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«Le sujet de Chernobyl n’est pas “l’énergie nucléaire est dangereuse”, car ce n’est pas le cas en Occident, où elle est très sûre« , aurait déclaré le scénariste de la série à succès HBO Chernobyl sortie l’été dernier. Exactement comme à Fukushima en 2011, dans le Japon contemporain soviético-marxiste que l’on ne présente plus désormais.

Depuis l’incendie de l’usine Lubrizol classée Seveso III seuil haut (le plus élevé) à Rouen, dans la nuit du mercredi 25 au jeudi 26 septembre, il est désormais couramment admis que soit a) l’État et les industriels minimisent, voire mentent, et/ou b) que l’État patauge dans de l’incompétence à n’en plus finir. Des médias de fact-checking, maladie infantile du journalisme, s’appuient parfois sur la parole préfectorale pour contredire la parole de Rouennais légitimement perdus dans un nuage de toxicité aiguë.

Mais il est impressionnant de voir à quel point les événements post-Lubrizol, à partir du déclenchement de l’incendie et de sa fumée noire, nous font basculer dans une ère apocalyptique post-Chernobyl, ressuscitée récemment à la télévision. Des pompiers qui ne savent pas où ils mettent les pieds et pataugent dans un étrange marasme multicolore, à l’alarme qui retentit sans en comprendre le sens, en passant par des représentants de l’autorité qui indiquent aux habitants de rester chez eux dans le calme et la sérénité : tout y est. Aujourd’hui, presque un mois plus tard, on apprend que les pompiers sur place le jour de l’accident “présentent des bilans hépatiques perturbés” et que “certains envisagent de porter plainte”. Mais, surtout, le degré maximal de mensonges et d’approximations de l’Etat-industrie français, recopiant point par point ses homologues ukrainiens de 1986. Pour un pays contenant un nombre record de centrales nucléaires, il y a de quoi avoir la trouille.

De l’Etat nucléaire dont même un Bruno Le Maire commence à sérieusement douter de la fiabilité pour x raisons à l’État-usine Lubrizol en flammes, il n’y a qu’un pas. C’est-à-dire nous faire craindre le pire. Imaginez un instant si une explosion nucléaire avait lieu, aux conséquences encore plus désastreuses que ce que peut vivre un Rouennais actuellement (c’est dire). La mort du zombie VGE éclipserait-elle des écoles évacuées et des hôpitaux bondés de personnels et de pompiers à soigner de toute urgence ? Quelle mort de personnage élu par la grâce démocratique ferait oublier un temps cet événement tragique si ce n’est, éventuellement, la mort d’un François Hollande ? Des catastrophes industrielles, il y en a eu et il y en aura, mais l’écran de fumée médiatique nous empêche bien souvent de les voir.

Chaque année, l’IRNS publie un rapport très intéressant. Selon le baromètre 2019 réalisé avant l’incendie de l’usine Lubrizol, plus de la moitié des sondés considèrent les risques liés aux installations chimiques et nucléaires comme « élevés » et 35% ne font pas confiance aux autorités en matière de risque chimique et 37% pour le nucléaire. Dans les deux cas, la sacro-sainte parole publique est totalement décrédibilisée. Les gens ont conscience que ces deux secteurs sont très polluants, particulièrement dangereux et à la communication extrêmement opaque, car ce serait “trop compliqué à comprendre” pour le citoyen lambda.

Lorsque nous avons rencontré la Parisienne Libérée pour évoquer son livre sur le nucléaire, nous en avons profité pour lui demander ce qu’elle pensait de l’accident Lubrizol, qui venait juste d’arriver. Sa réponse a été claire : pour elle, Lubrizol permet d’avoir un certain nombre d’indices sur ce qui se passerait en cas d’accident nucléaire en France. Et réciproquement, car les méthodes de « gestion de crise » utilisés pour faire face aux incidents et accidents nucléaires ont été largement appliquée lors des événements de Rouen. Il est grand temps, presque un mois plus tard, de faire un petit bilan de la langue procédurière post-Lubrizol par un comparatif avec celle utilisée dans notre chère filière nucléaire. Voici donc un petit dictionnaire du langage post-catastrophe ou « incident » industriel ou nucléaire, à conserver en cas de concrétisation de « risques inévitables ».

