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Mercredi 6 novembre est sorti le dernier film du député de gauche François Ruffin, réalisé avec Gilles Perret. Ce dernier a réussi à plusieurs reprises à mettre au jour l’esprit de résistance et le pouvoir caché des classes laborieuses, notamment dans Les Jours Heureux (2013) et La Sociale (2016). Dans ce film, il collabore à un projet assez drôle à première vue, mais plutôt dangereux à bien y repenser : “réinsérer socialement” Sarah Saldmann, bourgeoise violemment anti-pauvres, biberonnée à son héritage et accro à ses répliques haineuses dans les émissions où elle a – aussi stupide et illégitime que cela puisse paraître – micro ouvert. De ce point de vue, le film est un échec assumé : aucune rédemption ne viendra de la bourgeoisie. En revanche, grâce au talent de Perret, des travailleuses et travailleurs malmenés par le capitalisme, les médias et France Travail ont l’occasion de dire ce qu’ils ont sur le cœur. Et rien que pour cela, le film mérite de l’attention. Cependant, son fond politique est tristement défensif.

De temps en temps, la bourgeoisie politique et médiatique parle des pauvres et s’émeut de leur sort : c’est aussi vieux que le capitalisme. On verse une larme sur les aides-ménagères tous les quatre matins dans ce pays, on applaudit les soignants en cas d’épidémie, il n’y a pas un grand acteur ou émérite philosophe qui n’ait signé, en 2020, une belle tribune pour honorer les travailleurs “essentiels”, les “premiers de corvée”, et pour autant, cette année, ce sont celles et ceux qui ont vu leur salaire réel baisser le plus. Au début du mois d’octobre, l’INSEE nous apprenait que les travailleurs “de seconde ligne”, c’est-à-dire les caissières, ouvriers des industries agroalimentaires, agents d’entretiens, bref, celles et ceux qui doivent par essence travailler “en présentiel” et qui représentent 29 % des salariés du secteur privé ont vu “leur salaire moyen davantage baissé (-0,7 % en euros constants) que celui des autres employés et ouvriers (-0,2 %)” entre 2019 et 2022.

Les travailleurs “de seconde ligne”, c’est-à-dire les caissières, ouvriers des industries agroalimentaires, agents d’entretiens, bref, celles et ceux qui doivent par essence travailler “en présentiel” et qui représentent 29 % des salariés du secteur privé ont vu leur salaire moyen baisser de 0,7 % en euros constants entre 2019 et 2022.

Bref, les larmes des bourgeois, ça ne sert à rien. Ruffin sait certainement cela, mais on comprend qu’il ait pu avoir tout de même l’envie de mettre au défi Sarah Saldmann, avocate (qui ne plaide sans doute pas souvent, l’argent de papa assurant son train de vie somptuaire), de venir faire le boulot de ces gens payés au SMIC. Elle qui en elle parle si mal (le mot est faible) sur Les Grandes Gueules d’RMC, l’émission des patrons qui se font passer pour des prolos pour mieux justifier leur langage vulgaire et violent : qu’elle vienne voir un peu, et on verra si elle fait toujours la maline !

Une semaine chez les prolos ne permet pas de compenser toute une vie chez les bourgeois

Du tourisme social qui agace plus qu’il n’amuse

Qui n’a pas déjà caressé ce fantasme : à petite échelle, voire son chef ou son patron saisir des documents en chaîne ou soulever des cartons, prendre ces coups de téléphone en série ou réparer ces machines, venir en aide aux malades ou servir des clients ? Et ainsi espérer qu’il réalise les difficultés des tâches qu’il nous reproche de ne pas faire assez bien, assez vite, assez rentable. Et qu’il change d’avis. Ou bien de voir Nicolas Sarkozy ramasser des pommes de terre, Bruno Le Maire charger des colis Amazon ou Emmanuel Macron collecter des ordures… Mais on sait bien que ça ne servirait à rien. Ces expériences se résumeraient à du tourisme social qui, à l’image du tourisme humanitaire, ne sert ensuite qu’à conforter et légitimer sa propre domination sur le reste du monde.

C’est pourquoi les deux premiers tiers du film de Perret et Ruffin, où Saldmann est mise au cœur de la narration, sont un peu gênants et un poil ennuyeux. Naturellement, il y a un côté jouissif à voir une héritière essoufflée, livrant des colis ou servant dans un bistrot. Comme dans “Patron incognito” sur M6, on est heureux de voir les dominants se faire maltraiter dans un travail auquel ils ne connaissent rien, devant l’air narquois des travailleuses et travailleurs qui met du baume au cœur. 

