Pour disqualifier et déconsidérer toute tentative de critique de l’ordre établi, de leurs institutions néolibérales et de leur domination économique et sociale sur nos vies, les bourgeois – via les journalistes, éditorialistes, intellectuels acquis à leur cause – accusent leurs détracteurs de “complotisme”…
Vous les avez sûrement déjà vus, lus ou entendus. Des reptiliens aux ovnis, qui seraient aux commandes de notre planète, en passant par la croyance en la Terre plate, de nombreuses théories du complot pullulent sur internet. Souvent grossières et caricaturales, elles sont étiquetées par les journalistes et les intellectuels spécialistes de la chasse au complotisme et conspirationnisme de la même manière que des complots bien réels. Par exemple, la Central Intelligence Agency (CIA) a effectivement contribué à renverser des régimes démocratiques pour servir les intérêts étatsuniens : les archives déclassifiées ont montré sa participation indirecte dans le coup d’État contre Salvador Allende et son soutien à la dictature d’Augusto Pinochet. Les affaires de conflits d’intérêts alimentent la défiance envers les responsables politiques et les dirigeants des grandes entreprises, et pour cause. Ces situations, dans lesquelles les intérêts personnels d’un agent public influent sur les décisions qu’il prend dans le cadre de ses fonctions officielles – qui sont bien entendu illégales et donc menées secrètement –, secouent régulièrement l’actualité : rien qu’en France, on peut citer les affaires Woerth-Bettencourt, Cahuzac, Médiator, Clearstream…
Chaque année, l’observatoire du conspirationnisme, créé en 2007 par Conspiracy Watch, nous délivre un sondage pour démontrer à quel point les Français sont complotistes. En 2019, à leur “enquête ” mensuelle s’ajoute le constat que les pauvres ainsi que les jeunes seraient les plus touchés par le conspirationnisme. Nous sommes en plein mouvement des Gilets jaunes, souvent accusés de tomber dans le complotisme. Mais serait-ce du complotisme de contextualiser ? “Les seniors sont moins concernés. Mais tout ça est corrélé au niveau de diplôme (les diplômés du supérieur sont moins poreux que ceux qui n’ont pas ou que le bac), au niveau de vie (plus on fait partie des défavorisés, plus on adhère à ce type de contenus) “, explique ainsi Rudy Reichstadt sur France Inter. Il ressort également de cette étude une résistance au complotisme chez les Français qui ont voté Emmanuel Macron à la présidentielle de 2017, tandis que l’électorat de Jean-Luc Mélenchon, de Marine Le Pen ou de Nicolas Dupont-Aignan serait davantage sensible aux théories conspirationnistes.
S’il y a bien un naïf pour se laisser berner par ce type de sondage, c’est le journaliste. Par un mimétisme navrant, beaucoup se sont engouffrés dans la brèche, à rabâcher bêtement les conclusions de l’étude : “Le fléau du complotisme en France : une menace pour notre démocratie”, titre le quotidien régional La Dépêche ; “Sondage sur le complotisme : 4 enseignements à tirer”, s’inquiète Le Journal du dimanche. Pourtant, il leur fallait seulement cinq petites minutes afin de questionner par téléphone Rudy Reichstadt sur sa méthodologie douteuse. En effet, certaines de ces théories n’étaient pas toujours connues des sondés avant l’enquête, les sondés ne se sont pas vu proposer de réponse “je ne me prononce pas”, le jugement sur la “compromission des médias” était jugé tout aussi complotiste qu’une enquête sur les traînées blanches des avions, empêchant toute critique structurelle des médias…
Certains journalistes n’hésitent pas à conclure, comme sur France Inter: “Une enquête qui montre une nouvelle fois que les Français sont de plus en plus perméables aux théories complotistes et notamment les jeunes adultes.” À force de tout mélanger, les journalistes eux-mêmes ont souvent peur d’être taxés de complotisme. Cela se double d’une confiance mimétique et aveugle envers nos institutions. Plus empressés d’apporter les lumières de la raison (d’État) aux “imbéciles” (terme utilisé par Rudy Reichstadt dans son dernier livre) que d’enquêter et d’analyser, ils sont souvent passés à côté de véritables mensonges d’État.
