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Décidément, la crise sanitaire que nous traversons sert de catalyseur à l’imbécillité de nos dirigeant.e.s. Mardi 24 mars, c’est au tour de Didier Guillaume, ministre de l’agriculture, de nous en apporter la preuve. Sur le plateau de RMC, le ministre est interrogé par Jean-Jacques Bourdin sur la difficulté rencontrée par certains agriculteurs à trouver des salarié.e.s agricoles – 200 000 ! – en raison du confinement. Sa réponse est sidérante, assaisonnée de pleines louchées de mépris de classe.

 Pénurie de salarié.e.s agricoles ? Qu’à cela ne tienne, Guillaume appelle à « la mobilisation générale de l’armée des ombres ». Passons sur la référence très douteuse à l’oeuvre cinématographique de Jean-Pierre Melville, L’armée des ombres, qui met en scène un réseau de résistant.e.s pendant la seconde Guerre Mondiale : en repeignant les citoyens-cueilleurs qu’il exhorte à aller dans les champs en résistant.e.s à la barbarie nazie, le ministre se vautre dans l’abjection. Mais après le discours de Macron, on n’est plus à une métaphore guerrière près.

La question se pose alors de savoir qui doit composer cette armée de ramasseurs d’asperges et de cueilleuses de fraises ? La réponse est claire pour Guillaume : son « grand appel » s’adresse « aux femmes et aux hommes qui n’ont pas de travail », ceux qui « sont confinés chez eux ». Mais alors tous les confiné.e.s doivent-il se rendre aux champs ? Mais non ! Le ministre pense d’abord au « serveur de restaurant », à « l’hôtesse d’accueil d’un hôtel » … et à « Eric », son coiffeur !

On ne va pas quand même pas envoyer dans la boue Edgar et Clothilde, nos premiers de cordée de la Start Up Nation, qui en ce moment sont trop occupés en télétravail à … (je n’ai jamais bien compris en quoi consistaient les bullshit jobs du digital, sorry je ne dois pas être assez smart !)

Les exemples des confiné.e.s à envoyer au front (agricole) donnés par le ministre sont caractéristiques de la pensée des dominant.e.s : tandis que dans leur classe sociale on a des boulots si complexes qu’il est difficile d’en rendre compte, les gens du commun, les « rien » et autres « sans dent », eux, s’occupent comme ils peuvent à des activités sans compétences spécifiques… et par conséquent interchangeables.

Les agriculteurs, premiers concernés par cette proposition, ne sont d’ailleurs pas dupes de la morgue de classe qui transpire du discours de leur ministre. Ainsi, interviewé par France 3 Hauts-de-France, Jean-Christophe Rufin, le secrétaire général de la Fédération Régionale des Syndicats des Exploitations Agricoles – syndicat pas vraiment connu pour ses positions « lutte de classe » – ironise sur l’idée du ministre qui « est bonne… quand on ne connaît pas les métiers agricoles ».

Ceci étant, si un vrai problème de pénuries d’emplois agricoles se pose en raison de la crise sanitaire, il faut être conséquent dans les réponses à apporter. On ne trouve pourtant dans l’interview du ministre pas un mot sur les conditions sanitaires dans lesquelles ce travail agricole pourrait être fait sans faire prendre de risque à ces salariés agricoles ! Pourquoi se soucier des conditions de travail de ces petites mains – hier tenant un sèche-cheveux et aujourd’hui un sécateur – qui sont censés rejoindre « l’armée des ombres » des soignant.e.s, des caissières et autres sacrifié.e.s de la crise sanitaire ?

Salauds de chômeurs !

Vous pensiez que Didier Guillaume avait déjà atteint le fond ? Mais non, attendez ! C’est qu’ils ne peuvent pas s’en empêcher, ces gens-là, même en pleine période de crise sanitaire, de s’en prendre aux plus faibles. Revenant sur son appel à se ruer dans les champs, le ministre précise qu’il s’adresse d’abord à « ceux qui n’ont pas de travail, qui ne sont même pas au chômage partiel, ceux qui n’ont plus du tout d’activité » … En clair : les chômeurs ! Mais évidemment, cela suppose de leur part « tout simplement d’avoir envie de bosser ! ».

