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Nous avons tous déjà été en relation avec un travailleur ou une travailleuse de centre d’appel. Dans le ton de la voix, le sourire forcé, les formules de politesses exagérées nous pouvons deviner l’absence d’autonomie, les conditions de travail dégradées et l’absence de sens d’un tel emploi pour celui qui l’occupe. Bruno nous a écrit pour nous raconter ses années en centre d’appel, au début du développement de cette industrie terrible, symptôme de la façon dont le capitalisme dégomme les rapports humains à coup de privation de liberté pour les travailleurs et d’escroquerie pour les clients et usagers. Vous aussi, vous pouvez comme Bruno nous raconter vos expériences actuelles et passées d’un métier, nous livrer vos coups de gueule, de révolte ou d’espoir, en nous écrivant à redaction@frustrationmagazine.fr


En 2004, ça faisait déjà 15 ans que j’étais sur le marché du travail. Et après avoir enquillé la moitié des jobs non qualifiés sur cette planète, je me suis dit qu’un peu de stabilité professionnelle ne nuirait pas à mon bien-être. Taquinant un peu la chose informatique à mes heures perdues, ça me semblait une pas trop mauvaise idée de chercher dans ce secteur en pleine bourre.

En guise de premiers pas dans l’informatique, je dus me contenter d’intégrer la plateforme d’assistance technique du fournisseur d’accès Tiscali, sise à Bordeaux. Autant dire que ce genre de job représente le degré zéro de la technicité pour un informaticien.

Être le réceptacle humain du mécontentement légitime de consommateurs floués

L’arrivée sur le plateau me mit assez vite au parfum sur ce qui nous attendait. Un open space bondé, sans ventilation ni dispositifs d’isolation phonique, sans aucune séparation entre les postes de travail équipés d’ordis cacochymes. Au milieu trônait le poste de la vigie, petit prince de ce micro-royaume qui sentait fort de sous les bras (quasi exclusivement masculin) surveillant nos sacro-saintes DMC (Durée Moyenne de Communication) et régentant jusqu’au moment où nous pouvions aller répondre à l’appel de nos besoins naturels.

Le taf consistait à être le réceptacle humain (mais clairement pas vu comme tel par Tiscali) du mécontentement légitime de consommateurs souvent floués par un produit de qualité médiocre et des méthodes confinant parfois à l’escroquerie, notamment en abonnant des gens à leur insu.

On leur répondait au mieux, leur fournissant parfois la solution mais échouant la plupart du temps à maintenir l’illusion qu’on était là pour VRAIMENT les dépanner, pour résoudre durablement leurs problèmes de connexion.

Les clients attendaient en général 10 à 20 minutes avant que nous prenions leur appel. Autant dire qu’ils étaient déjà souvent bien tendus quand on décrochait. On leur répondait au mieux, leur fournissant parfois la solution mais échouant la plupart du temps à maintenir l’illusion qu’on était là pour VRAIMENT les dépanner, pour résoudre durablement leurs problèmes de connexion.

La cerise sur ce gâteau moisi, c’était la coupure audiotel. Mise en place par France Télécom à l’époque glorieuse des 08 afin d’éviter qu’un môme appelant le père noël sur un serveur domicilié à Valparaiso laisse le combiné décroché et qu’une semaine après ses parents soient obligés d’annuler les vacances au camping des flots bleus pour payer la note, cette déconnexion automatique après 30 minutes nous débarrassait de plus d’un appel épineux.

Mais le client lui, repartait dans la boucle encore plus énervé, et celui d’entre nous qui le récupérait ne passait pas un bon moment… Des appels, on s’en bouffait 50 à 60 par jour. Il arrivait que cela se passe bien mais ça n’était clairement pas la norme. D’ailleurs mon tout premier fut un gars qui m’appelait d’une cabine téléphonique « pour ne pas réveiller sa mère » et qui prit assez mal le fait que je ne puisse pas le dépanner puisqu’il n’avait pas le modem à côté de lui. Il m’invita donc à aller aimer la mienne de génitrice, questionna mon hétérosexualité et promit de me retrouver pour un échange que j’imaginais particulièrement cordial. Le ton était donné.

Convention collective non respectée, syndicaliste intimidé…

En plus de ces conditions de travail optimales dans un cadre idyllique, il y avait la gestion du temps de travail due à la nature de nos contrats annualisés, qui rendaient possible que l’on enchaine 8 jours d’affilée dans cette essoreuse mentale. Les jours de repos suivants ne (me) servaient qu’à récupérer nerveusement.

Sur des horaires de 14 heures à 22 heures, avec travail le samedi et le dimanche, normalement on devait palper un salaire majoré mais pas là. Les conventions en vigueur, Tiscali se torchait avec. Et les pouvoirs publics regardaient ailleurs. Tu comprends, une boite qui emploie pas loin de 300 personnes, tu ne vas pas venir les embêter avec des broutilles comme des conditions de travail infectes, des salaires de misère ou tout simplement le respect de la loi. Ils pourraient te menacer de se barrer.