C’est précisément ce qui s’est passé lors de la crise sanitaire du coronavirus. Des journalistes chevaliers blancs se sont lancés dans de vastes campagnes de chasse anti-“fake news”, sur la base d’interrogations parfois légitimes du vil peuple, mais également d’obscures vidéos internet méconnues qui gagnaient, par conséquent, en publicité gratuite. Exemples, sur France Info : “Ces théories du complot qui connectent la 5G et le coronavirus” le 11 mai 2020, ou encore “Info ou intox : quand des complotistes doutent de l’existence du Covid-19”, sur France 24, le 22 avril 2020.
Or, oui, le gouvernement nous a bel et bien menti lors de la crise du coronavirus. Notamment au sujet des tests, comme l’affirme sur France 3 début mai, soit deux mois après le début du confinement, le professeur Philippe Froguel : “Dans l’histoire des tests, tout le monde ment. Des directeurs d’hôpitaux à Emmanuel Macron en passant par la direction générale de la Santé ou Olivier Véran. On nous dit qu’on fait actuellement 250000 tests par semaine alors qu’on sait que c’est plutôt 120000 à 140000. On nous dit qu’on va en faire 700000 à partir du 11 mai alors que c’est impossible .” Quant aux masques, déconseillés au prétexte de leur prétendue inefficacité, ils se sont retrouvés recommandés, voire obligatoires dans certains lieux, quelques semaines plus tard : la manœuvre, qui relève également du grossier mensonge d’État, visait à dissimuler l’incompétence d’un gouvernement pris en défaut : jusqu’aux débuts de l’épidémie, il continuait à détruire ses stocks de masques…
Faire passer des “décryptages” et des experts libéraux pour neutres
Dans la plupart des médias généralistes, rester “objectif” ou, pour les plus malins qui ont compris que l’objectivité n’existe définitivement pas, le plus “neutre” possible est une règle d’or. Alors, on transforme son opinion en fait objectif et son idéologie en présupposé technique. Dans de nombreux articles de presse, on note la présence “d’experts” qui délivrent un “décryptage ” économique aux journalistes, ignorant toutes les spécificités idéologiques du monde qui les entoure à force de le “factualiser” à outrance. Le vocabulaire présenté comme “neutre” est en fait celui du patronat, au détriment des salariés ou des syndicats : “assouplir” les 35 heures, baisser les “charges sociales”, “permettre” aux salariés de travailler plus longtemps…
L’Institut Montaigne, groupe de réflexion libéral et soutien de Macron en 2017, proposait en ce sens, dans une étude publiée quelques jours avant le début du déconfinement du 11 mai, de supprimer en partie les congés payés des salariés pour relancer l’économie. Accueilli en très grande pompe dans de nombreux médias généralistes, de BFM TV à la presse régionale (Le Midi libre), l’institut n’était jamais présenté clairement. Dans le meilleur des cas, sa tendance libérale était évoquée mais, d’une manière générale, sa composition, où l’on constate une présence patronale forte en son sein, absente. Cet institut est pourtant dirigé depuis 2015 par Henri de Castries, ex-patron d’Axa et soutien de la campagne de François Fillon en 2017. Serait-ce “complotiste ” de le préciser ?