Ecoutez bien cette séquence (15’20) ! La langue est dédaigneuse – on dirait du Sarko – et on peut facilement en comprendre le sous-texte : Dites, les parasites, il serait peut-être temps de vous bouger, non ?! Déjà qu’en temps normal vous ne fichez rien, vous n’allez pas en plus affamer la société en refusant de trimer ? Quoi ? Vous payer pour ce travail dans les champs ? Et bien vous serez « salariés par les agriculteurs ceux qui n’ont pas d’emplois, et on regardera comment les choses pourront se faire… Le problème n’est pas de payer la main d’œuvre, c’est qu’il n’y a pas de main d’œuvre. » Mais comme vous êtes triviaux de penser argent alors qu’on vous parle de la Solidarité, de la Nation Française !

Rien en effet dans les propos de Didier Guillaume sur les salaires de misère que reçoivent les saisonnier.e.s agricoles, souvent étranger.e.s, qui ne peuvent se rendre dans les exploitations en raison de la fermeture des frontières. Rien non plus sur leurs conditions de travail qui se rapprochent parfois de l’esclavage, malgré les alertes déjà lancées notamment par la CGT. Rien non plus sur les difficultés réelles de trésorerie auxquelles peuvent être confrontés les maraîchers. Mais en revanche, on interpelle et vilipende donc les chômeurs. Et en poussant un peu plus loin la logique du ministre, on y est… Au fait, les chômeurs, pourquoi n’occupez-vous pas ces emplois de salariés agricoles hors temps de crise ?

Et il est fort à craindre que le gouvernement, de la même manière qu’il a déjà fait passer à la faveur de la crise du Covid 19 vingt-cinq ordonnances qui détricotent le code du travail sans limitation de durée, en profite pour remettre sur le tapis l’idée des Wauquiez et autres connards libéraux que les chômeurs doivent à la société des compensations en échange de l’aumône qu’on veut bien leur donner.

On le voit, la crise risque de servir de prétexte à la bourgeoisie libérale pour malmener plus encore nos droits sociaux et nos libertés individuelles. A moins que l’on réussisse à retourner à notre avantage la prise de conscience collective de l’importance des services publics, de la régulation des échanges, de l’intérêt général.

Mais pour ce faire, il ne faut pas se laisser berner par les mea culpa et autres promesses de nos dirigeant.e.s de changer de paradigme après la crise – Macron en tête et sa découverte soudaine des « biens et services qui doivent être placées hors des lois du marché » (dans son discours du jeudi 12 mars 2020). Comme on ne laisse pas aux pyromanes le soin de faire de la prévention après l’incendie, hors de question donc de donner le moindre crédit aux déclarations de Didier Guillaume qui nous professe en fin d’interview une « sanctuarisation » de l’agriculture dans les futurs accords de libre-échange (20’20).

Le fier drapeau du patriotisme alimentaire

Le patriotisme alimentaire ou le cache-misère de la bourgeoisie.

Interrogé sur les difficultés actuelles des maraîchers à trouver des débouchés à leur production, le ministre salue le « patriotisme alimentaire » des grandes surfaces qui se seraient engagées à ne se fournir qu’auprès de producteurs français.

Commençons d’abord par affirmer que la question n’est pas d’être patriote mais conséquent d’un point de vue écologique et social. C’est à ce titre seulement que l’on doit défendre l’agriculture locale et de là – et sous certaines conditions – celle française. En effet, quand au supermarché on est face à l’étal de fruits, il est pertinent – si on peut se le permettre – de jeter son dévolu sur des kiwis français plutôt que sur des kiwis néo-zélandais alors même que ceux estampillés bleu-blanc-rouge sont plus chers : la proximité de leur lieu de production engendre une baisse de la pollution liée à leur transport. En revanche, il n’y a aucune raison légitime pour que l’on exhorte un.e Perpignanais.e qui fait son marché à “acheter français” lorsqu’il/elle a le choix entre un jambon breton issu de l’élevage intensif et un jambon ibérique produit par une petite ferme située à quelques dizaines de kilomètres de l’autre côté de la frontière pyrénéenne. Bref, acheter Français pour acheter intensif et surtraité, c’est du patriotisme capitaliste, pas un choix de consommation locale. 