Le film fait croire, pendant quelques minutes, à une possible montée en compréhension et en empathie de la jeune femme, qui s’émeut à quelques reprises, frappée par la dureté des vies qu’elle croise, façon “tribune pour le monde d’après”. Mais cela ne dure pas : l’expérience sensorielle de la vie des plus pauvres l’écoeure.

Le film fait croire, pendant quelques minutes, à une possible montée en compréhension et en empathie de la jeune femme, qui s’émeut à quelques reprises, frappée par la dureté des vies qu’elle croise, façon “tribune pour le monde d’après”. Mais cela ne dure pas : l’expérience sensorielle de la vie des plus pauvres l’écoeure. Comme le muffin bon marché qu’elle ne parvient pas à finir au PMU où Ruffin la traîne, elle ne parvient pas à intégrer ce qu’il peut y avoir de beau, de doux et estimable dans la vie de la majorité des gens de ce pays (et des autres). Filmée en intermède dans une soirée parisienne, on la retrouve rayonnante. Dans un échange avec Ruffin, elle tente d’expliquer en quoi son milieu lui semble plus “chaleureux” alors que le député de gauche le trouve froid et ennuyeux. Ça ne fonctionne pas : elle se sent mieux chez elle et ne parvient pas à trouver hors de son milieu une humanité qu’elle partage.

La rupture entre elle et les coréalisateurs s’est faite, selon eux, au sujet de Gaza : elle a continué à défendre le génocide en cours, en intégriste soutien d’Israël qu’elle est. Si elle a pu faire un effort pour lâcher une larme pour une auxiliaire de vie française sous-payée, elle n’a pas un seul frisson pour les dizaines de milliers d’arabes tués par Tsahal. Un rappel élémentaire de la nature coloniale de la bourgeoisie européenne, dont l’humanisme se réduit progressivement à mesure que le salaire baisse et la peau se brunit.

Les discours forts des travailleuses et travailleurs filmés par Perret sont le véritable intérêt du film

Une belle galerie de portraits qui montre la vérité du travail exploité

Heureusement, la caméra se détourne progressivement de Saldmann, sans doute à la mesure de la lassitude de Perret. Ce sont bien les gens qu’elle rencontre tout au long de sa visite touristique chez les classes laborieuses qui sont les plus intéressants, réfléchis, réflexifs et empathiques. Tandis qu’elle n’est capable de rien d’autre que de répéter ses mantras néolibéraux, eux parlent de leur vie avec recul, analysent leurs situations, commentent l’état général de la société. Perret parvient réellement à capter des moments de grâce, comme ce garçon si touchant qui raconte, au bord du terrain de foot, qu’il joue à la barbie et qu’on lui enseigne l’égalité des genres en CP. Un récit qui révulse d’ailleurs Saldmann dont le commentaire vient briser ce chouette moment – preuve supplémentaire qu’elle est le personnage en trop du film. Le véritable intérêt du film réside dans la galerie de portraits et de lieux qu’il déroule à la façon d’un road trip.

Heureusement, la caméra se détourne progressivement de Saldmann, sans doute à la mesure de la lassitude de Perret. Ce sont bien les gens qu’elle rencontre tout au long de sa visite touristique chez les classes laborieuses qui sont les plus intéressants, réfléchis, réflexifs et empathiques. Tandis qu’elle n’est capable de rien d’autre que de répéter ses mantras néolibéraux, eux parlent de leur vie avec recul, analysent leurs situations, commentent l’état général de la société.

Sur le plan documentaire, il rappelle deux vérités essentielles, qu’il est bon de répéter puisque le discours dominant vient en permanence les nier : 

  • D’abord, la réalité du travail, ce sont des gens qui usent leur corps pour faire tourner l’économie, quand bien même une grande partie des bourgeois et des diplômés se racontent, comme Sarah Saldmann le dit elle-même, que “ce sont des machines qui font tout”. Le thème du travail remplacé par la machine a autant de succès dans les sphères dominantes car il permet à la fois de se dire préoccupé du sort des travailleurs (“que vont-ils devenir ?”) et en même temps de les invisibiliser totalement. Or, le film rappelle que la fibre optique est bien installée par des gens, les poissons emballés manuellement, les ordinateurs réparés au tournevis, les colis portés par une personne d’immeuble en immeuble… Et que cela use et brise : Au boulot montre une galerie de personnes qui ont des blessures irréparables, des prothèses partout, et que ces méfaits infligés par leur travail leurs sont récompensés par des licenciements, du chômage et du mépris des institutions et des médias.

