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“Les gens ne s’entraident plus” ; “j’ai décidé de ne m’occuper que de moi-même, parce que personne ne m’a jamais aidé dans ma vie”, ou encore, “pour vivre heureux, vivons seuls, et surtout, cachés !”. Qui n’a jamais entendu ces poncifs ? Ces discours ne sont pas sans lien avec le brouhaha médiatique et journalistique ambiant, qui chaque jour instaure dans les esprits la naturalisation d’une perpétuelle défiance à l’égard de ses semblables : les sujet sur les serial killers abondent (du coup, on se méfie de n’importe qui, même de son voisin ou de sa belle-mère !) ; les fous dangereux tueurs côtoient d’autres faits divers sordides sur les agressions physiques en pleine rue. La prétendue montée de “l’ensauvagement”, sans cesse rabâchée par les chiens de garde droitiers de CNEWS et BFMTV (“fake news”, comme le montre cet article), participe de ces mêmes effets de transformation du réel visant à avoir naturellement peur de l’autre.

Les films et séries de science-fiction post-apocalyptique contribuent symboliquement à cette défiance : les zombies (symboles paroxystiques de l’autre comme monstre en puissance) sont combattus par le “chacun pour soi” des héros, plus que par leur entraide et la coopération, alors que l’on sait anthropologiquement qu’en cas de catastrophe naturelle ou de guerre, les êtres humains ont tendance à s’entraider spontanément. Ces imaginaires donnent vie à des véritables “survivalistes” (des guignols qui apprennent à leurs gosses à manier des armes de guerre et construisent des bunkers pour leur propre petit confort post-atomique) et participent à rendre performatif le mythe bourgeois d’un homme fondamentalement égoïste. Une pensée née au XVIIIe siècle avec les Lumières, et qui a donné naissance à l’individu libéral par essence : l’homo oeconomicus, celui qui bosse dur pour arriver à ses fins (en écrasant les autres s’il vous plait) pour se faire une “place” dans la société. Bref, aujourd’hui, l’homo macronicus par excellence. Et pourtant… 

Dans ce village de la Sarthe, les homo oeconomicus aux abonnés absents

L’histoire que j’aimerais vous raconter, le déménagement de mes parents il y a quelques années dans un village de Sarthe, quittant Paris pour des raisons économiques (qui peut vivre à Paris maintenant à part les cadres et les héritiers ?), va à l’encontre de ces discours dominants. Par le biais d’un mémoire d’anthropologie, j’ai observé leur nouvelle vie avec des gens du village. Ensemble, ils ont noué une entraide économique où l’amitié et le travail informel participent à les autonomiser du monde du travail capitaliste et de ses humiliations quotidiennes. En prenant soin les uns des autres, par la débrouille et les échanges de service, ils ont créé un collectif de village, à l’abri des regards, où le partage et l’affection priment sur la défiance et le chacun pour soi. Mon enquête montre une forme de “déjà-là communiste”, des modes de vie alternatifs au capitalisme, pour vivre et survivre autrement et bien mieux, en travaillant pour soi et ses proches : par leur vie quotidienne banale, ces gens sont des témoins extraordinaires : ils luttent à leur manière contre le capitalisme et montrent le chemin d’un autre modèle politique, basé sur le partage et la confiance. Je vous propose de vous emmener avec moi dans leur monde, le temps d’un printemps, en Sarthe. Voici leur histoire. 

La demeure de mes parents (ma grand-mère devant la maison)

2015. Là où mes parents emménagent, c’est une demeure humide et froide l’hiver, bien qu’agréable l’été par ses pierres de taille épaisse (la maison a au moins 400 ans). Non-isolable par manque de moyens financiers, elle contient pour unique source de chaleur un poêle en fonte qui trône dans une pièce centrale faisant office de lieu de vie multifonctions. Je l’ai appelée la « pièce du poêle », confortable alcôve au milieu de la Sarthe. Mes parents deviennent des « néo-ruraux » contraints, quittant Paris pour une nouvelle vie à la campagne, grâce à ce don de ma grand-mère, de cette maison de famille alors abandonnée. 

