Un député France Insoumise s’est fait attraper en train d’acheter de la drogue, plus précisément de la 3-MMC, la drogue qui fait fureur dans les soirées parisiennes et dont les effets se situent quelque part entre la cocaïne et l’ecstasy. Immédiatement la presse néofasciste, Valeurs Actuelles, visiblement bien informée par ses collègues d’extrême droite de la police, a relayé l’information et c’est l’emballement médiatique. On assiste alors à l’émergence habituelle de deux discours ultra-moralisateurs.
L’un de droite, incarné par quelqu’un comme Bruno Retailleau, le ministre de l’intérieur qui disait qu’un “joint a le goût du sang” passant à côté du fait que c’est toute la consommation dans le système capitaliste marchand, qui repose sur l’exploitation des travailleuses et des travailleurs, et sur la domination coloniale ou néocoloniale des pays du Sud, qui a un « goût de sang ».
L’autre, de gauche, qui ne parle que “d’addiction”, de “problème sanitaire”, comme si personne ne fumait de joint pour se détendre, pour rigoler avec ses amis, ne prenait de la MDMA pour faire la fête ou de la 3-MMC pour ses effets sexuels – car on le sait, en morale chrétienne, s’amuser c’est déjà un peu pêcher.
Est-il possible de sortir d’un rapport moral à cette question, pourtant sérieuse, qui mélange économie, sanitaire, luttes de classe, répression policière, criminalité et santé mentale ?
Le problème avec le mot “drogues”
Un des problèmes pour traiter de la drogue est la catégorie “drogues” en elle-même, qui ne veut globalement rien dire et qui est essentiellement un terme répressif : fondamentalement la drogue ce sont les substances psychotropes que le pouvoir a catégorisées comme illégales.
Parler de “drogues” en général c’est réifier des phénomènes qui n’ont strictement rien à voir. Le mot drogue inclut des substances tellement différentes qu’il ne veut rien dire, mais a pour effet de les mettre en équivalence. On fait comme si comme si un joint était de même nature que l’héroïne, comme si la consommation de MDMA était la même que celle du crack, qu’un sénateur qui achète du GHB pour violer sa collègue est la même chose que des étudiants qui prennent des champignons.
Que ce soit en termes d’effets recherchés, de santé, de conséquences sociales réelles, de catégories de consommateurs, les différentes substances englobées sous le qualificatif de “drogues” n’ont aucun rapport entre elles. Signe de l’ambiguïté, en anglais « drug » peut aussi bien signifier médicament que drogue au sens français.
Première étape pour parler de drogue un peu sérieusement donc : préciser la drogue dont on parle, ou a minima la catégorie.
Le deux poids deux mesures sur l’alcool
Comme souvent, et c’est ce qui les rend fort agaçants, les discours moralisateurs reposent sur l’hypocrisie. Une première hypocrisie est que ces derniers sont souvent tenus par des alcooliques notoires. En effet, environ 13% des français consomment de l’alcool quotidiennement, alcool à qui on peut attribuer environ 41 000 décès par an en France. Les alcooliques sont particulièrement surreprésentés dans le milieu politique, où cela est devenu un réel problème, notamment à l’Assemblée où beaucoup de députés se pochtronnent à la buvette.
Sauf que voilà, l’alcool a des effets souvent bien plus violents, et à tous les niveaux, que beaucoup de drogues festives. L’overdose d’alcool conduit à des comas éthyliques qui sont loin d’être rares : on parle de près de 100 000 séjours à l’hôpital pour ce motif en 2019. L’alcool a un très fort effet désinhibant, propice à l’exacerbation des comportements stupides, dangereux et violents : 40% des personnes qui se bagarrent ont consommé de l’alcool dans les deux heures précédentes, un tiers des accidents mortels de voiture sont directement liés à l’alcool, un jeune sur cinq a déjà eu un rapport sexuel non protégé en raison de l’alcool… La fréquence de consommation est très importante avec 92 jours par an.
