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Radio Nova a bien résumé ce que l’on trouve quand on cherche des infos sur Les Vilars, musiciens rennais : “Quand on entend parler des Vilars on ne sait pas qui ils sont, on tombe juste sur leur titre « Démission » (…) Ce qu’on a appris après, c’est que ce sont deux frères qui se sont retrouvés un peu par hasard à enregistrer un album, et qui ont toujours joué un peu de musique par pur plaisir, sans aucune ambition capitalistique”. 
C’est donc bien de ce titre amusant et cathartique dont nous allons parler aujourd’hui. 

L’enfer du salariat

La chanson des Vilars commence par une phrase aussi limpide que radicale : 

“Il est interdit de salarier un homme”

Démission, Les vilars

Bien sûr cette phrase est fausse, le salariat est bien souvent la forme obligatoire du travail mais elle permet, en s’affirmant ainsi comme une forme de “droit universel”, de rappeler la contingence du salariat. 

Cette manière dont le travail est organisé, encadré, discipliné et exploité est devenue la norme dominante dans le monde. Il n’en a pas toujours été ainsi, et il n’est pas inévitable qu’il en soit toujours ainsi. 
Le salariat est la forme spécifique qu’a pris la marchandisation du travail dans le régime capitaliste. Il contractualise le rapport de subordination entre le travailleur et l’employé. 

La « démission » comme résistance et comme insolence

Au sein de ce rapport de domination, les moyens de lutte collectifs (grèves, sabotages, séquestrations, blocages, manifestations, expropriations, etc.) ont permis aux salariés de parfois gagner des droits, d’améliorer leurs conditions de travail et leurs niveaux de rémunération. 

Si la grève porte toujours ses fruits, il est aussi vrai que les mouvements sociaux ont peiné ces dernières années à obtenir des victoires décisives. Cela est lié à plein de raisons. L’éclatement des collectifs de travail et la multiplication comme la diversification des statuts et des contrats précaires sont généralement admis comme des motifs majeurs. 

Nous avons donc vu d’autres formes, plus individuelles, plus sourdes, de protestation émerger. “La Grande démission” est l’une de celles-là. On désigne par ce terme l’augmentation conséquente des démissions ces dernières années, phénomène qui a été constaté d’abord aux Etats-Unis mais qui se retrouve également en France. Bien sûr, la démission ne règle pas tout : le salarié devra toujours, s’il ne veut pas finir dans une grande précarité, travailler pour un autre, pour produire des marchandises ou des services souvent inutiles et/ou nocifs, vendre sa force de travail à un employeur qui fera du profit sur son dos, tandis que l’entreprise pourra sans trop de difficulté remplacer le démissionnaire grâce au chômage massif qui l’arrange bien pour avoir une main d’œuvre plus corvéable. 

Fût-il temporaire, la démission est un acte émancipateur, qui exploite les derniers interstices de liberté que laissent le marché du travail.

Il n’empêche qu’il y a une certaine jouissance dans la démission, dans le fait, d’enfin, “envoyer chier” son patron, de reprendre sa liberté “peu importe les conséquences”. Fût-ce t’il temporaire, la démission est un acte émancipateur, qui exploite les derniers interstices de liberté que laissent le marché du travail. Il faudra donc sûrement retravailler ensuite…Eh bien on redémisionnera plus tard !

C’est cette affirmation de fierté dans la démission, ce geste qui dit “cette fois c’est trop, je n’accepterai pas plus, quitte à en payer les conséquences” que célèbre Les Villars dans sa chanson :  

“Hé patron, prends ça dans ta trompe
Démission unilatérale, démission sans préavis
Démission sans putain de pointage au chômage
Démission, point final”

Démission, Les vilars

Les Vilars rêvent d’une démission qui ne se ferait pas par le chantage à l’humiliation bureaucratique qui s’ensuit généralement (“sans putain de pointage au chômage”).