Ce n’est pas un désir de verdure qui les pousse à vivre à la campagne loin de tout, mais un poids sur leurs épaules qui grossit d’années en années : ils fuient à contre-coeur la capitale aimée, après être tombés dans une spirale de surendettements. Mon père profite de mesures de « restructuration » de la préfecture de Police où il travaille comme gardien de la paix (flic), pour devenir jeune retraité à cinquante-deux ans. La retraite de mon père est vue comme l’opportunité de partir plus tôt. Dès lors, impossible de continuer à payer le loyer de l’appartement. Ma mère trouve un travail dans leur quartier : gardienne de loge de parking. Mes parents dorment quelques mois dans cette loge, infestée de rats, où ils doivent surveiller un parking insalubre de HLM rempli de jeunes drogué.e.s et prostitué.e.s qu’ils doivent s’efforcer de déloger chaque jour. Cette belle occasion de devenir « libre », d’après les mots de mon père, met mes parents dans une situation de précarité nouvelle. De mon côté, j’effectue un service civique en Allemagne (horrible expérience, par ailleurs) puis m’inscris en licence d’anthropologie grâce à mon copain disposant d’une vie stable à Montpellier. Dans l’espoir que leur situation financière s’arrange vite, mes parents quittent leur emploi, et trouvent refuge en Sarthe dans un village peuplé de sept cent âmes, contenant une partie de mon enfance et de mes souvenirs.

La tondeuse chez mes parents (mon père, ma mère, Luc)

Au fil des mois suivant leur installation, ils se rapprochent de quelques habitants du village. C’est par le bois que « tout a commencé », me dit ma mère, les yeux brillants aujourd’hui. Luc, un bel homme de cinquante ans, l’accent fort (“un sarthois authentique !” me dit ma mère en riant) leur propose des provisions de bois de chauffage pour leur poêle. En échange de quoi, mon père lui sert du pastis. Et tous les jours, Luc reste à la maison et discute avec mes parents, avec son éternelle cigarette à la bouche et son verre de petit jaune, servi avec soin par mon père. Ces sociabilités deviendront rituelles. Peu à peu, mes parents rencontrent d’autres villageois, Renault, Franck, Gars Poy, Pat, Jordan… Autant d’hommes, célibataires, sympathiques, rieurs, avec qui mes parents aiment partager des bons moments. Avec leurs nouveaux amis, ils partagent des apéros dans leur jardin et chez les autres. Ils ont des sociabilités faites de relations d’amitié mais aussi d’échanges de service : des manières de se débrouiller, en dehors des liens monétaires, par le troc, les échanges d’objets et les menues bricoles…

Quand je me rends en Sarthe les années avant mon étude, je suis surpris par ces voix différentes, celles de personnes en proie à des difficultés sociales similaires à celles des Gilets jaunes (car je débute mon enquête en 2018). La France “invisible”. La question des fragilités me touche par mes parents et ma propre situation, celle d’un étudiant en proie à l’incertitude. Ma directrice de mémoire est intéressée par mon projet visant à étudier ces sociabilités et décide de m’accompagner. Leurs difficultés sont celles d’une France qui, employée ou non, travaille tous les jours et qui n’arrive pas à finir ses fins de mois.

La vieille Renault Laguna de Luc est mise à contribution pour emmener tout le monde au Super U, au Mans, au bistrot du village voisin, à la CAF, chez les amis et la famille…

Ghislaine, une aide-soignante, est la spécialiste de blagues grasses et sa joie de vivre enchante les assemblées. Elle parle peu de sa vie : elle s’occupe de son mari devenu tétraplégique à la suite d’un accident de la route, en cumulant un emploi à mi-temps d’AVS. Gars Poy, un plombier-chauffagiste, m’impressionne par son calme et sa bonhomie de Bouddha, malgré la récente expulsion de son logement : il dort alors à droite à gauche, chez des amis au village, vivotant d’échanges de services et de travail au black. Luc de son côté vient de divorcer et subit des pressions hiérarchiques à l’usine. Il a de graves problèmes d’épaule, l’obligeant à travailler à mi-temps, et ses enfants ne veulent plus habiter chez lui. Si leurs rires sont bonhommes, leurs visages ouverts et souriants, ces vies sont abîmées par les petites et grandes misères du monde. Lors des repas chez mes parents, devant le poêle, grâce à l’alcool anisé coulant à flots dans les panaches laiteux des fumées de cigarette, le caractère alors sourd de ces violences quotidiennes se dévoile grâce à la confidence : les divorces et les choses intimes, les emplois à l’usine fracassant les corps et les esprits se révélent alors à mes yeux. 