Le point de rupture avait été un soir à la météo orageuse où après un enchainement de clients furax, j’avais décidé de m’autoriser une pause pipi sans passer par une demande de permission au superviseur

D’ailleurs, le seul délégué syndical (SUD) de la boite qui s’était battu pendant 3 ans pour faire respecter la convention Syntec, se prenant des coups de pressions à peine dignes de p’tits gangsters à la ramasse (genre appels muets en pleine nuit ou crevage de pneus d’ta caisse) avait malgré tout réussi à trainer la boite au tribunal administratif. Celui-ci l’avait condamnée, en gros, à respecter la loi, avec une amende symbolique. Bref les gros yeux et une petite tape sur les doigts. 6 mois après ce verdict, Tiscali, devenu entretemps Alice (Wouhou), fermait la plateforme.

Perso ça faisait un bon moment que je m’étais barré. Le point de rupture avait été un soir à la météo orageuse où après un enchainement de clients furax, j’avais décidé de m’autoriser une pause pipi sans passer par une demande de permission au superviseur. Lequel se fit un point d’honneur à faire respecter la règle et tenta de s’interposer entre moi et les toilettes. Une explication fort tendue plus tard, tout en me soulageant, je décidais de ne pas rempiler pour un 3ème CDD.

Après ce qu’on qualifierait aujourd’hui de (mini) burnout, je décidais de retenter ma chance dans un centre d’appels, cette fois pour l’opérateur historique, France Télécom (Wanadoo à l’époque). Le contraste avec Tiscali fut d’emblée saisissant.

Déjà la formation technique, solide, de 3 semaines, délivrée par des vétérans lignards reconvertis à l’internet, avec mise au parfum approfondie sur l’ensemble de la chaine ADSL et initiation à tous les outils maisons pour pouvoir intervenir sur chaque étape de la connexion. Je sortis de là en me sentant un peu plus technicien. On sous-estime trop souvent dans le monde merveilleux de l’entreprise combien il peut être important (et intéressant) de valoriser les salariés.

L’arrivée sur le plateau fut tout aussi (plaisamment) surprenante pour quiconque était passé par Tiscali (ou tout autre centre d’appel du même acabit). Ça sentait le neuf, il y avait de l’isolation phonique, des ordis de compète et on n’était pas entassés les uns sur les autres. Et quand le chef du plateau nous expliqua que la DMC, il s‘en tapait et ce qui importait c’était de dépanner le client, qu’on ne le lâchait pas tant que son problème n’était pas résolu, que s’il y avait coupure audiotel on les rappelait (Ils en étaient souvent surpris), j’étais à deux doigts de me pincer pour vérifier si je ne rêvais pas.

Les dégâts de la transformation de France Télécom en Orange

Bien sûr, un plan aussi (quasi) parfait ne pouvait pas durer. Il fallait bien quelques encravatés avec une machine à calculer entre les oreilles pour venir saloper tout ça. Dans ma 2ème année de contrat chez FT, s’enclencha un « rebranding » (dans le cadre du tristement fameux plan Next). D’après les marketeux, France Télécom c’était pas cool, Wanadoo ringard, Orange ça causait plus aux consommateurs.

Au-delà de ces considérations en terme d’image, il s’agissait surtout d’un bouleversement de la culture de l’entreprise. Exit la logique de service public (qui avait déjà pas mal morflé) et bonjour la pression du chiffre et le management toxique qui va presque systématiquement avec.

Vous vous rappelez de la vague de suicides chez Orange, ben j’ai vu le début de cette saloperie, commençant à bas bruit, avec en surface des éléments de langage puant la corporate bullshit, mais dans les faits des mutations (contre leur gré) de technos dans des boutiques, des placardisations de lignards ultra compétents mais pas compliants avec les nouvelles logiques, j’en passe et des plus dégueulasses. Des centaines de gens dont le cadre de vie professionnelle a été chamboulé du jour au lendemain au nom de logiques commerciales dont ils ne percevraient jamais les bénefs ! 

Sur le plateau, le changement de logiciel se fit sentir assez rapidement. Les superviseurs à la sauce FT qui connaissait leur affaire furent progressivement dégagés au profit de jeunots venus des centre d’appels mobile Orange. Les yeux rivés sur la DMC et obsédés par les trames, les éléments de langage valorisant la marque que nous devions absolument caser dans nos appels, ils ne manquaient jamais une occase de nous rappeler que nous étions « un centre de coût et non de profit ».

Des centaines de gens dont le cadre de vie professionnelle a été chamboulé du jour au lendemain au nom de logiques commerciales dont ils ne percevraient jamais les bénefs

On nous demandait donc entre autres de limiter le rappel des clients. Et à nouveau le dépannage devenait secondaire. L’important était que l’on coûte le moins cher possible. Le sommet de la dégueulasserie fut pour moi atteint quand je réalisais combien nous, intérimaires, étions utilisés par Orange contre les CDI et fonctionnaires de France Télécom.

Sur le même plateau, les managers n’avaient de cesse de nous mettre en concurrence. D’un côté des précaires, entre 20 et 30 ans, passés pour la plupart à la moulinette des centres d’appels où la DMC est reine et rompus à ses pressions absurdes, de l’autre des gens entre 40 et 50 piges, souvent des dizaines d’années de boite soudain enjoints sans ménagement à adopter une nouvelle culture d’entreprise qui contredisait tout ce qu’ils avaient connu jusque-là.

Quand je reçu un beau matin une réponse favorable de l’AFPA, pour une formation qui allait m’offrir la possibilité de décrocher le précieux sésame d’un diplôme, je décidais que l’heure était venue pour moi de quitter Orange et son centre d’appel de Bordeaux qui sentait le Titanic au ralenti.

Je me fis la promesse de ne plus jamais travailler dans un centre d’appel.