“Eviter le complotisme” et faire passer les institutions comme les seules sources légitimes
De la même façon, nombreux étaient les journalistes de médias généralistes àne pas croire aux violences policières, et notamment qu’elles puissent être le souhait de l’État lui-même, en témoignent les importantes commandes de lanceurs de balles de défense (le “LBD”, dont l’Europe et l’ONU condamnent l’usage) qui auront blessé bien des Gilets jaunes au visage. Par exemple, on apprenait le 26 décembre 2019 par Le Canard enchaîné que le ministère de l’Intérieur avait commandé plus de mille deux cents nouveaux LBD. Les violences policières, dans les banlieues ou en manifestations, sont longtemps restées cantonnées dans les médias généralistes à la rubrique “faits divers”, qui, par définition, dépolitise les faits. Ce n’est que depuis que cette violence a dépassé le cadre des banlieues pour s’afficher de plus en plus impunément dans les manifestations, notamment de Gilets jaunes et contre des journalistes, que les médias ont timidement modifié leur traitement journalistique. Avant, ils auraient eu bien trop peur de passer pour des complotistes… ou peut-être qu’ils ne voyaient tout simplement pas ces violences.
Le 1er mai 2019, des manifestants se sont retrouvés dans l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, soi-disant pour le saccager et perturber le travail des soignants, selon le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner. Les médias lui ont emboîté le pas : sur France Info, seuls les propos de la directrice de l’hôpital étaient pris au sérieux, et on reçoit le directeur général de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris Martin Hirsch seul, alors qu’il n’était même pas présent sur les lieux. La boucle est ainsi bouclée : on légitime des personnes qui cautionnent et provoquent la casse sociale de l’hôpital public et qui inventent une casse physique afin de décrédibiliser un mouvement social en cours.
Dès le lendemain, les faits ont été contestés par le personnel hospitalier lui-même, face à des micros-télé de chaînes d’information en continu interchangeables. Le discours est le suivant : les manifestants se sont réfugiés dans l’hôpital pour fuir la violence en roue libre des CRS et n’ont absolument pas provoqué le moindre débordement au sein de l’hôpital. Ce journalisme de préfecture renforce chez la plupart des gens un sentiment de “défiance” : seulement trois personnes sur dix interrogées dans le cadre d’une enquête Sciences Po-Cevipof annuelle début 2020 déclarent avoir confiance dans les médias. Un sentiment qu’ils n’auront de cesse de blâmer à longueur de reportages, d’analyses et de cours d’éducation aux médias, sans jamais interroger leur rapport aux sources institutionnelles, leurs biais cognitifs et sociologiques, ainsi que les structures médiatiques contraignant l’exercice de leur profession (manque de temps, course à l’audience, milieu concurrentiel, précarisation croissante d’une partie de la profession, etc.).
Cacher le fonctionnement complotiste de l’exercice du pouvoir par les dominants
Dans toute la masse des “enquêtes” et autres “dossiers ” journalistiques qui traitent, sur le mode de la déploration alarmiste, de la prolifération complotiste, jamais un mot n’est écrit sur le conspirationnisme des dominants, qui crient au complot lorsque le moindre de leurs intérêts se retrouve menacé.
Les banlieues se révoltent ? Les élites convoquent le complot de la “cinquième colonne musulmane”, qui menacerait les quartiers populaires (désignés comme “sensibles”, également durant l’Algérie coloniale) et leur intégrité. Les Gilets jaunes risquent de nuire à leurs intérêts matériels, à force de manifester leur colère ? Elles laissent entendre que c’est la Russie qui tire les ficelles pour qu’ils déstabilisent notre pays : de faux comptes Twitter, destinés à amplifier la contestation des Gilets jaunes, auraient été créés par le Kremlin. Cette allégation, avancée par le Times et l’agence Bloomberg, a été reprise en chœur par certains médias et Emmanuel Macron lui-même.
