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Illustration de Une : des participants au dîner du Siècle du 26 février 2020.

Olivier Duhamel, accusé d’inceste sur son beau-fils, a démissionné du club du Siècle, dont il avait pris la tête il y a un an. Mais c’est quoi, au juste, le dîner du Siècle ? Un club association loi de 1901 d’influence fondé en 1944 par d’anciens résistants autour d’un journaliste, Georges Bérard-Quélin. L’objectif : faire se rencontrer les “élites” pour mieux se connaître au-delà du clivage gauche-droite, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

Le club regroupe des dirigeants politiques, économiques, culturels et médiatiques français encore aujourd’hui. Le conseil est composé de 15 ou 16 personnes choisies par cooptation et la cotisation annuelle de membre est de 160 euros. Ce dîner a lieu dix fois par an au Cercle de l’Union interalliée au 33 rue du Faubourg-Saint-Honoré, à Paris, lieu qui ne change jamais (ce qui est particulièrement pratique pour s’y rendre et y foutre ainsi le zbeul dans la joie et la bonne humeur). “La soirée se déroule traditionnellement en deux phases de 20h à 21h : un apéritif ; de 21 h à 22 h 45 : un dîner, par groupes de 8, autour d’un chef de table qui organise le débat”, nous apprend sa fiche Wikipédia. Et absolument rien de ce qui se dit lors de ces diners ne doit sortir.

“J’ai écrit au président du Siècle pour lui faire part de ma démission“, révèle Jean Veil à Marianne, ancien président du Siècle et fils de Simone Veil, et qui était au courant pour Olivier Duhamel, ou l’art des petits secrets bien gardés. Avocat et ami d’enfance de Duhamel, le pénaliste a pris sa décision “pour protéger le Siècle”. Lui qui expliquait, dans Les Echos, qu’on ne s’y porte pas candidat, hélas pour vous les gueux, mais qu’on l’intègre par cooptation. C’est d’ailleurs pour cette raison que la famille Veil s’y rend depuis maintenant trois générations.

Une du magazine Challenges fact-checkée, en rouge.

PDG du CAC 40, MEDEF, membres du gouvernement et journalistes de cour s’y côtoient

Lors des dîners du Siècle, qui réunissaient avant l’épidémie environ 200 personnes, on peut croiser, ou on a pu croiser, pêle-mêle : des membres du gouvernement, tels que Jean-Michel Blanquer ou Gérald Darmanin (9 au total), le haut fonctionnaire proche de Sarko Jean-Pierre Jouyet, Aurélie Filippeti, Guillaume Pepy, PDG de la SNCF, Philippe Wahl, PDG de La Poste, l’ex journaliste Patrick Poivre d’Arvor, la journaliste Michèle Cotta, des consultants, beaucoup de bullshits jobs, des fondations libérales, des représentants et représentantes (car c’est important quand même, un semblant de “parité”, alors que le lieu est composé à 80% d’hommes) d’entreprises du CAC 40 telles que Véolia ou Total, des patrons ou directeurs de médias de France télés, en passant par Libération (Laurent Joffrin, ou aujourd’hui Denis Olivennes), et même un petit ex représentant syndical perdu : Jean-Claude Mailly, certainement venu défendre les droits des travailleurs et travailleuses exploité(e)s par tout ce beau monde qui l’entoure.

Le mieux est encore de consulter les différentes listes des convives ici, , ou encore dans cet article du Monde, qui fuitent parfois dans la presse, notamment grâce aux gilets jaunes pour le dîner du 26 février 2020, pour constater à quel point toute l’oligarchie française y est parfaitement représentée. La journaliste du Monde Marie-Béatrice Baudet constate par ailleurs que des grandes fortunes françaises (Bernard ArnaultFrançois Pinault ou Xavier Niel) n’en font pas partie. Elle cite un communiquant, qui explique qu’“ils n’ont pas de temps à y perdre”, et un avocat, membre du club, qui ajoute que “le Siècle fait fantasmer ceux qui en sont exclus. Oui c’est vrai on peut pousser une connaissance en espérant qu’elle vous renverra un jour l’ascenseur mais franchement les véritables manettes du pouvoir sont ailleurs”. A relativiser, tout de même, dans la mesure où s’y trouvent de nombreux PDG du CAC 40, patrons du MEDEF et membres du gouvernement.

Le Siècle est relativement connu du grand public. Rien de vraiment “secret”, de caché, en somme, si ce n’est la liste officielle à récupérer, ou encore les objets précis des discussions, en interne. Ainsi, lorsque l’on questionne cette réunion entre bourgeois bien-portants et le pourquoi de son existence, certains journalistes bondissent de leur siège : “C’est du complotisme !”, ricanent un bon coup le dos de la main posé en dessous du menton, et se rassoient confortablement sur leur petit siège doré. Le Siècle est même documenté sur Wikipédia. Alors, pourquoi y voir du complot, après tout ?

Déontologiquement, cela ne leur pose aucun problème de s’y rendre, à ces journalistes. Le conflit d’intérêt, toutes ces choses là, c’est tellement has been et réservé aux journalistes “militants” en conflit d’intérêt avec les merguez de la CGT. On ne parle évidemment pas de la masse salariale, mais du journalisme de cour, en somme, qu’avait très bien décrit le documentaire “Les nouveaux chiens de garde” de Gilles Ballastre et Yannick Kergoat, en 2011.

La bande annonce, pour celles et ceux qui n’ont pas encore vu le documentaire.

Entre deux anchois à une dizaine d’euro l’unité au moins, un David Pujadas pourra ainsi lécher les chaussures d’un entrepreneur ou un politique qu’il aura peut-être déjà connu sur les bancs de Sciences Po ou du CFJ (Centre de formatage, pardon, de formation des journalistes), pour ensuite pondre des entretiens d’une extrême docilité que ces médiocrates nous habituent de manière quotidienne et éhontée sur notre service public préféré.

Une surprenante étude menée en février 2011 démontre que 50% des membres du Siècle sont diplômés d’un institut d’études politiques, environ 40% des membres sont diplômés de l’Ecole nationale d’administration (ENA), et plusieurs cumulent les deux écoles. Enfin, environ 25% ont fréquenté une école d’ingénieurs ou de commerce. Au dîner du Siècle du 26 février 2020, 65 invités étaient des anciens de Sciences po Paris et 97 des anciens énarques.

Une lecture sociale et anti-capitaliste du Siècle plutôt que “conspi” (ça leur ferait trop plaisir)

“Mais c’est juste un dîner !”, répètent-ils en boucle, pour s’en dédouaner et faire ainsi passer les classes laborieuses, qui se questionnent de manière légitime, pour de gros demeurés complotistes. Dans la mesure où rien ne peut vraiment sortir de ces dîners, des choses doivent se dire en interne, ou même se décider, se confirmer. Ça complote ? Oui, peut-être : stratégies économiques à venir, alliances politiques en vue… Bon, et alors ? La marche capitaliste néolibérale et leur domination économique et politique existeraient, avec ou sans le Siècle. Car il n’est rien d’autre que ça : le symptôme de leur hégémonie, une démonstration de leur puissance, une manifestation de leur sentiment d’appartenir à une caste et une classe qui nous nargue et se fout ouvertement de notre gueule. C’est ici que des liens peuvent encore plus se tisser et se renforcer, face à nous, ces gueux dont on nous en interdit l’accès. Un véritable “séparatisme” et “communautarisme” bourgeois, en somme, ou la réunion en non mixité des dominants dont il nous faudra, à l’avenir, en forcer l’entrée.


Selim Derkaoui