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À ce qu’il paraît, les femmes ne savent pas négocier leur salaire. Elles s’ « auto-censurent » et c’est notamment pour ça que les inégalités de salaires entre les femmes et les hommes ne bougent quasiment pas depuis les années 1990. Bref, c’est quand même un peu de notre faute quoi.

Comme je ne me laisse pas facilement abattre, j’ai donc entrepris il y a quelques années d’être payée comme un homme. Voici le récit de mon expérience.

Première étape : le constat

À l’époque, je travaillais dans une administration en tant que contractuelle. J’avais un contrat de travail de 3 ans (une spécificité des contrats dits « de droit public ») et ma rémunération était fixée par un indice, l’Indice net majoré (ou INM). C’est un nombre à 3 chiffres (sauf si t’es directeur d’administration central) qu’il faut multiplier par le fameux « point d’indice », vous savez, celui qui n’est pas du tout sensible au réchauffement climatique et qui ne connaît que très rarement le dégel. Pour les fonctionnaires (qui ont été reçus à un concours donc), cet INM évolue régulièrement selon des règles qui sont communes à toutes et tous. Mais pour les contractuels de la fonction publique, cet INM est fixé en fonction de ce qu’on pourrait appeler la « gueule du client ». Bref, tout est négociable. Mais pas pour tout le monde. 

C’est quand même toujours les mêmes qui semblent les mieux payés

Fatalement, cet état de fait dans une administration qui embauche près de deux tiers de contractuels, ça fait discuter. On compare nos salaires, on se partage les bruits de couloir sur tel ou tel qui, paraît-il, a un salaire mirobolant qu’il renégocie tous les ans avec succès. Et rapidement, on se rend compte que, à l’échelle d’un pôle d’une vingtaine de personnes, c’est quand même toujours les mêmes qui semblent les mieux payés (les hommes quoi, vous avez compris). Par exemple, j’ai découvert que mon collègue de bureau qui faisait littéralement le même travail que moi gagnait quasiment 50 % de plus que moi. On parle de pas loin de 1 000 euros par mois soit 12 000 euros par an.

Deuxième étape : demander des comptes à la hiérarchie directe

Avec une collègue, on a donc entrepris de demander des comptes à notre direction parce que figurez-vous que, encore en 2019, les gars n’avaient toujours pas trouvé utile de faire apparaître les chiffres des inégalités de salaire au bilan social. À l’époque, mon chef se disait plutôt concerné par les questions d’inégalités femmes-hommes, et il nous a donc rapidement convoquées, ma collègue et moi. Après nous avoir fait un long laïus sur le fait qu’il était un homme moderne et très attentif aux questions d’inégalités de salaires, qu’il était tombé de sa chaise en lisant notre requête et qu’il avait derechef mené une enquête appuyée auprès des ressources humaines pour percer l’incroyable mystère pour lequel on l’avait sollicité, il nous a fait part de ses conclusions.

Il avait sous les yeux un document avec les INM (les indices qui déterminent le salaire donc) de tout le pôle et nous a montrées, chiffre à l’appui, une ligne avec une femme bien payée (argument à peu près aussi pertinent que celui qui consisterait à dire que les femmes ne sont pas moins payées que les hommes parce que Beyonce). Ensuite, il m’a expliqué que si l’un de mes collègues était mieux payé que moi pour faire un travail comparable au mien, avec le même diplôme et plusieurs années d’expérience en moins que moi, c’était parce que lui faisait de la programmation informatique.

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8 mars 2023 – Journée Internationale pour les droits des femmes (Paris – République à Nation) – Photo par Serge D’Ignazio

Je ne l’ai pas encore précisé, mais mon travail à l’époque consistait à manipuler d’énormes tableaux de données statistiques pour produire des chiffres, des graphiques et des cartes à destination, notamment, des cabinets de ministre. Pour faire ce travail, je passais mes journées à écrire des lignes de code, bref à faire de la programmation informatique. Comme il était pour lui complètement inconcevable qu’une femme soit capable de coder, mon chef pensait visiblement que je passais mes journées à cliquer très très vite sur mon ordinateur et je n’ai pas réussi à le convaincre du contraire. Quant à mon collègue de bureau qui gagnait 50 % de plus que moi, l’administration avait décidé de se caler sur le salaire de consultant dans le privé qu’il avait auparavant. Satisfait de son exposé, il nous a donc renvoyées, nos interrogations et nous, dans nos bureaux. 