  • Ensuite, qu’à partir du moment où l’on prend le temps de s’intéresser à la vie de quelqu’un, on trouve toujours des explications et – oui, des excuses. Tout parcours de vie possède son épaisseur et rien n’est jamais gratuit. Le système médiatique montre toujours les pauvres et les réfugiés de loin, de très loin, de telle sorte qu’ils sont considérés comme des chiffres et des “problèmes sociaux” et jamais comme des personnes dont la vie aurait un quelconque intérêt. Contrairement aux bourgeois et aux agresseurs sexuels qui, eux, ont droit à tous les égards biographiques. En filmant les personnages du film comme il le fait, Perret les drape donc d’une étoffe humaine et à bien des égards héroïque : c’est quand même très fort.

Ce sont les grands mérites du film. Passons aux défauts, qui ne sont tout de même pas des moindres. 

Le système médiatique montre toujours les pauvres et les réfugiés de loin, de très loin, de telle sorte qu’ils sont considérés comme des chiffres et des “problèmes sociaux” et jamais comme des personnes dont la vie aurait un quelconque intérêt. En filmant les personnages du film comme il le fait, Perret les drape donc d’une étoffe humaine et à bien des égards héroïque : c’est quand même très fort.

Ruffin s’affiche comme l’anti-Saldmann : lui comprend les pauvres, sait interagir avec eux, les respecte.

“Moi je bosse” : le devoir de justification face à la suspicion bourgeoise

Le premier, c’est que la présence de Sarah Saldmann et de son mantra à la mode des “assistés qui ne foutent rien” obligent tous les protagonistes du film à devoir lui répondre. Ruffin lui-même les entraîne dans cette direction : ainsi, de nombreux échanges guidés par le député tournent – il faut le dire – à l’entretien Pôle Emploi : chacun s’échine, face caméra, à montrer qu’il a travaillé comme un chien, s’est tué à la tâche et que les périodes de chômage n’ont pas été des phases de plaisir ou d’oisiveté. Les phases non travaillées sont absolument toutes, tout le temps et chez tout le monde, dans le film, présentées sous un angle ultra négatif. Il y a parfois des raisons réelles à cela, notamment la dépression, à laquelle les chômeurs sont ultra exposés. Mais pourquoi le sont-ils ? Parce que seul le travail donne un sens à notre vie et que sans bosser on dépérit ? Non : parce que la société leur renvoie en permanence une image ultra négative d’eux-mêmes en matraquant ce discours. Une image négative que le film de Ruffin et Perret ne parviendra pas à leur retirer, puisque c’est bien le travail, à n’importe quel prix et dans n’importe quelle condition qui est mis à l’honneur. Bien sûr, sa dangerosité pour la santé est bel et bien démontrée. Mais sans travail, point de salut : c’est bien le message qui ressort du film, peut-être même à son corps défendant.

Jusqu’au foot du dimanche matin, Ruffin n’emmène Saldmann rencontrer que des gens qui s’activent. Ce qui lui permet, avec une facilité enrageante, de dire à chaque fois “oui, eux se bougent. Je serai plus nuancée” ou bien “d’accord, mieux vaut ça que de rester chez soi à regarder la télé”. On aimerait que le député lui rétorque que toute vie humaine vaut le coup d’être soutenue, que les gens “se bougent” ou pas. Qu’on a le droit de bénéficier de la solidarité collective sans devoir démontrer chaque seconde qu’on recherche un emploi.

Ruffin et Perret font donc, à la fin du film, le constat de leur échec : Saldmann n’a pas évolué. A l’issue de sa petite semaine d’immersion, elle est toujours autant bourgeoise. Et c’est normal : la bourgeoisie s’intègre très fortement dans la sensibilité de ses membres et leurs convictions sont intimement liées à leurs intérêts matériels. Saldmann sait, inconsciemment ou non, que les conditions de travail et les salaires lamentables de ces personnes sont le prix à payer pour son propre train de vie et celui de sa classe. Et oui, pour la montre Patek Philippe qu’elle veut s’acheter, ça ne l’émeut pas plus que ça. 