REGLE n°1 : les autorités pratiquent la rétention d’information

Immédiatement après un incident ou un accident industriel, qu’il soit chimique ou nucléaire, il est fréquent que les autorités pratiquent la rétention d’information, c’est-à-dire qu’elle ne dévoilent pas en temps réel au public les informations dont elles disposent.

L’argument principal des autorités pour justifier ce silence consiste à dire que si on ne procédait pas ainsi, la population « paniquerait » et qu’il y aurait donc davantage de victimes qu’en ne leur disant rien. C’est peut-être vrai dans certain cas, mais ce silence a surtout pour but de maintenir l’ordre public. Par ailleurs, il est discutable car c’est aussi un important facteur d’inquiétude, qui peut amener les habitants concernés à imaginer des dangers immenses qui n’ont pas de réalité dans le cas concret qu’ils vivent, ou à sous-estimer des dangers qui sont bien réels parce qu’ils n’en sont pas informés. Cela enlève ainsi aux habitants la possibilité de faire des choix en connaissance de cause (même si cette connaissance est partielle et imparfaite, les autorités n’étant pas omniscientes) et la population se retrouve alors dans une situation de dépendance totale par rapport à la parole des autorités, donc d’obéissance. En ce sens, ce type de « gestion de crise » enlève de l’autonomie aux habitants et peut être qualifié très clairement d’autoritaire.

REGLE n°2 : les autorités minimisent l’événement

Les autorités promettent en général, dès leurs premières prises de parole, la plus totale transparence. Elles demandent aux habitants de faire preuve de “patience” et de “confiance”, en appelle à leur “responsabilité”. Mais surtout, elles tiennent des discours qui tendent globalement à minimiser la gravité de l’accident.

Il ne faut donc pas se dire : « puisqu’on ne nous dit rien, c’est que ça va ! », mais plutôt prendre au sérieux la situation, se dire que les accidents peuvent arriver, se fier à ce que l’on voit, à ce que l’on ressent, à ce que l’on comprend de la situation, et agir de façon aussi calme et cohérente que possible pour se mettre, soi et ses proches, hors de portée de la menace lorsque cela est possible, ou au moins pour limiter l’exposition aux éléments que l’on suppose être toxiques.

RÈGLE n°3 : les autorités cherchent à gagner du temps

Même pour les événements sans gravité, l’industrie et les autorités publiques cherchent toujours à taire ce qui s’est passé jusqu’à ce que le problème soit, autant que possible, résolu. Cela permet bien sûr aux responsables d’annoncer de bonnes nouvelles, ce qui est toujours plus valorisant que d’en annoncer de mauvaises. Mais surtout, cela coupe l’herbe sous le pied des gens qui pourraient mettre en cause la gestion de l’usine ou critiquer les consignes des autorités, y compris sur le plan légal, et obtenir des condamnations.

Ne pas surinterpréter la communication officielle en termes psychologiques et toujours se rappeler que les autorités ont des avantages très concrets à ne rien dire aux habitants menacés par l’activité industrielle : cela évite que ces mêmes habitants ne s’organisent pour récolter des preuves et obtiennent ensuite justice devant les tribunaux, contre les industriels qui exploitent l’usine et/ou contre l’État qui aurait donné des consignes inappropriées. Si des laboratoires indépendants faisaient des prélèvements dans les premières heures suivant l’accident, elles récolteraient des preuves qui pourrait ensuite s’avérer accablantes, montrant par exemple qu’il aurait fallu évacuer un territoire qui ne l’a pas été, ou que l’industriel n’a pas respecté la loi en stockant tel ou tel produit. Plus les prélèvements sont tardifs et ponctuels, moins ils sont exploitables. Dans le cas d’un accident industriel, l’adage populaire est particulièrement vrai : le temps, c’est de l’argent. Les autorités vont donc à la fois chercher à placer les gens dans une situation de dépendance (en annonçant de prochaines déclarations, par exemple) et à temporiser au maximum.

RÈGLE n°4 : tout est sous contrôle ? Non !

Alors même que la situation leur échappe très largement, les autorités ont tendance à afficher une posture de maîtrise et d’omniscience, qui est parfois très en décalage avec la réalité. À les écouter, elles seraient infaillibles et il faudrait s’en remettre entièrement à elle pour ce qui concerne nos décisions.