Comparons avec la 3-MMC, sur lesquels les gens qui n’ont aucun problème avec l’alcool tiennent un discours moralisateur : elle est responsable de 7 morts de surdose en France, et de 27 personnes en Europe, sur l’ensemble de l’année 2021 – le pourcentage de surdose de ce type de drogues étant beaucoup plus rare que la surdose d’alcool. La 3-MMC n’a pas non plus les mêmes effets que l’alcool sur l’agressivité ou la perte de contrôle physique, le risque le plus important étant le comportement excessif quant à la quantité et le mélange avec d’autres substances. Enfin, la 3-MMC étant essentiellement considérée comme une drogue festive, sa consommation n’est pas la même : la prise quotidienne est très rare. Une prise très régulière, de long terme, a évidemment des effets neurotoxiques importants, mais qu’il faut mettre en perspective avec les effets de l’alcool sur le foie, le cerveau, le cœur, ainsi que sur les dépressions et les troubles cognitifs.
Pourtant on voit bien que le traitement moral de la 3-MMC, et d’autres drogues récréatives, n’est pas le même que l’alcool : ce n’est pas lié à des raisons objectives mais davantage à des raisons culturelles, morales et légales (les trois étant imbriquées).
L’hypocrisie des dominants : la consommation de drogue est sur-représentée dans les milieux privilégiés
Deuxième hypocrisie : les milieux privilégiés sont sur-représentés dans la consommation de drogues et ce sont pourtant ces mêmes milieux qui se chargent de la répression des drogues de pauvres, tout en étant eux-mêmes assez impunis.
Cela rend la sphère politique qui en parle particulièrement agaçante : la consommation de drogues est complètement endémique dans le milieu politique, du droit, des médias, des grandes écoles. Et pourtant on voit des tas d’élus faire les offusqués publiquement quand 1 sur 1000 se fait choper.
La députée Renaissance Caroline Janvier expliquait par exemple, ce qu’en vérité tout le monde sait, que la “drogue circule” entre parlementaires. La drogue est également très répandue, par exemple chez les traders, les architectes ou les avocats.
Il faut dire que le coût des drogues récréatives et “de prestige” est très élevé.
La répression des drogues est utilisée pour le contrôle raciste des populations
La répression des drogues a souvent un soubassement raciste : on va surinvestir la lutte contre le cannabis avec des milliers de contrôle dans les quartiers populaires, quand on va bien s’abstenir des fouilles systématiques dans les coins de bourges où ça prend de l’ecstasy et de la coke. On voit assez peu les acteurs, producteurs, se faire plaquer contre le mur et fouillés à la sortie des soirées du festival de Cannes…
La répression du crack aux États-Unis a eu la même fonction. “L’épidémie de crack” a ravagé les communautés pauvres afro-américaines dans les années 1980, jusqu’au début des années 1990. Les ravages de la drogue et du trafic ont entraîné une augmentation des violences intra-communautaires. L’administration Reagan a utilisé ce problème sanitaire et social pour lancer une “guerre contre la drogue” avec des lois extrêmement punitives. Cette double dynamique a largement affaibli les mouvements émancipateurs noirs.
Dans son ouvrage The New Jim Crow en 2010 (les lois Jim Crow étaient les lois établissant la ségrégation raciale), l’avocate et militante pour les droits civiques Michelle Alexander montre que le crack a été utilisé par le pouvoir pour dissimuler des politiques racistes. En prenant des lois spécifiques pour une drogue qui était consommée en majorité par des Afro-américains, il a pu faire des lois spécifiques sur les Noirs sans le montrer explicitement. Les condamnations pour consommation de crack ont entraîné la perte d’accès au vote, au logement et à l’emploi de milliers d’Afro-américains, créant une nouvelle spirale de criminalité. En 1996, le San Jose Mercury News, quotidien californien, publiait une série d’articles qui firent grand bruit : ces derniers accusaient la CIA d’avoir favorisé le trafic de crack aux États-Unis, afin d’aider au financement des contras, milice d’extrême droite cherchant à renverser les sandinistes, régime de gauche anti-impérialiste au Nicaragua et donc ennemi des États-Unis. Gary Webb, le journaliste dont le travail était jusque-là considéré comme très sérieux, fut victime d’une campagne de dénigrement – quand bien même certaines de ses découvertes furent confirmées par la suite, y compris par le comité des relations extérieures du Sénat aux États-Unis. Celui-ci fut retrouvé mort de deux balles dans la tête en 2004.
