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Que nous soyons habillées ou dénudées, voilées ou en crop-top, une très grande partie des hommes considèrent toujours qu’ils ont leur mot à dire sur nos corps, nos sexualités, nos identités. Qu’ils aillent tous en enfer, et qu’ils prennent Christine Boutin avec eux au passage.

Un mardi matin de juin, 10h, j’attends assise à l’arrêt de bus. Un homme s’assoit à côté de moi sous l’abribus, tourne la tête vers moi puis me fixe de longues secondes avec un sourire lubrique. Exaspérée, et aussi parce que j’ai une certaine admiration pour la répartie des enfants de 7 ans, je lui lance : “tu veux ma photo ?”. D’abord interloqué, il fait l’innocent ; puis en quelques fractions de secondes, il monte le ton, s’énerve, se lève, vexé et furieux que j’ai osé me moquer de lui et résister à son regard. Il s’approche de moi, menace de me frapper, me fait le geste de pointer une arme sur moi, me crie dessus pendant plusieurs minutes où j’essaie en vain de calmer le jeu. Il s’énerve tellement que je finis par avoir peur et partir ; je me dirige vers le métro en pleurant de colère.

Sidérée, je finis par me calmer et j’analyse ce qui a transformé un “simple regard” en une altercation potentiellement dangereuse. L’homme, en me fixant, considère qu’il est totalement dans son droit. En lui reprochant son geste déplacé, je me soustrais à un regard qui m’oppresse, j’entre en résistance à son geste. Mais lui, il s’est senti agressé. Le regard qu’il pose sur moi et l’objectivation qu’il fait de mon corps ne lui paraissent même pas déplacés ; dans sa tête, ça lui est dû. 

Que nous résistions ou que nous cédions au regard masculin, nous – les personnes perçues comme femmes dans l’espace public – sommes toujours exposées à la violence. Cette violence est particulièrement marquée envers les femmes jeunes, les femmes lesbiennes et les femmes trans, les femmes grosses, les femmes handicapées, les femmes racisées, et les femmes musulmanes. Le cas des femmes musulmanes est très parlant sur l’obsession du contrôle des corps féminins, qui se cristallise dans ce cas particulier par la question du port du voile.

L’obsession du voile, une préoccupation politique foncièrement islamophobe

Tous les ans, et notamment depuis 2016, l’été de “l’affaire du burkini”, la période estivale est propice à des relents islamophobes et anti-féministes. Bref rappel de la polémique pour ceux et celles qui étaient trop occupés à regarder la France perdre  l’Euro : en août 2016, le maire de Cannes signe un arrêté municipal pour interdire le port du burkini, un maillot de bain couvrant une grande partie du corps que portent les femmes musulmanes souhaitant se baigner sans montrer leur corps, sur les plages de la ville. Il est suivi par plusieurs autres maires de communes balnéaires, avançant l’argument de risque de “trouble à l’ordre public”.

Désavoués ensuite par le Conseil d’Etat, ces arrêts montrent néanmoins que le retour des chaleurs semble signifier pour les responsables politiques que le principal enjeu de leur été est de décider de comment les femmes ont le droit de s’habiller. Décider de ce qu’elles ont le droit ou pas de montrer de leurs corps et de leur pratique religieuse est vécu par les hommes comme une de leurs prérogatives, et ils ne se gênent pas pour l’exercer. 

Mais dans le cas particulier du burkini, les hommes se découvrent soudainement hyper concernés par ce qu’ils considèrent comme une oppression pour les femmes. Or, l’obsession du voile est une préoccupation foncièrement islamophobe : elle traduit un grand mépris de ce que signifie porter le voile pour les femmes voilées, et un racisme décomplexé lorsqu’il s’agit de cibler l’islam comme une religion oppressive pour les femmes… alors que leurs convictions politiques sur d’autres sujets ne relèvent absolument pas du féminisme.

Au lieu de prétendre savoir ce que représente le voile, écoutons les concernées et les spécialistes. De nombreuses femmes voilées considèrent qu’il y autant de raisons et de façons de porter le voile que de femmes qui portent le voile. Il n’y a pas “le voile”, mais “des voiles”, et tout autant de réflexions derrière cette pratique, qui peut être vécue comme émancipatrice pour beaucoup. Ce qui compte, c’est donc le choix : porter le voile ou le burkini ne devrait être le problème de personne d’autre que les femmes qui sont face à ce choix. 

Le “féminisme” instrumentalisé à des fins nationalistes et islamophobes, ce n’est pas du féminisme. La sociologue Sara R. Farris a développé le concept de  “fémonationalisme” pour décrire ce processus d’opportunisme politique qui consiste à instrumentaliser la rhétorique de l’émancipation des femmes à des fins racistes. Indépendamment du fait que la personne qui porte ce discours soit un homme ou une femme, c’est une posture politique qui permet de taper sur l’islam tout en donnant l’illusion qu’on est féministe, alors qu’on sait pertinemment que le milieu politique reste un bastion du sexisme en France.

Dire aux femmes comment se tenir, c’est entretenir une culture du viol

Les hommes redoublent d’ingéniosité quand il faut trouver des arguments qui légitimeraient leurs prérogatives sur les corps féminins. Quand ce n’est pas un argumentaire islamophobe puant qui prévaut, c’est une soudaine préoccupation pour le “républicanisme” des tenues des étudiantes. Ainsi Macron, en fustigeant la « volonté d’exister » des filles portant des crop top à l’école, ou Blanquer et son concept de “tenue républicaine” à l’école, se montrent bons soldats du patriarcat, qui cadre toujours le problème de la « décence » sur l’apparence des filles et jamais sur les comportements des garçons. 

