“Vos Frustrations” est une rubrique créée pour que nos lectrices et lecteurs nous racontent leur cri du cœur du moment, le sentiment d’injustice qui les habite et ce qu’ils ont vécu au travail ou dans leur quotidien. Aujourd’hui, nous publions la frustration de Cassandre Solon.
Il est parfois complexe (pour certains) de se représenter les distinctions concrètes qui existent entre les classes sociales, entre ceux qui subissent le monde tel qu’il est et ceux qui, bon an mal an, en profitent. On ne parlera pas ici des 5% de Français les plus gavés et dont on peut voir l’étalement de richesses dans des reportages du dimanche soir sur M6 (dernier exemple en date, Zone interdite hier soir : “vacances ou travail : ces Français qui choisissent Dubaï”), mais bien du fossé grandissant entre les 70% des Français qui subissent et les 25% qui profitent du système et participent de sa légitimation et de sa reproduction. Quoi de mieux que la vidéo pour se prendre en pleine face l’écart qui sépare ces deux mondes mais qui cohabitent… sur Twitter.
Dans la première, des salariés de chez Bosch, qu’on va bientôt envoyer dans la catégorie chômeurs, font passer un “sale” quart d’heure à la ministre Pannier-Runacher, en mettant de côté la soumission républicaines à un dialogue calme et respectueux, pour lui faire comprendre qu’ils savent très bien de quel côté penche le gouvernement auquel elle appartient.
Alors oui, ça crie, c’est le bordel, les drapeaux des syndicats volent dans les gueules, on a fait fie d’un langage châtié et la mode est plus aux “bonnets, manteaux et capuches” qu’aux shorts et tongs de la vidéo qui suit.
Face à ça, Brut nous offre le moment “guide-de-développement-personnel”. Sur la vidéo, une ribambelle de trentenaires bronzés qui ont “décidé” de tout plaquer pour partir télétravailler à l’autre bout du monde. Rendez-vous compte, c’est magnifique, les maisons coûtent 10€ la nuit, on travaille pieds nus sur la plage et on boit directement dans la noix de coco.
Voilà, en deux vidéos, le monde capitaliste résumé. Mieux qu’un long discours, 5 minutes d’images qui permettent de comprendre deux fondamentaux du “système actuel” et de s’énerver sur deux points principaux.
“Vive la crise !” et ses opportunités
La vidéo de Brut, c’est montrer le cool sans parler des conditions de possibilité. Elle nous donne une image positive de la période. Face aux morts et aux licenciements, regardez donc les possibilités ! Sans nier le travail que font certains journalistes comme Rémy Buisine pour documenter la précarité ou les mobilisations, les images précédentes ne disent rien des déterminismes et des conditions qui ont permis à ces jeunes cadres dynamiques de se barrer et de se dorer la pilule à Bali ou au Costa-Rica. Car certaines conditions doivent être réunies pour “choisir” ce mode de vie.
Tout d’abord, la plupart sont sûrement issus de classes sociales favorisées. Pour “tenter l’aventure” et tout lâcher, il faut avoir un petit capital financier (avoir économisé) ou un matelas de secours (papa/maman/pépé/mémé…). Deuxièmement, s’ils ont pu choisir le télétravaille les pieds dans le sable, c’est qu’ils disposent d’un boulot qui le permet (on est loin de l’usine ou de l’agriculteur). Troisièmement, ceux qui ont tout plaqué ne semblent pas particulièrement inquiets de l’après, c’est-à-dire du chômage de longue durée qui pourrait les toucher après cette période enchantée.
Pour Brut, ces jeunes ont soit eu la bonne idée (“pourquoi ne partons-nous pas tous travailler depuis la Thaïlande ?”) soit pris le “risque” de tenter l’expérience sans jamais mentionner les conditions de possibilité.
Les deux côtés d’une même pièce
Alors oui, on pourra dire que mettre ces deux vidéos face à face c’est mettre en relation deux phénomènes qui n’ont rien à voir. Et justement. Twitter donne à voir deux “mondes” que tout oppose. Qu’y-a-t-il dans la tête de ces jeunes expats ? Il est fort à parier que leurs algorithmes les protégeront de la vision de la “violence” des syndicalistes “agressant” une ministre sous un ciel couvert de mars à Rodez. Plus de chance qu’ils tombent sur des paysages de bout du monde, des recettes détox ou autres photos de salon aménagées à l’identique de Paris à Brooklyn (on notera d’ailleurs que les espaces de coworking se ressemblent tous).
Si ces fiers représentants de la mondialisation et du progressisme se trouvent confrontés à la vidéo de prolos fâchés, on peut supposer deux réactions :
- Une optimiste : “Oh les pauvres ! Ces inégalités tout de même, il faudrait faire quelque chose. Un tweet, peut-être?”
- Une bien dégueulasse : “Quelle agressivité, ils ne comprennent pas le monde et les lois de l’économie. Eh bon, peut-être qu’ils auraient dû bosser à l’école”.
Ces deux vidéos montrent ce qui fait tenir le système capitaliste actuel : les premiers de corvées qui le font tourner et ceux, moins nombreux, qui le maintiennent idéologiquement.
Les expats macronisés, s’ils voient la vidéo des syndicalistes, n’interrogeront jamais les raisons profondes qui produisent ces licenciements, l’exploitation et la domination des pauvres. Ils se contenteront, au mieux, d’incriminer le virus, la faute à pas de bol. Ils n’auront également aucune réflexion sur les raisons d’une maison avec piscine à 10€ par nuit à l’autre bout du monde ou sur les politiques menées par les pouvoirs Thaïlandais, Indonésiens ou Mexicains et leurs effets sur les populations les plus pauvres.
Alors que la crise se prolonge, que 10% de la population française vit avec moins de 900€ par mois, que 300 000 personnes sont à la rue et que le nombre de plans sociaux explose, certains en profitent pour échapper à l’enfer du confinement et du télétravail en se barrant avec leur mac à l’autre bout de la planète. Très bien pour eux. Comme ils ne sont pas concernés par les vagues de licenciement, leurs interrogations dignes d’un livre de développement personnel portent sur leur environnement de travail (appart ou plage ?). Tout le système actuel est ici résumé.
Cassandre Solon
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