Troisième étape : mobiliser les syndicats

Comme je n’étais pas convaincue par la démonstration de mon chef, j’ai décidé de passer par la voie syndicale pour demander à la direction de rendre des comptes sur les inégalités de salaire entre les femmes et les hommes à l’échelle de l’administration. Si, comme l’affirmait mon chef (sans rien objectiver), les inégalités de salaires n’existaient pas dans notre administration, il devait être très simple de le prouver en publiant un bilan social digne de ce nom et c’est donc ce que les syndicats ont demandé à la direction. Le combat a duré un looong moment pendant lequel la direction s’est livrée à une véritable performance en termes de défilades du simple « Nous reviendrons vers vous dans les meilleurs délais » jusqu’au classique « Des problèmes informatiques ont ralenti le processus de préparation des données » en passant par la victimisation « Quoi ?? Vous ne nous croyez pas quand nous disons que, chez nous, les femmes sont payées autant que les hommes ?? » et l’excuse pourrie du « secret statistique » totalement sans fondement, mais qui permet de gagner du temps.

Finalement, on a réussi à obtenir les fameux chiffres. Lors d’une réunion réunissant la direction et les syndicats, la direction nous a présentés ses conclusions : après nous avoir montrés des slides avec des tableaux complètement illisibles, elle nous a annoncé que tout allait bien : les écarts de salaires entre les femmes et les hommes étaient “non significatifs” et notre syndicat s’était encore fait monter la tête par des hystériques.

Manque de pot, j’avais recopié ligne à ligne chacune des données du document dans un tableur (comme je clique très très vite, ça a été rapide) et calculé les indicateurs d’écart de salaire (ce que la direction n’avait évidemment pas fait espérant sans doute nous décourager avec leurs tableaux imbitables). Le résultat était sans appel : les inégalités de salaires dépassaient largement ce qui était observé au national, y compris dans le secteur privé. En moyenne, les femmes gagnaient, au minimum, un cinquième de moins que les hommes (plus de 20 % d’écart) à temps de travail égal (c’est-à-dire sans tenir compte du temps partiel).

En moyenne, les femmes gagnaient, au minimum, un cinquième de moins que les hommes (plus de 20 % d’écart) à temps de travail égal

Le nez dans ses déjections, la direction a bien dû assumer et a commencé à se conformer aux exigences légales en lançant une « grande concertation en vue de la mise en place d’un plan d’action en faveur de l’égalité femmes-hommes » ou tout autre intitulé bullshit qui permet de gagner beaucoup de mois, en faisant semblant de faire quelque chose. Les premières pistes d’action étaient les suivantes : la mise en place de la semaine de 4 jours pour permettre aux femmes de s’occuper de leurs enfants sans perdre de salaire et aussi investir dans la formation. Eh oui, si les femmes sont moins payées, c’est parce qu’elles ne sont pas assez formées, c’est bien connu (en réalité, c’est le contraire) ! En tout cas, une certitude : aucun budget ne sera débloqué pour rattraper les salaires des femmes et ainsi parvenir à une situation d’égalité salariale. Quelle revendication fantasque !

Quatrième étape : interpeller les RH

En attendant la mise en place du fameux plan d’action, dont je n’attendais plus rien, et encouragée par une collègue qui a fait de même, j’ai décidé d’interpeller la direction des ressources humaines sur mon cas. J’avais constitué un dossier et un argumentaire imparable pour prouver qu’il n’y avait aucune raison pour que je sois à la fois la plus ancienne de mon équipe, celle qui avait formé les nouveaux membres (tous des hommes), la plus exposée aux commandes politiques urgentes et en même temps la moins payée. Pas besoin d’avoir fait le barreau.

J’ai sollicité un premier entretien, puis un second auprès de la direction du service RH, j’ai rédigé des mails, j’ai fourni des documents, j’ai même vanté la qualité de mon travail histoire que personne ne puisse me dire que je ne savais pas négocier mon salaire.

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8 mars 2023 – Journée Internationale pour les droits des femmes (Paris – République à Nation) – Photo par Serge D’Ignazio

Au cours de mon premier entretien avec le secrétaire général, ma démonstration l’a (littéralement) bien fait marrer. Comme je n’avais pas de réponse, au bout de plusieurs mois, j’ai re-sollicité un entretien auprès de la DRH qui a fait semblant d’avoir l’air très concernée, mais n’a rien fait du tout.

Plusieurs mois plus tard, j’ai finalement reçu un mail laconique m’indiquant que le service des ressources humaines « n’était pas en mesure d’accéder à ma demande de revalorisation » (en fait de revalorisation, j’avais demandé à ce qu’on me donne l’argent que je n’avais pas touché, mais soit). 

Cinquième étape : mobiliser le Défenseur des droits

Dans l’impasse, j’ai donc décidé de taper encore plus haut : j’ai saisi le Défenseur des droits (une autorité administrative prévue par la constitution qui est chargée de défendre les citoyens contre toute forme de discrimination).

La démarche en ligne est assez simple, j’ai écrit ma réclamation et j’ai déposé toute une série de documents : fiches de paie, échanges avec la direction, rapports d’évaluation, et même des témoignages de collègues du genre « j’atteste qu’elle m’a formé et que je gagne beaucoup plus qu’elle ».

