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J’ai pris cette photo dans un “Ouigo”, le TGV “low cost” de la SNCF : 75 euros pour un Poitiers-Paris, quand même, mais il m’en aurait coûté 100 dans un “InOui”, le TGV “premium” de cette entreprise dont on oublie parfois qu’elle est toujours publique.

Qui est le marketeux qui a pondu une telle horreur ? Est-on dans un train destiné à des usagers adultes ou dans l’espace enfant de la Cafétéria Toquenelle de Rochefort-sur-mer, où j’avais mes habitudes entre mes six et huit ans ? A vrai dire, des centaines de personnes ont du être mobilisées pour concevoir le “Ouigo”. De projets en “conf call”, de présentation power point en réunion de brainstorming, des gens ont été payés pour atteindre un seul objectif : concevoir un train moche. Et mieux vendre le train beau, le “InOui”.

Du choix des couleurs (à l’intérieur comme à l’extérieur, le “Ouigo” est bleu-vert-matelas-gonflable et rose rien du tout) au thème sonore qui précède les annonces – qui fait penser au jingle de “Youpi Matin” -, en passant évidement par ce magnifique “poubellator”, tout est conçu pour que le passager se sente comme un pauvre gosse décérébré et désargenté.

C’est ça le capitalisme contemporain : un système économique qui donne comme mission à nombre de ses cadres de concevoir du moche, du cassable, du polluant et qui réclame, à ses ouvriers et employés, de le fabriquer. Et ainsi donner aux gens l’envie d’aller acheter du beau, du solide et du “éthique et écologique” que d’autres concevront pour les quelques heureux de la société capitaliste. Ça me fait penser à la table que j’ai récemment acheté chez But, avec des pas de vis qui ne correspondent pas aux vis, et à tous les meubles des Conforama et autres Ikea : des daubes auto-cassantes conçues pour ne pas supporter un seul déménagement.

Pendant ce temps, ma grand-tante dispose de meubles massifs conçus au début du siècle dernier et qui circulent de génération en génération, parce que des artisans les ont fabriqué avec amour du travail bien fait et ingénieux, composés des chevilles et de vis qui se démontent sans abîmer le bois. Il faut dire qu’ils n’avaient pas encore au dessus d’eux une armée de cadres chargés de concevoir des processus de confection d’objets les plus pourris possibles et des actionnaires aux appétits insatiables au service desquels l’organisation de la mocheté est pensée.

Cela me rappelle cette prof de fac qui m’avait dit, quand j’étais chargé de cours à l’université, de ne pas trop entraîner mes étudiants pour éviter qu’ils ne deviennent “trop bons” et qu’ils passent à l’année supérieure – où il n’y avait pas de place pour eux. Il fallait au contraire ne pas faire grand-chose et laisser les déjà bons, déjà bien nés, déjà bien entourés, réussir… et les autres échouer.

Pour maintenir un ordre social injuste, vendre une offre ferroviaire “premium” ou écouler un stock annuel de meubles, bref, pour faire fonctionner le capitalisme, il faut beaucoup de médiocrité et une armée de hauts cadres dépressifs pour s’assurer que l’ensemble des travailleurs respecte un certain seuil de nullité.


Nicolas Framont