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Une pause au soleil devant la ferme (mon père et Luc)

Dans ce contexte de précarité invisible, Luc et mes parents ont des sociabilités qui s’opèrent sans discontinuer chaque jour. Je m’installe en 2019 à temps-plein au village, à l’aube d’un printemps, pour les observer de plus près. Sociabilité économique d’abord, c’est-à-dire des liens où l’entraide “met du beurre dans les épinards”. Avec le bois de chauffage qu’ils découpent, ils évitent d’en acheter dans le commerce. Ils s’entraident pour réparer leurs toitures abîmées par les tempêtes, et les covoiturages qu’ils s’échangent s’avèrent indispensables quand tout est éloigné de tout. Pour mes parents au début, les finances manquent pour réparer leur voiture (qu’ils donnent à ma sœur aînée, elle-même en profonde difficulté, entraide familiale oblige). La vieille Renault Laguna de Luc est mise à contribution pour emmener tout le monde au Super U, au Mans, au bistrot du village voisin, à la CAF, chez les amis et la famille… Luc perd son permis à cause d’un état d’ivresse nocturne. Mon père lui sert de chauffeur, six mois durant, pour le conduire à l’usine du Mans, évitant à son ami de perdre son emploi.

Avec Franck et Gars Pat, l’entraide consiste en des activités plus simples telles que planter des roses, ramoner le poêle, nettoyer la cheminée, ramasser les pommes, tondre la pelouse, tailler les arbres dans le jardin, réparer les vélos, rénover une partie de la maison, s’aider pour les démarches administratives en ligne… Sociabilité affective ensuite, cette entraide est motivée par le désintérêt et la gratuité, l’empathie et le soin. Les échanges de la débrouille sont décrits par des sentiments de dévouement, d’amitié et parfois d’amour à demi-mots  (« tes parents, je me dévoue pour eux ! », me dit Luc. Ma mère me chuchote : « Luc, c’est comme un oncle, une famille, pour moi, que j’aurais jamais eu… ». “Si tes parents étaient pas là, je serais mort”, me dit Franck !). A tâtons, par les gestes timides de l’amitié masculine, le pastis que mon père sert tous les jours à Luc est comme une caresse pour apaiser les souffrances de son ami et prendre soin de lui.

Un apéro chez Luc après une réparation de toît

« Ici on ne peut pas vivre comme des ours ! »

Ces échanges constituent un moyen très efficace et plus ou moins conscientisé de maintenir des liens sociaux quotidiens dans un village où les cafés et autres lieux de rencontre n’existent plus : les façades des deux anciens cafés du bourg sont couvertes de ronce et de lierre, et les vieilles enseignes défraîchies témoignent des sociabilités révolues du passé. L’entraide est une manière de ne pas sombrer dans la solitude. Ici, le monde du travail, les associations, la famille, l’école, ne socialisent pas/plus mes parents ni leurs amis (les associations sont souvent réservées aux CSP+). Il est difficile de nouer des liens quand on perd son travail, quand on a divorcé, quand les enfants sont partis, quand on n’a pas accès à la ville, faute de voiture et de moyens financiers. La solitude et l’isolement gagnent vite et précarisent. Mes parents n’ont ni emploi ni relations sociales au village quand ils s’y installent. A corps perdu, ils se jettent dans l’entraide avec Luc qui leur propose son aide, et la réciproque est vraie : mes parents ont sauvé Luc ! De son côté, l’homme était en situation précaire : sa condition de nouveau célibataire suite à son divorce fragilisait ses finances alors mutualisées par le couple. Le départ de ses fils chez leur mère, et ses problèmes hiérarchiques à l’usine l’avaient conduit à l’incertitude du lendemain et à l’exclusion sociale. Quand il se noue avec mes parents, il a encore quelques “liens de bois” avec ses amis du village : ce sont des travaux d’entraide, de découpe du bois, fait dans la joie et la bonne humeur, entre plusieurs pastis et pousse-cafés.