Certes, se tenir informé des déclarations officielles peut être utile. Mais ruminer en boucle les mêmes communiqués et les mêmes éléments de langage qui se répètent à l’infini pendant plusieurs jours est aussi un important facteur d’angoisse et d’incapacitation. Il peut donc être parfois plus utile de contacter ses voisins, ses amis, sa famille, de discuter ensemble sur la conduite à adopter, de s’organiser ensemble. Comme aurait pu le dire le charetier embourbé dans une version actualisée de la fable de la Fontaine : aide-toi et le préfet t’aidera !


Entretien avec la Parisienne Libérée à propos de Lubrizol

La Parisienne libérée est auteure de chansons d’actualité et chroniqueuse pour Arrêt sur Images, Mediapart, puis Basta ! Elle a récemment publié un livre sur le nucléaire, au titre cash (“le nucléaire, c’est fini”). Nous l’avons rencontré pour parler du nucléaire, un sujet que nous avons peu abordé faute de compétence, dans un premier entretien ici, et de son regard sur la catastrophe de Lubrizol.

Comment as-tu réagi à l’accident de Lubrizol, à Rouen ?

Bizarrement, j’ai eu l’impression d’être dans une situation assez familière, ou en tout cas proche des sujets auxquels je réfléchis habituellement avec le nucléaire. Dans la gestion de cette « crise » par les autorités, par exemple j’ai retrouvé beaucoup d’éléments de langage communs avec ce qu’appelle EDF à tort les « incidents » de ses centrales. En particulier, j’ai été frappée par cette façon de retarder l’accès à l’information du public, qui donne la sensation que les autorités ont des informations qu’elles ne donnent pas afin de « ne pas paniquer les gens ». Concrètement, cela revient à pratiquer la rétention d’information.

Qu’aurait dû faire le préfet, d’après toi ?

Il est sûr qu’un certain nombre d’analyses de la composition des fumées ont été pratiquées, et ce, dès les premières heures. Le préfet aurait pu présenter les résultats de ces analyses, tout en expliquant leurs limites, et les problèmes que cela posait d’interpréter ces résultats « à chaud », en termes de conséquences sanitaires. Autrement dit, il aurait pu publier les infos dont les autorités disposaient, au lieu de communiquer pour ne rien dire ! En effet, en suivant ses prises de parole heure par heure, on avait l’impression très nette, durant les trois premières journées en tout cas, qu’il n’arrêtait pas de promettre des conférences de presse au cours desquelles les analyses seraient rendues publiques, mais qu’à chaque fois, il disait « je ne vais pas vous les donner à cette conférence-ci, mais plutôt à la suivante ». C’était insoutenable. Les gens qui étaient à Rouen et respiraient ce mélange chimique atroce ont été grossièrement promenés de promesse en promesse pendant plusieurs jours, jusqu’à finalement obtenir des résultats d’analyses partiels et difficilement compréhensibles. Les différents polluants présents ont-ils été ou non analysés au fur et à mesure des heures qui passaient, et si oui, quelles ont été les variations de leur concentration dans le temps ? Où étaient placées les balises ? Quels étaient les méthodes qui ont permis d’obtenir la liste des produits toxiques et pourquoi s’en être tenu à un critère de quantité pour les divulguer ? Il peut y avoir des substance en faible quantité mais très toxiques ! Tout cela était vraiment inquiétant. Quand on nous a finalement présenté ces analyses, non seulement il était littéralement trop tard car les gens avaient déjà été exposés pendant plusieurs jours, mais en plus on ne savait pas à quelle période ça correspondait, ni comment les fumées avaient évolué au fil des jours. Cela n’avait aucun sens