La dite lutte contre le cannabis – totalement inefficace puisqu’on compte 1,5 millions de consommateurs réguliers en France, plus que dans certains pays où cela est légal – remplit ce même genre de fonctions, où l’on envoie, notamment la BAC, faire des contrôles incessants dans les quartiers populaires pour en trouver (auprès d’une population qui consomme par ailleurs beaucoup moins d’alcool). Dans ses différents ouvrages (L’Ennemi intérieur : généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine, 2009, La domination policière, 2012…) le sociologue Mathieu Rigouste s’est penché sur l’héritage colonial du “maintien de l’ordre à la française” et notamment des méthodes de la guerre en Algérie. Il montre, par exemple, comment la BAC (Brigade anti-criminalité), s’est formée au début des années 1970 via les personnels, les “grilles idéologiques” et les “boîtes à outils pratiques” des polices endo-coloniales. Il entend par ce terme les polices qui, au sein de la métropole, interagissaient avec certaines populations sur des critères “socio-racistes”, comme par exemple la Brigade de surveillance des Nord-Africains (1925-1945) qui deviendra ensuite la Brigade Agression et Violence.
Un collectif de police contre la prohibition des drogues est d’ailleurs né, de la part de policiers lassés de faire ce boulot inintéressant de chercher des résines de cannabis plutôt que de protéger la population, et qui compliquerait, selon eux, leur relation avec la jeunesse des quartiers populaires.
Légaliser, dépénaliser, soigner l’addiction
Plutôt que de moraliser les consommateurs, il faut légaliser et dépénaliser.
Légaliser certaines drogues, c’est-à-dire autoriser la production, l’ouverture de points de ventes légaux et la consommation. Et dépénaliser d’autres, c’est-à-dire ne pas traiter des personnes dépendantes et en souffrance comme des criminels.
Pour celles et ceux dont l’usage est purement récréatif et occasionnel, qui ne font globalement de mal à personne et qui ne prennent de risques que pour elles et eux-mêmes, cela permettra de s’assurer qu’elles et ils ont accès à des produits moins nocifs, avec un jugement moral moins surplombant et culpabilisant, et une information plus facile.
Et pour celles et ceux dépendantes et dépendants, ou aux comportements excessifs souvent liés à un mal-être préexistant, qui se mettent réellement en danger, cela permettra un meilleur accompagnement et de meilleurs soins.
Car bien sûr, et le propos de ce texte n’est en aucun d’euphémiser ou de nier les ravages que peuvent causer les drogues, prendre en grande quantité de la drogue, quelle qu’elle soit, alcool compris, dans n’importe quelle condition, c’est dangereux, pour soi et pour les autres.
C’est dangereux d’ailleurs comme d’autres consommations et produits immondes que nous fait ingurgiter et respirer sans honte et sans pudeur le capitalisme français, comme la malbouffe, les pesticides, les perturbateurs endocriniens et notamment la chlordécone, la pollution atmosphérique, etc. Ou, pour parler de produits psychotropes, on pourrait aussi évoquer la responsabilité de l’industrie pharmaceutique dans l’addiction aux antidépresseurs et aux opioïdes.
Pour les cas les plus graves – on peut par exemple citer les addictions à la cocaïne, au crack ou à l’héroïne – il évident que l’on n’a pas affaire à un problème de criminalité mais effectivement à un problème de santé publique et à un problème social où ces gens doivent être accompagnés plutôt que d’avoir peur de finir au poste.
La légalisation ne règle pas la criminalité
La légalisation a donc des effets bénéfiques pour les consommateurs et en particulier pour les consommateurs qui ne sont pas, de base, les cibles privilégiées de la police.
Mais la gauche doit arrêter de se raconter des histoires à dormir debout et arrêter de confondre causes et conséquences : le surinvestissement policier sur certaines drogues plus que d’autres appartient à un mécanisme de contrôle des quartiers populaires. S’il ne se fait plus sur ce prétexte, il se fera sur un autre.
La légalisation apporterait beaucoup de bonnes choses : quelques emplois, des taxes, des produits infiniment moins dangereux, moins de peur pour des consommateurs. Mais ça ne « réglerait pas le trafic ».
L’économie informelle éclot là où l’économie formelle ne peut pas le faire. À cause d’un système économique inégalitaire et raciste, des pans entiers de la population sont assignés au chômage et à la pauvreté.