Dans notre imaginaire collectif, le groupe de Bilderberg évoque l’idée de complot, tout comme, en France, les fameux dîners du Siècle. Le Siècle est une association loi de 1901 fondée en 1944 par d’anciens résistants autour d’un journaliste, Georges Bérard-Quélin. L’objectif ? Faire se rencontrer les “élites” pour mieux se connaître, au-delà du clivage gauche-droite, au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Le club regroupe des dirigeants politiques, économiques, culturels et médiatiques français encore aujourd’hui. Le conseil est composé de quinze ou seize personnes choisies par cooptation et la cotisation annuelle de membres est de 160 euros. Ce dîner a lieu dix fois par an et le dernier s’est déroulé le 26 février 2020 au cercle de l’Union interalliée, au 33, rue du Faubourg-Saint-Honoré, dans le 8e arrondissement de Paris. Dans ces dîners du Siècle, organisés par groupe de huit avec un chef de table, on peut croiser des universitaires comme l’économiste libéral Élie Cohen, habitué du plateau de “C dans l’air”, des hauts fonctionnaires tels que Jean Pierre Jouyet, des personnalités politiques, Martine Aubry, Jean-Pierre Chevènement, Emmanuel Macron, Alain Juppé, ou encore Guillaume Pepy, ex-PDG de la SNCF, Philippe Wahl, PDG de La Poste, beaucoup d’inspecteurs des finances, des journalistes comme Patrick Poivre d’Arvor ou Anne Sinclair…
Le Siècle est relativement connu même si assez peu documenté. Rien de vraiment secret, de caché, en somme, si ce n’est la liste officielle à récupérer, ou encore les objets précis de certaines discussions, en interne. Ainsi, lorsque l’on questionne l’existence de cette réunion, des journalistes bondissent de leur siège : “C’est du complotisme !”, parfois avant même de critiquer un mélange des genres problématique d’un point de vue déontologique. Dans un article d’avril 2018 intitulé “Laurent Joffrin se rend-il toujours au dîner du Siècle ?” sur le site CheckNews de Libération, le directeur de publication du quotidien confirme ne plus s’y rendre mais tente de justifier ses présences passées : “Parce que je pensais, à l’époque, que ce n’était pas inintéressant de croiser des hommes politiques, des écrivains, des patrons.” Mais alors, pourquoi avoir arrêté de s’y rendre ? “J’en avais épuisé le charme”… discret de la bourgeoisie.
Ne pas renoncer à dénoncer le pouvoir bourgeois par peur de “tomber dans le complotisme”
Dans la mesure où rien de précis ne filtre de ces dîners, on peut supposer que des choses doivent s’y dire, voire s’y décider. Ça complote ? Peut-être. Mais la marche capitaliste néolibérale et la domination bourgeoise existeraient avec ou sans le Siècle. Il n’est finalement qu’un symptôme relativement grossier, une démonstration de leur puissance, de leur pouvoir en réseaux, au mieux, et de leur hégémonie écrasante, de leur sentiment d’appartenir à une caste-classe, au pire. C’est ici, entre autres, que des liens se tissent ou se renforcent, à l’instar des rallyes bourgeois.
Communautarisme ? Nous y sommes bel et bien. Mais cela n’a rien de nouveau : nos élites complotent et elles l’ont toujours fait dans l’Histoire, pour conserver leur pouvoir, et n’hésitent pas à mentir allégrement pour dissimuler des erreurs. Il est essentiel de le dire car, à force de prendre des précautions, on laisse aux racistes de tout poil et autres paranoïaques délirants le monopole de la description de l’oppression politique, économique et sociale, d’Alain Soral à Dieudonné en passant par Thierry Meyssan. Si l’on retire aux gens la possibilité de critiquer des dominants qui méritent perpétuellement de l’être, alors on les obligera à aller chercher cette critique ailleurs, sur ces sites qui évoquent reptiliens, chemtrails et ovnis, et qui résument grossièrement la domination des puissants à un seul grand dessein plutôt qu’à la multiplicité de leurs gros profits.
Cet article est un extrait de notre livre “La guerre des mots, combattre le discours politico-médiatique de la bourgeoisie” par nos co-rédacteurs en chef, Selim Derkaoui et Nicolas Framont. Illustré par Antoine Glorieux. 17 euros, à commander sans frais ici :