Mais pourtant, bien que son émettrice soit complètement décrédibilisée au fur et à mesure du film, son discours, lui, reste : c’est bien face au discours anti-assistanat que les travailleuses et travailleurs pauvres du film doivent en permanence se justifier. Jusqu’au foot du dimanche matin, Ruffin n’emmène Saldmann rencontrer que des gens qui s’activent. Ce qui lui permet, avec une facilité enrageante, de dire à chaque fois “oui, eux se bougent. Je serai plus nuancée” ou bien “d’accord, mieux vaut ça que de rester chez soi à regarder la télé”. On aimerait que le député lui rétorque que toute vie humaine vaut le coup d’être soutenue, que les gens “se bougent” ou pas. Qu’on a le droit de bénéficier de la solidarité collective sans devoir démontrer chaque seconde qu’on recherche un emploi. Qu’il y a des gens qui ne peuvent pas travailler, et qu’un système social qui pousse une retraitée ou une personne en très mauvaise santé à trimer dans des métiers usants mérite qu’on le détruise jusqu’aux fondations. Ou qu’il lui demande ce qu’elle, au juste, fout de ses journées, à part poser ses fesses sur le strapontin de BFM TV et faire des activités de riches nuisibles et toxiques pour la planète. Mais non. Le renversement de discours n’a pas lieu du tout. 

Au début du film, Ruffin exprime le souhait que Saldmann ressente du “respect” pour eux. D’ailleurs, c’est l’axe politique privilégié par Ruffin ces derniers mois : les “classes populaires” auraient besoin “d’amour”. C’est sans doute réussi : clairement, Saldmann revoit de temps en temps son jugement, les apprécie, les “respecte”. Mais ça change quoi ? Absolument rien.

De la “reconnaissance” mais pas de rapport de force

Le second défaut du film est par conséquent son caractère politiquement défensif. Face à l’agressivité de la bourgeoisie et des politiques antisociales dont cette galerie de portraits illustre aussi les méfaits (parcoursup, la retraite à 64 ans, la dérégulation du droit du travail etc.), les pauvres n’ont plus que leur “dignité”. Au début du film, Ruffin exprime le souhait que Saldmann ressente du “respect” pour eux. D’ailleurs, c’est l’axe politique privilégié par Ruffin ces derniers mois : les “classes populaires” auraient besoin “d’amour”. C’est sans doute réussi : clairement, Saldmann revoit de temps en temps son jugement, les apprécie, les “respecte”. Mais ça change quoi ? Absolument rien. Le film vise la reconnaissance de ces métiers. Mais par qui ? Ceux qui les exercent et ceux qui les voient car ils vivent dans le même milieu qu’eux le savent, que c’est dur et mal payé. Mais ceux qui les méprisent et bénéficient de leur maltraitance sociale pour continuer à prospérer, qu’apprendront-ils ? Peut-être auront-ils un peu plus de “respect” pour elles et eux, rêvons un peu. 

La série d’injustices intenses et inhumaines qui sont décrites tout au long du film, à commencer par des niveaux de rémunérations indécents, ne sera pas résolue par plus de respect, pas même par plus de “reconnaissance”. Mais bien par un rapport de force, qui contraindra la classe possédante à donner plus. Or, absolument aucune des personnes rencontrées durant le film ne tient de propos revendicatifs, alors que leurs conditions s’y prêteraient complètement.

Mais honnêtement, la série d’injustices intenses et inhumaines qui sont décrites tout au long du film, à commencer par des niveaux de rémunérations indécents, ne sera pas résolue par plus de respect, pas même par plus de “reconnaissance”. Mais bien par un rapport de force, qui contraindra la classe possédante à donner plus. Or, absolument aucune des personnes rencontrées durant le film ne tient de propos revendicatifs, alors que leurs conditions s’y prêteraient complètement. On pourrait répondre qu’elles n’en ont peut-être pas, de revendications, et que le salariat précaire serait ainsi, mais à aucun moment le député ne demande à ses interlocuteurs s’ils ont des envie de rébellion. Il faut dire que le documentaire se déroule dans des entreprises ou associations, avec l’accord et parfois la participation des chefs… 

Au boulot reconnaît, humanise et esthétise et c’est déjà beaucoup dans le contexte actuel. Mais la rigueur de la période ne doit pas nous faire renoncer à mettre en scène nos objectifs premiers. On peut les résumer ainsi : “les bourgeois, gardez votre respect, rendez notre pognon.”


Nicolas Framont



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