Continuons ensuite en nous demandant pourquoi hors temps de crise les grandes surfaces ne sont pas déjà contraintes à vendre des produits issus de l’agriculture la plus locale possible. Et on peut même avec Bourdin (oui oui, tout arrive !) demander au ministre si on ne devrait pas « mettre à bas tous les grands traités internationaux qui nous obligent parfois, quand on n’a pas trop les moyens, à manger des poulets pas chers qui sont chlorés ? ». Mais évidemment nous n’avons rien compris, notre pensée n’est sans doute pas assez complexe… La faute n’est pas aux traités de libre-échange, nous dit Didier Guillaume, mais « à la mon-dia-li-sa-tion ». La mondialisation, ce nouveau mot-totem censé rendre compte de tous nos malheurs en dédouanant les responsabilités des dirigeants libéraux. Pourtant dans les faits, la mondialisation que l’on peut définir comme un processus de multiplication dérégulée des flux internationaux – y compris agricoles – n’est rien d’autre que la conséquence des traités de libre-échange. Mais sans doute qu’il doit être un peu difficile pour le ministre de le reconnaître, quand un mois tout juste avant que la crise sanitaire du Covid 19 atteigne la France, les député.e.s européens de son camp – Nathalie Loiseau en tête – ont voté pour le traité de libre-échange UE/Vietnam… sans se soucier des conditions de travail des travailleurs/ses vietnamiens ni de l’impact environnemental de l’explosion du trafic maritime mondial.

L’agriculture vue par Didier Guillaume

Derrière “l’exception agricole”, l’intensification de la concurrence.

Le ministre sort alors son joker : avec l’empressement du nouveau converti (ou du faux dévot), il prêche désormais pour l’instauration d’une « exception agricole » dans la mondialisation (20’10). Prenons-le au mot un instant et regardons ce qu’il propose. C’est vrai après tout ! Et si à la faveur de la pandémie, l’idée de sanctuariser les biens communs comme la santé ou l’agriculture atteint même nos têtes pensantes, ne faut-il pas s’en réjouir ? La réponse est évidemment non. Dans la bouche du ministre, cette « exception agricole » n’a rien à voir avec une régulation concertée des échanges mais consiste à pousser notre production en espérant qu’elle soit en mesure de concurrencer celles étrangères (20’00) . 

Or, l’expérience prouve déjà que ce genre de politique est une fuite en avant, égoïste et infructueuse. La recette est en effet toujours la même : on soutient à grand renfort de subventions l’agriculture nationale (l’option qui semble celle de Didier Guillaume), et/ou on place des barrières douanières de manière unilatérale sans négociations avec les partenaires commerciaux. Il en résulte des tensions internationales conséquentes tandis que les agriculteurs les plus faibles sortent toujours perdants. Dans les pays pauvres d’abord, les marchés nationaux sont inondés de produits agricoles importés contre lesquels les agricultures vivrières locales ne peuvent pas lutter.

Malgré quelques tentatives plutôt fructueuses, ces États, souvent pressés par le FMI et la Banque Mondiale d’ouvrir leurs frontières, ne sont en effet pas en mesure d’imposer aux puissances mondiales une “exception agricole dans la mondialisation” pour protéger leur production. Dans les pays riches, certains secteurs agricoles sont également balayés par la “compétitivité” d’autres puissances agricoles, compétitivité acquises évidemment en appliquant des normes sociales et environnementales très faibles. C’est ainsi que l’on peut comprendre les difficultés des éleveurs de porc bretons, mis en concurrence avec ceux allemands dans lesquels sont exploités des travailleurs détachés polonais ou roumains (Sur le sujet, on peut se tourner vers le documentaire d’Arte “Le vrai prix de la viande pas cher : pauvre cochon, riche affaire” (2017))

Sans mesure de l’Etat pour empêcher ce type de dumping social, il est vain de prétendre comme le fait Didier Guillaume, que l’on n’ira pas « chercher ailleurs » notre alimentation  « si nous sommes capables de (la) produire » … à moins d’abaisser à notre tour nos normes sociales et environnementales.

Le risque est donc réel d’une fuite en avant nationaliste de nos dirigeant.e.s au sortir de la crise sanitaire, appliquant à l’économie leur discours de va-t’en-guerre : l’extrême droite n’aura alors qu’à se baisser pour moissonner. Face à ce danger, il faut s’arrimer fermement à la prise de conscience actuelle de l’importance d’une relocalisation des activités économiques – de production de légumes mais aussi de masques ou de matériel médical – et, partant de là, exiger la régulation sociale et écologique des échanges.


Article signé Baptiste Vanhée