Ils expriment aussi le souhait que cette action, plutôt individuelle, deviennent collective, sous la forme d’une désertion généralisée :

“Tous en même temps
Démission massive, démission collective, démission générale”

Le ras le bol des salaires payés au lance-pierre

Le salariat c’est la séparation du travailleur de l’objet de son travail. C’est aussi un système qui fait que l’employeur, le capitaliste, a toujours intérêt à payer le salarié le moins possible (juste assez pour qu’il puisse continuer à venir travailler). 

Les Vilars évoquent cette frustration face à des salaires souvent indignes :

« On n’en veut plus de vos virements de radins
On n’en veut pas de votre putain de Smic à la con
On n’en veut plus de vos miettes
(…)
Et surtout on vous emmerde
Votre salaire de pièce jaune
Votre bulletin d’abonnement à la misère”

Démission, Les vilars

Il est normal d’aspirer à plus, de vouloir travailler pour vivre et non pas vivre pour travailler. 

Abolir l’économie ? 

La chanson fait aussi la “critique de l’économie”, semblant mettre ses pas dans ceux des situationnistes. 

“L’économie, c’est un truc qui sent l’ail
Un truc qui nous rabaisse
Un truc qui nous salit
Mais on est plus grand que ça, nous
(…)
Économie, ça veut dire radinerie
Un sou est un sou
Mais nous on s’en cogne
On va tout voler, on va tout donner
Comme ça gratos, ça va vous faire drôle
L’économie, c’est la science de l’avarice”

Démission, Les vilars

Mais ça veut dire quoi “critiquer l’économie” en tant que telle ?

Quand Guy Debord critiquait l’idée même d’économie, il ne désignait bien sûr pas la production de biens matériels dont on ne pourra jamais complètement se défaire, mais l’économie comme une “sphère séparée” de la politique. Cette séparation n’était pas présente dans les époques précapitalistes. L’économie comme sphère séparée consacre le règne de la marchandise, avec un effet d’abstractisation qui s’étend à la vie sociale toute entière.

Quand Guy Debord critiquait l’idée même d’économie, il ne désignait bien sûr pas la production de biens matériels dont on ne pourra jamais complètement se défaire, mais l’économie comme une “sphère séparée” de la politique.

Comme l’explique Anselm Jappe “toute chose subit le même destin : ne plus compter comme un être concret, mais seulement comme une quantité d’argent”. Plus concrètement : “c’est seulement par l’effet d’une longue habitude que la conscience ne perçoit plus la véritable folie qui consiste, par exemple, à mettre en balance le coût de la pollution atmosphérique d’un côté, et de l’autre les pertes qu’une réduction de la circulation routière infligerait à l’industrie de l’automobile. Avant tout jugement moral, la folie consiste déjà dans le fait de mesurer deux choses complètement différentes – la santé des individus et les intérêts de l’industrie – avec un seul paramètre quantitatif, en plus parfaitement abstrait, à savoir l’argent”.
Ainsi dans la société de la marchandise, l’abstraction prend des propriétés réelles, matérielles.  

La bourgeoisie a créé un monstre : une économie indépendante, une puissance autonome et fétichiste qui domine la société. Pour Debord il ne s’agit donc pas de créer “une autre économie”, “un autre Etat”, mais “d’abolir la tyrannie économique et étatique”.

“C’est seulement par l’effet d’une longue habitude que la conscience ne perçoit plus la véritable folie qui consiste, par exemple, à mettre en balance le coût de la pollution atmosphérique d’un côté, et de l’autre les pertes qu’une réduction de la circulation routière infligerait à l’industrie de l’automobile. Avant tout jugement moral, la folie consiste déjà dans le fait de mesurer deux choses complètement différentes – la santé des individus et les intérêts de l’industrie – avec un seul paramètre quantitatif, en plus parfaitement abstrait, à savoir l’argent”.

Un complot permanent contre le monde entier (2023), Anselm Jappe

Dans leur ode fortement utopique à la démission, Les Vilars nous disent quelque chose d’important : nous sommes beaucoup plus que ce que le salariat fait de nous. Malgré tout ce qu’il nous prend – notre temps, notre argent, notre santé mentale et physique – nous avons en nous cette force vitale, cette dignité, qui font que nous ne serons jamais vraiment les marchandises que voit en nous le capital. 


Rob Grams


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