Il y a tout de même eu des consignes de confinement…

Oui, justement. Outre la rétention méthodique d’information, on peut faire un parallèle entre l’accident chimique et l’accident nucléaire, grâce à cette notion très discutable de confinement. Dans les 500 mètres autour de Lubrizol, le premier jour, les habitants étaient effectivement censés être « confinées », ou plutôt se débrouiller pour se confiner eux-même. N’aurait-il pas fallu les évacuer ? Dans le même temps, les autorités encourageaient tout le monde à aller au boulot, alors qu’une partie importante de la ville était manifestement dans l’axe des fumées toxique, bien au-delà des 500 mètres. Ensuite, alors que le matin on avait dit aux gens d’aller bosser, les transports en commun ont fermé dans l’après-midi. Où est la cohérence ? Comment les gens qui avaient suivi les consignes d’aller au travail et n’avaient pas de véhicule ont-ils fait pour rentrer chez eux ? À pied, dans les fumées?!  Par ailleurs, il faut bien comprendre que la notion de confinement est très relative, ne serait-ce que parce que la législation impose des aérations à tous les bâtiments. Alors certes, on peut mettre des bouts de tissus et de scotch dessus, mais bon… Au bout d’un moment, il faut bien sortir, et il y a bien de l’air qui rentre. Il n’y a pas d’étanchéité qui tienne, c’est ce que j’explique dans le dernier chapitre de mon livre, où j’évoque « la société du confinement ». Bref, en ne donnant pas d’information sur la composition des fumées toxiques, les autorités ont dépossédé les habitants de leur capacité à faire des choix informés. On peut parler d’abandon, et cela a été particulièrement net lorsqu’un certain nombre de titres de presse, n’ayant aucune info officielle à publier sur Lubrizol car rien ne filtrait en haut lieu, ont basculé sans hésitation sur la mort de Chirac. Dans le même temps, la rédaction locale de France 3 était évacuée

Dans le domaine nucléaire, quelle est la différence entre un incident et un accident ?

L’usage de ces mots est codifié par l’industrie elle-même et les autorités, qui ont établi une échelle en fonction de l’anomalie ou de l’événement en question. C’est ce qu’on appelle le « classement INES ». Le problème est classé « incident » s’il se situe sur les quatre premières échelles, puis accident avec différents degrés, sur les quatre échelles du haut.

source IRSN :

Le problème c’est que cette classification revient à minimiser un certain nombre événements, à décider pour nous ce qui est grave et ce qui ne l’est pas. Or il se passe un des choses que l’on peu t estimer « graves », comme des contaminations de travailleurs, qui ne sont pas toujours reconnues comme des accidents. Cela n’est pas normal. Si un sous-traitant se retrouve avec un cancer ou une infertilité non reconnus comme maladie professionnelle alors que sa maladie a toutes les chances d’avoir été causée par les doses qu’il a prises dans le cadre de sa mission, à mon sens, c’est un accident, pas un incident. On retrouve ici la tendance générale du discours des autorités et des industriels, qui minimisent systématiquement les graves dangers que les activités polluantes font peser sur les populations, qu’ils s’agisse d’usines nucléaires ou chimiques, d’ailleurs.

Tu parles souvent de danger, mais tu ne n’aimes pas le mot de « risque ». Tu peux expliquer pourquoi ?

C’est vrai. Dans mon livre j’essaie de déconstruire le fait que dès qu’on parle d’industrie nucléaire, on parle de risque, alors que cette notion de risque a été portée par l’industrie elle-même. C’est elle qui a imposé ce vocabulaire du risque, de la probabilité, et à travers ça, une certaine manière de se représenter la situation. Ce terme a été défini à la fin des années 50, en particulier par un ingénieur britannique, qui s’appelait Farmer, et qui disait, en gros, ceci : un risque, c’est le produit d’une probabilité par une conséquence. Autrement dit, avec cette définition, un événement est « risqué » soit quand il est très probable qu’il advienne, soit quand ses conséquences peuvent être dramatiques. Le problème d’une telle définition, c’est que si tu fais cette multiplication simpliste, tu peux dire que même avec des conséquences extraordinairement graves, du moment qu’il y a une probabilité nulle ou quasi nulle, le risque reste nul ou quasi nul. C’est exactement ce que les industriels ont fait pour lancer le nucléaire : ils ont tout bonnement promis qu’il n’y aurait jamais d’accident. Ils savaient très bien que c’était faux, hein, car il y en avait déjà eu plusieurs à ce moment-là, mais peu importe. Avec cette définition du risque, il suffit de dire « vous n’y connaissez rien, de toute façon ici c’est moi qui fait les calculs, et je vous assure que la probabilité d’un accident est nulle ou quasi nulle. La probabilité étant de presque-zéro, donc le risque aussi. ».