Pour le dire autrement, oui, quelques dealers pourraient se convertir à une activité légale, mais ça ne serait que très passager avant que, vraisemblablement, des monopolistes de la distribution, des gros capitalistes, s’emparent du marché et que l’on retrouve les mêmes phénomènes d’exclusion. Le marché “libre”, c’est la loi du plus fort, et les plus forts dans le système capitaliste occidental c’est la bourgeoisie monopoliste blanche qui voudra très vite conquérir ce marché aux profits potentiels juteux. Quand Kamala Harris, candidate démocrate à l’élection présidentielle américaine de 2024, dit, dans des termes par ailleurs très maladroits, que la légalisation de la majijuana créerait des “opportunités pour les Noirs américains”, elle fait mine d’ignorer la division raciste du marché du travail.
On ne règle les problèmes de criminalité liés à l’économie informelle qu’en s’attaquant aux causes du développement de l’économie informelle : la pauvreté, le chômage, l’urbanisme, le racisme. Le reste c’est du baratin.
Le capitalisme détruit la santé mentale, une santé mentale détruite est propice à la consommation de drogues
Si on veut réduire la consommation “problématique” de drogues, il faut réfléchir de la même façon en analysant ses causes sociales.
La santé mentale des Françaises et des Français est désastreuse : 3 millions d’entre elles et eux souffrent de troubles psychiques sévères, on compte 200 000 tentatives de suicide par an et 9 300 suicides et la consommation d’antidépresseurs chez les jeunes a augmenté de 62% entre 2014 et 2021.
Si sa consommation peut accentuer la dépression plutôt que la régler, on a peut être là quelques débuts d’explications de pourquoi autant de personnes ont besoin de la weed pour calmer leur anxiété et juste réussir à dormir.
Des cadres, des avocats, des marins pêcheurs, des employés de la restauration qui prennent de la coke, eh bien cela à avoir avec le travail : quand on demande aux gens de réaliser des performances impossibles, à des horaires impossibles.
Il ne s’agit pas simplement de clichés mais bien de faits sociaux : 7% des cadres prennent de la cocaïne dans le cadre de leur travail. En 2013, les marins de moins de 35 ans « étaient positifs à 46% pour le cannabis et 8% pour la cocaïne « . Selon une étude de l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé, la consommation de drogue est supérieure à la moyenne dans toutes les drogues chez les professionnels de la restauration : 12,9 % de consommateurs de cannabis, 9,2 % pour la cocaïne, 7,9 % pour les amphétamines. Enlever la drogue à ces consommateurs ne réglera pas la cause de la consommation : les mauvaises conditions de travail.
Le crack, quant à lui, a beaucoup à voir avec le fait d’être obligés de vivre dans la rue. Comme le notait une association d’aide aux toxicomanes, “les consommateurs de crack sont majoritairement des hommes, sans abri ou vivant dans des squats”.
La santé mentale est un sujet politique. Dans énormément de cas, les atteintes à la santé mentale proviennent de ce que la société nous fait subir : le patriarcat et les violences sexuelles, le racisme, le chômage, la violence des rapports au travail, la crise du logement… Encore une fois, il s’agit de ne pas confondre les causes et les symptômes.
La question des drogues est trop souvent traitée de manière moralisatrice, ignorant les dynamiques de classes, de races, économiques et sanitaires qui y sont profondément liées. Que ce soit par des discours hypocrites des élites politiques ou par des pratiques de répression qui touchent principalement les classes populaires, nous assistons à une gestion des drogues qui exacerbe les inégalités et renforce les violences sociales.
Il existe pourtant des alternatives à l’approche répressive qui prennent en compte la réalité des usages, les conséquences sur la santé publique, et surtout, les causes sociales qui poussent à la consommation. La légalisation de certaines substances et la dépénalisation des usagers pourraient permettre de réduire les risques, tout en offrant un accompagnement pour celles et ceux qui en ont besoin.
Mais il serait illusoire de penser que ces mesures suffiront à éradiquer le trafic ou à résoudre les problèmes de criminalité. Ce n’est qu’en s’attaquant aux racines de la pauvreté, du racisme, et des inégalités économiques que l’on pourra espérer un changement véritable. En fin de compte, la question des drogues, comme bien d’autres, est indissociable de la lutte contre un système capitaliste qui broie les individus et laisse des pans entiers de la population en marge. Réfléchir à la consommation de drogues, c’est réfléchir à la société que nous voulons construire.
Rob Grams
Photo de Wesley Gibbs sur Unsplash
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