Mais ces relations se sont amoindries par les lourdes charges qu’il transporte chaque jour à l’usine et qui ont affaibli son corps d’ouvrier, le cloitrant de plus en plus chez lui. En rencontrant mes parents (“comme un tsunami”, me dit mon père, témoignant de la rapidité de cette rencontre qui changea leur vie du tout au tout), il les aide financièrement et trouve un moyen « d’exister » par la relation humaine.

Comme Luc et mes parents, l’entraide, pour Franck, Gars Pat et Gars Poy, d’autres hommes cinquantenaires célibataires du village, leur offre des lieux et des espaces de sociabilités indispensables à leur bien-être psychologique et économique, deux faces d’une même médaille. Aussi lorsque Gars Poy et Ludo viennent tondre la pelouse de mes parents, les soirées qui s’ensuivent sont symboliques : les dons de repas dans les rires et la bonne humeur se confondent avec un troc, avec un échange monétaire…  Les hommes et les  femmes trinquent en cœur, dans une forme d’amitié qui frôle toujours le besoin économique, que mon père exprime en catimini par cette phrase : « ici on ne peut pas vivre comme des ours ! ». Sous-entendu, l’entraide est autant désirée, par les sociabilités qu’elle permet, que contrainte, par la précarité économique qu’elle sous-tend. Ma mère, témoin des longues absences de mon père chez ses amis hommes, et d’une intimité mise à mal par ces sociabilités quotidiennes chez eux, souffre en silence. 

Ma mère sous le saule pleureur…

Solitude féminine, alcool omniprésent : une sociabilité qui a un prix

La solitude de ma mère qui participe en retrait à ces liens d’entraide masculins (son propre statut de femme la met à part tout comme les rites de sociabilité masculine) illustre la place d’une femme isolée dans une campagne française. Elle est davantage seule que les hommes dans la mesure où elle n’a pas comme eux l’occasion de se lier par l’entraide physique, rare travail “en dehors du travail” valorisé socialement ici. Comme la mère de Jordan ou son ancienne amie Hélène, deux femmes cinquantenaires divorcées, beaucoup de femmes au village ne trouvent guère d’occasion de se rencontrer, en dehors de la famille et d’amitiés déjà construites. Difficile de se créer des espaces de convivialité strictement féminins. On est bien loin des liens sociaux entre femmes de jadis qui avaient lieu au lavoir, dans les champs, dans la vie de la maison (qui était aussi économique) et du soin aux jeunes et aux aînés.

Ces sociabilités ont disparu et les femmes de milieu modeste, quand elles travaillent dehors en campagne, le font dans les rares métiers pourvoyeurs d’emploi en dehors des grandes villes : ceux du soin, mal rémunérés, où elles ne rencontrent pas leurs collègues car ces métiers sont exercés en solitaire (femmes de ménage, AVS, aide-soignantes…). Pour autant, la place de ma mère est importante pour le rôle de confidente et d’amie qu’elle revêt auprès des hommes. Elle a été mon observatrice privilégiée de ces sociabilités masculines et m’a aidé à construire mon mémoire. D’ailleurs, elle déteste quand je lui dit que ces sociabilités sont établies par la précarité : “Florent, on est pas que précaires ! c’est plus que ça ! on s’aime, on est une famille, c’est tout !”. Il faut bien sûr garder la face (et donc se la voiler un peu) mais cette part d’affectivité est bel et bien centrale dans cette rencontre, avec ses amis.

La maison de mon enfance, mon terrain d’enquête

Les amitiés masculines, si elles ont pour conséquence des solitudes féminines, et participent à rendre l’alcool obligatoire (ce qui a des effets secondaires sur la santé, comme le cancer tout récent d’un des proches amis de mes parents, et la mort de Gars Poy suite à une maladie cancéreuse du foie incurable, et les problèmes d’hypertension de mon père), sont des espaces de confiance et de confidences masculins indispensables pour des personnages cinquantenaires en proie à la solitude.

Chez Franck, ils se “racontent leurs petites misères”, autour du bon whisky davantage que le pastis, ils parlent des enfants, des désirs de voyage, des problèmes quotidiens, des réparations de voiture et des frais bancaires outranciers quand on est à découvert, et des femmes, bien sûr, en regardant les photos de belles anonymes sur les applications de rencontre. La forte amitié entre hommes se dit autrement que par les mots, dans ces espaces de convivialité. Elle est difficile à exprimer à cause des normes de genre et se dit par l’alcool, donné et redonné sans cesse comme un geste de soin, et l’engagement quotidien de son corps obligatoire dans l’entraide (il faut sans cesse donner de soi, de son aide, de son temps, sous peine d’être mal vu et être l’objet de commérages, pour être accepté dans l’entraide).