Plus tard, quand tu as de plus en plus de données sur les accidents nucléaires qui montrent qu’ils sont possibles et relativement fréquents, la probabilité augmente, donc. Mais alors, tu n’as plus qu’à dire : « Ok, finalement, on s’était trompé, la probabilité n’était pas nulle du tout. Mais les conséquences ne sont pas si graves qu’on l’avait cru d’abord ! ». Encore aujourd’hui, les pro-nucléaires prétendent qu’il n’y a eu quasiment aucun mort, ni à Tchernobyl, ni à Fukushima. Du coup, pour eux, même si la probabilité augmente un peu, puisque les conséquences ne sont pas si graves qu’on l’avait cru, eh bien le risque est toujours nul ou quasi. Tu vois l’arnaque ? À partir de là j’ai trouvé intéressant d’abandonner la notion de risque.

J’explique dans le livre que j’envisage le danger comme une sorte d’emprise, une puissance qui s’exerce sur nous, les habitants. Un risque, c’est toujours quelque chose qui se calcule, qui s’évalue, et qui, au final, s’accepte. Alors que le danger est quelque chose face auquel on peut se positionner, s’organiser et décider par exemple d’entrer en lutte, ou bien d’accepter de vivre avec, ou encore de s’enfuir, etc. Là où le risque flèche tout droit vers l’acceptabilité, le danger permet de penser son contraire, la refusabilité. J’essaie de montrer dans mon livre que le nucléaire est tout à fait refusable, réfutable, même quand on n’a pas d’expertise scientifique, dans la mesure où il s’agit d’une question politique et sociale. Il n’est pas le monopole des scientifiques, ou s’il l’a trop longtemps été, il ne doit plus l’être.

À quoi penses-tu quand tu entends dire, dans ce genre de situation, que « tout est sous contrôle » ?

La première chose que j’entends dans ces mots, c’est que c’est eux qui contrôlent la situation et moi, habitant près d’une centrale nucléaire en détresse ou d’une usine chimique en feu à Rouen, je n’ai aucun contrôle sur la situation. Ces paroles de contrôle sont toujours des paroles d’autorité, jamais des gens qui habitent à côté. Ensuite, cela me fait penser à une histoire que je raconte dans mon livre et qui s’appelle justement « tout est sous contrôle ». J’y raconte un accident de pompiers qui viennent intervenir sur un incendie à Paluel en 2016, et qui ratent leur virage en camion quand ils entrent dans la centrale. Ce n’est pas moi qui l’ai inventé, c’est vraiment arrivé. Quoiqu’en dise l’industrie, on ne peut pas envisager qu’il n’y ait aucune erreur, humaine, mécanique, ou autre. Tout n’est jamais sous contrôle.

Finalement, est-ce que tu dirais qu’on nous ment ?

Cela arrive, oui. Mais que ce soit dans le secteur nucléaire ou chimique, ce qui est frappant c’est surtout le silence des autorités, plus encore que leurs  éventuels mensonges. Leur problème, souvent, c’est que ce silence n’est pas tenable car les autorités se retrouvent en situation de devoir communiquer, alors qu’elles voudraient ne rien dire. À mon avis il est donc intéressant de retourner cette logique du fameux « on nous ment » pour se poser la question suivante : comment nous dit-on la vérité ? Quels sont les mots exacts employés, qui permettent aux autorités de dire des choses qui ne sont pas entièrement fausses, sans nous dire non plus toute la vérité. Je vais prendre un exemple. Imaginons qu’il y a un accident nucléaire, pas forcément une catastrophe avec une explosion spectaculaire, juste un accident industriel avec un relâchement de radioactivité qui contamine les alentours de la centrale. C’est déjà arrivé plusieurs fois en France, en particulier à Saint-Laurent-des-Eaux en 1969 et en 1980. Eh bien, si les autorités disent « il n’y a eu aucun rejet radioactif », elles mentent. Mais si elles disent « il n’y a eu aucun rejet radioactif identifié », elles disent peut-être la vérité ! Elles disent en tout cas qu’elles n’ont pas identifié les rejets radioactifs. Plus tard, si des associations environnementales identifient des rejets, cela leur laisse la possibilité de dire « en effet, des rejets ont été identifiés ». C’est ça que j’appelle réfléchir à la façon dont  les autorités disent la vérité : faire attention à tous les mots dans la phrase pour sortir d’une alternative simpliste dans laquelle il faudrait choisir entre la paranoïa (on nous ment) et la confiance aveugle (on nous protège). C’est exactement pareil pour Lubrizol et cette affaire de « toxicité aigüe ». Quand les autorités répètent sur tous les ton qu’il n’y a pas de toxicité aigüe dans les fumées chimiques, les gens qui sont dans une posture de confiance traduisent « c’est bon, il n’y a rien de grave ».

