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Le 22 janvier dernier, les gendarmes sont entrés dans un collège situé en Moselle et ont arrêté, devant ses camarades, une enfant de 14 ans pour l’expulser ainsi que le reste de sa famille. La procédure était illégale, puisque les forces de l’ordre n’ont pas le droit d’entrer dans un établissement scolaire pour procéder à des expulsions, mais elle a eu lieu sans grande indignation politique ou médiatique. Dans la France de 2025, ça passe. 

40 ans plus tôt, Daniel Balavoine chantait “Si tu crois que ta vie est là / Ce n’est pas un problème pour moi”. et ce tube, “‘L’Aziza”, devient un énorme succès national.  En 1985, lorsque “l’Aziza” sort, Balavoine assiste à la montée d’un parti fondé par un ex-tortionnaire de la guerre d’Algérie et des anciens nazis. Révolté contre le discours anti-étranger qu’il porte, Balavoine écrit un hymne pour l’immigration qui, s’il sortait aujourd’hui, provoquerait l’ire des médias et de la plupart des politiques. 

Révolté contre le discours anti-étranger que le FN porte, Balavoine écrit un hymne pour l’immigration qui, s’il sortait aujourd’hui, provoquerait l’ire des médias et de la plupart des politiques. 

L’album “Sauver l’amour” contient certaines des plus grandes chansons de Daniel Balavoine, qui décède l’année suivante, en 1986. “Tous les cris les SOS”, sans doute l’une des plus émouvantes, parle de la solitude et de la détresse psychique. “L’Aziza” (qui veut dire en arabe “l’être le plus cher”) est quant à elle une réponse aux discours anti-étrangers et anti-immigration du tout jeune Front national. Dans cette chanson, Balavoine s’adresse à une jeune femme d’origine étrangère arrivée en France, et l’appelle à rester, si elle le souhaite.

Ta couleur et tes mots, tout me va

Que tu vives ici ou là-bas

Danse avec moi (Danse avec moi)

Si tu crois que ta vie est là

Ce n’est pas un problème pour moi

Le clip montre l’enfance et l’âge adulte d’une femme qui arrive en France, est poursuivie par une mystérieuse voiture de marque allemande, dont les phares ne cessent de surgir dans la nuit. L’intervention de Balavoine doté d’une guitare explosive met fin à ce harcèlement silencieux et sordide, celui de l’extrême-droite dont le discours pèse sur les étrangers arrivés en France.

On imagine Alain Finkielkraut hurler contre le rapprochement entre l’étoile jaune et le racisme subit par une jeune femme d’origine nord-africaine. On voit déjà Pascal Praud balancer ses lunettes de rage en commentant cet hymne simple en faveur de la liberté de circulation des personnes.

Cette chanson a eu un fort retentissement au moment de sa sortie. Son succès populaire s’accompagne d’un succès politique : Daniel Balavoine, membre de SOS racisme, tout juste fondée, reçoit le prix de l’association pour cette chanson. La mort du chanteur l’année suivante, à seulement 33 ans, donne à ce tube ainsi qu’aux autres chansons de l’album “Sauvez l’amour” une aura qui dure encore. 

Il est évident que les paroles de cette chanson, si elle sortait en 2025, provoquerait un tollé politique et médiatique : 

Et quand tu marches, le soir
Ne trembles pas
Laisse glisser les mauvais regards
Qui pèsent sur toi
L’Aziza, ton étoile jaune, c’est ta peau
Tu n’as pas le choix
Ne la porte pas comme on porte un fardeau
Ta force c’est ton droit

On imagine Alain Finkielkraut hurler contre le rapprochement entre l’étoile jaune et le racisme subit par une jeune femme d’origine nord-africaine. On voit déjà Pascal Praud balancer ses lunettes de rage en commentant cet hymne simple en faveur de la liberté de circulation des personnes (“Si tu crois que ta vie est là / Ce n’est pas un problème pour moi” : on ne peut faire plus simple et convaincant). Balavoine se ferait traiter de “woke bobo hors sol” par tous les titres du groupe Bolloré. Les petites filles voilées qui apparaissent au début de son clip ferait l’objet d’un “débat” enfiévré sur RMC. 

Bref, ce qui était une pensée répandue dans les cercles médiatiques et artistiques dans les années 1980 est désormais minorisée et stigmatisée. La “pensée unique”, c’est désormais être anti-immigration. Le “politiquement correct”, c’est de dire qui on veut expulser et comment. Quasiment plus personne n’ose, dans le débat public contemporain, dire que les populations dites “du sud” (des anciens pays colonisés) ont le droit de venir où elles veulent si elles en éprouvent le besoin, et que nous avons la possibilité de les accueillir sans les stigmatiser et les brutaliser. C’est une position absolument inaudible, puisque désormais toute la gauche marche sur des œufs quand elle en parle, quand elle n’y a pas carrément renoncée.

Quasiment plus personne n’ose, dans le débat public contemporain, dire que les populations dites “du sud” (des anciens pays colonisés) ont le droit de venir où elles veulent si elles en éprouvent le besoin, et que nous avons la possibilité de les accueillir sans les stigmatiser et les brutaliser.

Mais ce n’est pas parce que la chanson a de quoi contrarier le mouvement d’extrême-droitisation actuelle qu’elle est exempte de critique. Daniel Balavoine est un artiste qui a largement contribué au tournant humanitaire de la gauche, qui, au moment des renoncements sociaux de Mitterrand, s’est consacrée à une critique plus morale que matérielle des rapports de domination. L’association SOS Racisme, très proche du Parti socialiste, a permis de canaliser les revendications égalitaires de la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983 (renommée par les médias “marche des beurs”) et a placé la lutte antiraciste dans le giron de la gauche modérée pour plusieurs décennies. 

On pourrait dire que la chanson elle-même s’inscrit dans les rapports de domination existants : c’est un homme blanc, artiste riche venant d’un milieu aisé, qui dit à la femme arabe qu’elle a le droit d’être là. Le clip est chargé de clichés sur le Maghreb, la gestuelle et l’attitude de Balavoine y est clairement paternaliste, lui qui est acclamé à la fin du clip par des enfants arabes… Sa démarche pourrait être inscrite dans le concept de “sauveur blanc”, popularisé par l’auteur nigéro-américain Teju Cole en 2012 : 

“Le Sauveur blanc soutient des politiques répressives le matin, finance des œuvres caricatives l’après-midi et reçoit des médailles le soir.” Pour le Sauveur blanc, “le monde n’est rien d’autre que des problèmes que l’on peut résoudre avec de l’enthousiasme”.

Teju Cole

Daniel Balavoine s’est ému de la misère en Afrique sans questionner la dimension coloniale du Paris-Dakar, cette course qui lui a coûté la vie (il y est décédé lors d’un accident d’hélicoptère) et il a continué à soutenir François Mitterrand alors même que son mandat a plongé la gauche française dans plusieurs décennies de trahison, de renoncement et de collaboration avec l’ordre capitaliste, déjà bien amorcé en 1985. 

Malgré ces critiques nécessaires, “l’Aziza” peut réveiller en nous cette légitimité à dire que l’immigration peut, pour un pays vaste et riche comme la France, être possible. Entendre ce tube, sur Nostalgie ou ailleurs, permet de mesurer le terrain perdu à cause d’une gauche qui ne tient plus tête, sur ce sujet comme sur d’autres, et dont le discours défensif ne permet rien d’autre que des reculs. 


Nicolas Framont



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