Si les sociabilités ont des effets délétères sur la santé, le pastis est un symbole efficace pour exprimer des relations de travail qui se veulent horizontales : les rapports de domination et de déséquilibre (ceux de l’usine, du couple, des institutions comme la CAF ou Pôle Emploi) disparaissent au profit des rapports égaux de l’amitié et de la débrouille non-monétaire, signifiée par les apéros conviviaux arrosés et riants. Les travaux soudent les hommes et participent d’une dignité personnelle et collective : en travaillant ensemble sans le vivre comme un travail, en s’entraidant, en se rendant utile aux autres, ces personnes deviennent les véritables maîtres de leur temps. Sans injonction des patrons ni supérieurs hiérarchiques. Ces échanges de village contribuent à une quête de dignité affaiblie au cours de la vie, souvent par les patrons ou dans la famille. 

Pour reconquérir la reconnaissance perdue au travail, la sociabilité aide (mais suffit-elle ?)

 Luc dans le jardin de mes parents

Observons Luc qui se fait chaque jour harceler par ses patrons à l’usine d’abrasifs où il est employé depuis vingt ans au moins. Forcé de travailler à mi-temps suite à l’avis du médecin, il se fait inviter plusieurs fois par semaine dans le bureau blanc et propre de ses supérieurs, qui lui demandent des comptes. Il se fait licencier quelques mois après mon étude, bénéficiant d’une prime ridicule, et de l’AAH, Allocation aux Adultes Handicapés, grâce à mon père sachant un peu mieux manier l’outil informatique, contrairement à Luc, dyslexique (le web étant maintenant indispensable pour accéder au site de Pôle Emploi et aux autres aides sociales). Il se plaît à me montrer ses empreintes digitales temporairement disparues à cause du papier de verre qu’il manipule tous les jours. Ce sont surtout ses épaules qui me choquent et non le bout de ses doigts, certes étrangement lisses : selon lui, “elles s’effritent”, ses épaules, à cause des charges qu’il transporte à l’usine et du bois au village qu’il découpe “pour aider [mes] parents !”.

Luc qui clope

Tout n’est pas rose dans ce que j’ai observé : tout ceci n’est pas un beau roman, témoin de sociabilités oubliées de village qui rejailliraient dans le présent. D’une part car les logiques de ségrégation sociale structurent la vie actuelle des villages. Ici, les néo-ruraux aisés des pavillons en périphérie du bourg ont du mal à se lier aux anciens, aux “gars du coin”, et aux néo-ruraux contraints, les pauvres, mes parents. Ma mère me rappelle cette anecdote non sans une pointe d’ironie : leurs voisins (“les profs”) récemment installés « Et bien, ils lisent Télérama ! La postière s’est trompée de boîte aux lettres ! ». Une revue orientée « CSP+ » qu’elle aime beaucoup lire (et le dire à qui le veut, pour se valoriser socialement). Ainsi “les profs” ne côtoient ni Luc ni Gars Pat, ouvriers qui habitent à quelques pâtés de maison des fonctionnaires. 

D’autres zones d’ombres se cachent dans la lumière de la débrouille, comme lorsque Luc aide mes parents à corps perdu. Là, c’est « too much », me dit ma mère exaspérée devant le poêle, alors que Luc a passé la soirée chez eux et les a empêché de regarder un film sur les extraterrestres. Impossible de le mettre à la porte, sous peine de voir son aide s’arrêter net ! Son aide précieuse, il la fait savoir avec colère et fierté par ce tempérament assez fougueux qui le caractérise, qu’il doit à son caractère habituel mais aussi peut-être à l’alcool accumulé après des soirées trop longues : par ses dons qu’il décrit comme des sacrifices, il oblige ses amis à lui donner sans cesse, notamment de la reconnaissance. Selon ma propre idée des choses, il reprend le pouvoir sur sa condition sociale de dominé. Ses enfants lui reprochent implicitement sa position de classe, son accent, son corps d’ouvrier, par ce mépris probablement appris à l’école (« j’ai honte de mon père, de son manque de culture », me dit son fils Alexandre, qui a le même âge que moi). Les dons de son père, ou en tout cas vécus comme tels pour mes parents (« je me dévoue pour tes parents ! Et eux ? Rien ! Zéro ») constituent un moyen de montrer à ses amis qu’il existe. Il se sent utile et apprécié, quitte à fragiliser sa santé et aussi, paradoxalement, ses amitiés au village. Mais ses humeurs et ses colères participent à un attachement très fort de la part de ses proches  : Luc est “attachiant” ! me dit ma mère émue. Luc est vraiment le personnage central de mon mémoire. 