Or, culpabiliser les filles sur leurs tenues, c’est la première étape de la sexualisation des corps, et de la responsabilisation des femmes victimes d’agressions sexuelles. Les mythes et les discours associés au viol dans la culture française entretiennent l’idée d’un viol-type (le soir dans une ruelle sombre alors qu’on rentre de soirée en mini-jupe) et d’une attitude de la femme qui l’aurait “encouragé” (par une tenue, un comportement…). Mais c’est un mécanisme très puissant et mensonger de la domination masculine que de faire croire que les femmes puissent être responsables de leur viol ou de leur agression sexuelle, en inversant la culpabilité. Cela permet d’entretenir la peur (de rentrer seule, de s’habiller comme ci ou comme ça, de traîner dehors, de multiplier les partenaires…) et l’idée complètement inacceptable que la violence que les hommes exercent sur les femmes serait justifiée.

Un coût humain et social qui nous concerne tous et toutes

En plus d’avoir un coût humain et psychologique désastreux, et d’entretenir un climat de méfiance et de contrôle les uns envers les autres, les violences qu’exercent les hommes sur les autres (eux-mêmes compris) ont un coût économique faramineux pour la société. La masculinité virile est une construction sociale profondément ancrée, qui consiste à encourager chez les jeunes garçons l’expression de l’agressivité et de la violence, à conditionner les hommes à une obligation de performance (sexuelle, sociale, économique), et à encourager insidieusement le contrôle des hommes sur les femmes, ce qui va du sexisme le plus ordinaire (“je te tiens la porte car tu es une femme”) à la violence la plus cruelle (les féminicides et les agressions physiques, les viols et agressions sexuelles). Le développement de cette masculinité virile peut conduire à des violences physiques et sexuelles sur autrui,à des comportements dangereux (comme l’insécurité routière) ou illégaux.  Il est possible d’essayer d’objectiver et de matérialiser ce coût : la violence virile pourrait coûter environ 100 milliards d’euros annuels à la société française. En effet, le traitement de ces violences par la société se traduit par de très nombreuses interventions policières, sociales, judiciaires, sanitaires et pénitentiaires.

 C’est donc un enjeu collectif que la fin du sexisme et de l’oppression patriarcale, car les hommes également gagneraient à la fin des injonctions patriarcales. Le patriarcat s’enchevêtrant insidieusement avec toutes les autres oppressions sociales, il est nécessaire de prendre conscience de l’intérêt collectif à refuser tout ce qui nous est présenté comme “naturel” et “universel” : la domination n’est jamais naturelle, elle est un construit social que nous avons plus ou moins bien intériorisé. Le sexisme, le racisme, le capitalisme et toutes les formes d’oppressions n’ont rien d’évident et de normal, mais elles sont d’autant plus profondément ancrées dans la société qu’elles s’entretiennent les unes les autres. C’est pourquoi nous avons toutes et tous intérêt à être (entre autres) féministes, antiracistes et anticapitalistes.

Patriarcat, capitalisme, racisme… la honte !
Photo: Première

“On se lève et on se casse”

L’altercation du bus, qui n’est ni la première ni la dernière que je connaîtrai, est l’expérience quotidienne de toutes les personnes perçues comme femmes dans l’espace public. Essayer de résister à un regard intrusif, à une agression verbale ou physique, ouvrir sa gueule ou même riposter physiquement, c’est s’exposer à encore plus de danger. Après cette histoire, j’ai beaucoup douté : est-ce que je dois désormais la fermer pour me sentir plus en “sécurité” (notion toute relative dans ce contexte) ? Ou est-ce que j’ai eu raison de lui répondre, même si j’ai eu peur de me faire casser la gueule ou de mettre d’autres personnes en danger au vu de son état de colère ? Toutes les personnes avec qui j’en ai parlé se soucient avant tout de ma sécurité et m’ont conseillée d’être prudente. Je ne suis qu’à moitié satisfaite de cette stratégie. C’est Despentes qui m’a rendu ma boussole, comme souvent : “Je suis furieuse contre une société qui m’a éduquée sans jamais m’apprendre à blesser un homme s’il m’écarte les cuisses de force, alors que cette même société m’a inculqué l’idée que c’était un crime dont je ne devais pas me remettre.” (King Kong Théorie, Grasset, 2006)

Même si je ne compare pas un viol à une agression verbale, ça relève de la même logique : les oppresseurs se sont tellement habitués à l’impunité que l’idée même d’une résistance systématique ne nous traverse pas l’esprit. Alors c’est qu’il est peut-être temps de remettre les choses à leur juste place : rendre à nos corps leur pleine liberté d’exister. Prendre notre place, se couvrir et se découvrir à l’envi, gueuler plus fort, se révolter, faire front ensemble – s’aider, se défendre, se soutenir. 

Et comme le sexisme est avant tout une affaire d’hommes, petit guide pratique à la gente masculine : arrêtez de nous fixer, de nous parler ou de nous sourire alors qu’on ne vous calcule pas, arrêtez de mater et de filmer des seins et des fesses comme s’ils ne nous appartenaient pas, arrêtez de nous donner des surnoms et de nous renvoyer à nos “qualités féminines”, arrêtez “d’aider” vos meufs à la maison et prenez vos responsabilités, renoncez de temps à temps à votre surexposition médiatique et faites-vous remplacer par vos collègues femmes, éduquez vos fils au respect du consentement et à l’expression non-violente de leurs émotions, renseignez-vous sur les problématiques féministes, arrêtez de prendre toute la place, arrêtez de nous couper la parole et de parler plus fort que nous, en bref fermez-la et laissez-nous vivre. 


Eugénie P.