Ceux qui ont moins confiance et qui respirent un air infect vont avoir tendance à se dire « c’est pas possible que ça ne soit pas toxique, on nous ment ». Mais, et cela a été bien expliqué dans la presse cette fois-ci, l’expression « toxicité aigüe » a une signification très particulière, qui veut dire simplement qu’on ne meurt pas tout de suite. Cela n’empêche pas du tout qu’il puisse y avoir ensuite des maladies graves. Le préfet pourra alors admettre un jour l’existence d’un « toxicité chronique », sans avoir vraiment menti dans ses premières déclarations. C’est la même chose pour la liste des produits qui ont brulé ou pas : on nous donne une liste des dix principaux produits toxiques présents sur le site, sur un critère de quantité. Peut-être qu’on ne nous ment pas, mais la liste est établie sur un critère de quantité, pas de toxicité. Il peut y avoir des produits extrêmement toxiques, présents en très faible quantité,qui  dans ce cas ne seront pas sur la liste. Derrière tout ça, encore une fois, il y a des enjeux à long terme, en particulier sur les suites sanitaires et économiques de cet accident. Moins il y aura de  données publiques, moins les gens pourront s’appuyer sur ces données pour faire valoir leur préjudice et obtenir des compensations financières, des prises en charge sanitaires, moins aussi l’image de l’entreprise (et de la ville) en partiront. Il ne faut jamais sous-estimer le rôle des déterminations matérielles dans l’attitude de l’industrie et des autorités.

C’est du cynisme, d’après toi ?

Une certaine forme d’esprit pratique, en tout cas. Dans les annexes du rapport DSR n°157 de l’IRSN, page 36, il y a cette petite phrase glaçante à propos des cancers induits par un accident nucléaire grave : « Les morts seront en général différées et le lien de cause à effet sera difficile à démontrer ». Toute les industries dangereuses sont bâties sur ce pari : éviter autant que possible les morts directes, et nier la relation de causalité entre leurs activités et les pathologies qu’elles induisent. Pour cela, elles s’appuient sur le caractère « multifactoriel » des maladies. Tu as un cancer dix ans après l’incendie de Lubrizol ? Tu étais dans le panache toxique, certes ! Mais tu vivais à plus de 500 mètres et puis tu fumes des cigarettes, aussi… Alors si tu nous prouves que ton cancer vient bien de l’accident de Lubrizol, bien sûr, nous t’indemniserons. Mais si tu ne peux pas le démontrer, alors, tu vas devoir te débrouiller tout seul. Tu comprends bien que si on ajoute à cela les dommages à « l’environnement », c’est-à-dire la dégradation des lieux de vie des habitants, il y a potentiellement beaucoup d’argent en jeu.

Et en cas d’accident nucléaire ?

En cas d’accident nucléaire, on peut faire l’hypothèse que les choses se dérouleraient d’une manière similaire : les habitants seraient très largement abandonnés à leur sort, comme ils l’ont été à Rouen, comme ils l’avaient été à Tchernobyl ou à Fukushima. Celles et ceux qui pourront fuir la catastrophe la fuiront, mais les autres (ceux qui font confiance à l’État, ceux qui n’ont pas la possibilité matérielle ou psychologique d’organiser un déménagement, ceux qui sont incarcérés ou immobilisés à proximité du site accidenté, etc) ne doivent pas s’attendre à être réellement informés. Ni secourus. C’est peut-être choquant de le dire comme cela, mais c’est un fait. Comme l’énonçait clairement un très beau texte publié dans la revue Terrestres et Lundi Matin : « La priorité donnée à la gestion des « paniques » vise d’abord au maintien de l’ordre et, plus exactement, à la conservation de l’ordre industriel ».

Selim Derkaoui