caf.fr (Luc et mon père)

Communisme is all around

Pour conclure, cette histoire nous montre une chose puissante : il existe des formes collectives en dehors du capitalisme, en France, et peut-être partout autour de nous. Il suffit juste de les observer et de tendre l’oreille. Une enquête révolutionnaire, dans sa triviale banalité, en ce qu’elle démonte l’imaginaire du “chacun pour soi” et de la défiance généralisée dont la bourgeoisie nous abreuve et que l’on pourrait être tenté de prendre pour donnée naturelle. Ici, l’autre n’est pas un ennemi, un serial killer ou encore un zombie-terroriste : c’est un compagnon de vie, un ami, une épaule sur laquelle on peut compter. L’existence de Luc et mes parents, et l’ensemble de leurs amis de village, est un pied de nez direct à l’imaginaire bourgeois de l’homo oeconomicus : l’entraide est le fruit de rencontres de hasard, entre milieux sociaux différents, mais montre l’existence d’un “déjà-là” où la coopération prime sur la défiance : c’est un penchant naturel des êtres humains que de porter attention et d’aider les autres. Osons le dire, c’est une petite société communiste, à petite échelle bien sûr, car nous avons affaire à une entraide structurée par l’horizontalité des rapports sociaux et la mutualisation des objets et des services dans un village, où la relation d’amour et d’amitié, la sociabilité, priment sur la valeur marchande des biens échangés. L’entraide est ici fabriquée de bric et de broc. Elle participe à autonomiser des personnes structurellement dominées et les rendre fières de ce qu’elles font et sont. 

Si l’entraide que j’ai observée n’a rien de politique ni de militant, c’est de la politique au sens noble, car ces gens prennent leur vie en main dans une forme d’auto-gestion populaire

Leurs dons et contre-dons sont un prémisse à un système communiste de plus grande envergure. Ce n’est pas un hasard si l’anthropologue Marcel Mauss, qui m’a aidé à comprendre le don et le contre-don en Sarthe (il a étudié ce système chez les Indiens d’Amérique et les Océaniens au début du XXe siècle, dans Essai sur le don), a contribué aux idées à l’origine d’une Sécurité Sociale à la française. Actuellement, le don et contre-don font germer d’autres idées novatrices : Bernard Friot, économiste et sociologue qui défend l’idée d’un salaire à vie, réfléchit à comment élargir la Sécurité Sociale à toute la société, pour vivre en dehors du capitalisme. La vie de Luc et mes parents dans un village de Sarthe, à des lieues des centres de pouvoir, constitue un exemple concret d’un refus au chantage à l’emploi capitaliste : on préfère se mettre en pré-retraite plutôt que de continuer à se faire marcher sur les pieds par des supérieurs, quitte à perdre en confort de vie. On préfère toucher l’AAH et travailler à l’usine à mi-temps et perdre une grosse partie de ses revenus, plutôt que de se faire humilier par ses patrons. Malgré les effets secondaires de l’entraide que je vous ai racontés (alcool, place des femmes, sociabilités prenantes), on préfère se débrouiller ensemble, on préfère travailler, pour soi et les autres qu’on aime, sans produire de la merde pour le capitalisme.

Si l’entraide que j’ai observée n’a rien de politique ni de militant, c’est de la politique au sens noble, car ces gens prennent leur vie en main dans une forme d’auto-gestion populaire. Les sentiments d’amour et de soin constituent le socle de système d’entraide qui sert aussi de protection sociale. Ces sentiment constituent, nous le pensons à Frustration, le point de départ d’une révolution anti-capitaliste.

Luc et mes parents, devant la maison, dans leur jardin. 

Florent Martin de Izarra