner royal : deux petits beurres périmés depuis six mois et une briquette de jus d’orange de quelques semaines.

Un flic, qui s’excuse presque de nous emmerder, nous explique que la rencontre avec l’avocat aura lieu après notre prise d’empreintes et d’ADN, qui peut devenir une charge contre nous si on la refuse, et avant notre audition face à un enquêteur. Faute de moyen, on doit me menotter à un banc dans l’attente. Le policier me rassure « ne vous inquiétez pas, je serre le moins possible ». Le responsable des prélèvements est tout aussi critique devant la perte de temps, le gâchis de moyen et d’argent que représente tout ça (les analyses ADN notamment coutent une fortune).

En attendant, on fantasme sur une révolution qui se serait produite pendant que nous étions coupés du monde, avec nous, la nasse originelle comme combustible de la révolte. Mais il n’en sera rien quand on sortira enfin massivement aux environs de 17 heures, après 20 longues heures de privation totale de liberté.

En audition, le conseil est d’en dire le moins possible. Mais parfois, la tentation est trop forte. Devant une question mal posée : « Avez-vous constaté des violences ? », l’un des prévenus répondra : « Des manifestants, aucune, des policiers, oui ». Ensuite, c’est de nouveau l’attente. Longue, très longue. Le procureur doit décider au cas par cas. Certains seront libérés tôt alors qu’ils ont refusé les prélèvements, d’autres, n’ayant pourtant pas vu d’avocat dans l’espoir d’accélérer la procédure attendront toute la journée avec les autres (quand bien même ce dernier doit travailler le soir).

En attendant, on fantasme sur une révolution qui se serait produite pendant que nous étions coupés du monde, avec nous, la nasse originelle comme combustible de la révolte. Mais il n’en sera rien quand on sortira enfin massivement aux environs de 17 heures, après 20 longues heures de privation totale de liberté. Au contraire, la loi aura déjà été promulguée. Et tout ceci n’aura servi à rien. Tout ça pour qu’aucune charge ne soit retenue contre nous, bien évidemment. Une perte totale de temps, notre bien le plus inestimable. Dans le but de nous décourager ? Forcément. Petit problème : les seuls qui semblent se décourager progressivement, ce ne sont ni les manifestants, ni ceux qui manient la matraque et le bouclier, mais les autres, les flics de bureaux, les enquêteurs. Les rouages grippés d’une machine étatique qui se pense implacable mais qui pourrait bien un jour cesser de tout écraser sur son passage.


Mr Buttle

Photo par Serge d’Ignazio


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