J’ai rapidement été rappelée par un juriste du Défenseur des droits. Il m’a indiqué que mon dossier était suffisant pour ouvrir une enquête et qu’il en aurait la charge. Il m’a ensuite posé plein de questions pertinentes, m’a écouté longuement et m’a demandé des documents supplémentaires pour appuyer mon dossier. Il m’a également dit que l’ouverture d’un dossier impliquait qu’ils allaient entrer en contact avec le service RH de mon administration pour leur demander des comptes. Bref, l’offensive finale était lancée et je me voyais déjà mener un cortège de femmes au bureau de la DRH au cri de « Rendez l’argent ! » avec fumigène, sifflets et BFM en back up pour assister à ce soulèvement historique des femmes qui allait signer la fin des inégalités de salaire. 

Mais au bout d’une heure et demie d’entretien, le juriste du Défenseur des droits a préféré me prévenir : « Votre dossier a vraiment très peu de chances d’aboutir à un courrier officiel de la Défenseure des droits [Claire Hédon] reconnaissant une situation de discrimination ». J’ai protesté, j’ai invoqué l’article L3221-2 du code du travail – « Tout employeur assure, pour un même travail ou pour un travail de valeur égale, l’égalité de rémunération entre les femmes et les hommes » mais le monsieur du Défenseur des droits a fini par avouer : « Vous savez, un mauvais management ne constitue pas une preuve de discrimination. Pour ça, il faut des éléments absolument incontestables comme un mail qui traîne sur une photocopieuse avec écrit noir sur blanc : « Celle-là / celui-là, on va moins le payer parce que c’est [placer ici l’un des 25 critères de discriminations]. » Votre employeur va sans doute prétexter que vos collègues ont demandé plus que vous au moment de leur recrutement et on ne pourra rien faire. »

Capture d’écran issue du site du Défenseur des droits : https://www.defenseurdesdroits.fr/fr/institution/competences/lutte-contre-discriminations

Conclusion : tant que votre employeur n’écrira pas sur le mur de l’Inspection du travail du coin « Je paye moins les femmes que les hommes », même le Défenseur des droits ne pourra rien pour vous. Depuis, mon dossier a visiblement été calé sous une pile, que j’imagine énorme, de dossiers similaires au mien et j’attends toujours, sans grand enthousiasme, les conclusions d’une enquête ouverte il y a presque un an. 

Bref, je me suis bien battue, j’ai épuisé tous les recours à part la justice et je n’ai obtenu aucun autre résultat que d’être détestée par la direction de mon administration et de risquer de ne pas voir mon contrat renouvelé. 

Hypocrisie, non-dits et faiblesse des outils légaux

En France, les inégalités de salaire entre les femmes et les hommes sont de l’ordre de 22 %, c’est-à-dire que les femmes gagnent en moyenne 22 % de moins. La principale raison de ces inégalités, c’est que les femmes travaillent pour plus d’1 sur 4 à temps partiel, notamment pour assurer le fonctionnement des foyers et parce qu’il est parfaitement impossible de faire ce travail en travaillant de façon rémunérée 40 heures par semaine. Le « reste » des inégalités de salaire s’explique par tout un tas de choses parfaitement objectivables derrière lesquelles se cachent les patrons pour dire que ça n’est pas de leur faute : les femmes occupent moins des postes à responsabilité (mais du coup, personne ne peut prouver que c’est en raison de discriminations), les femmes travaillent dans des secteurs moins rémunérateurs que les hommes (ou dit autrement, les secteurs qui emploient majoritairement des femmes paient moins leurs employées) mais bon, elles l’ont « choisi » et les femmes ont des évolutions de carrière moins favorables en raison d’interruptions de carrière plus nombreuses parce qu’elles ont des enfants (apparemment elles les font toutes seules). 

En France, les inégalités de salaire entre les femmes et les hommes sont de l’ordre de 22 %

Chaque année, les médias se posent la même question au début du mois de mars : Mais pourquoi les femmes sont toujours moins payées que les hommes ? Pourquoi ça ne bouge pas ? Qui sont les managers maléfiques qui font exprès de moins payer les femmes parce qu’ils les détestent ? Où sont-ils ?

J’ai une réponse à leur donner : tout comme les monstres, ils n’existent pas.

Les inégalités de salaire entre les femmes et les hommes prospèrent sur l’hypocrisie et les non-dits sur lesquels repose l’ensemble de notre système économique. Tant qu’on continuera d’affirmer qu’il est possible d’entretenir un foyer avec deux personnes qui travaillent à temps complet, que les femmes choisissent de se mettre à temps partiel pour s’occuper du foyer, qu’elles choisissent de travailler dans des secteurs ou d’occuper des emplois qui gagnent moins, qu’elles choisissent le fait de ne pas avoir autant négocier leur salaire que les hommes pour le même boulot ou encore qu’elles choisissent de ne pas candidater à des postes à responsabilités parce qu’elles préfèrent moins travailler pour s’occuper des enfants, et tant qu’on ne disposera pas d’outils légaux pour permettre aux femmes de se battre contre ces idées moisies, on ne sortira jamais la tête du sable.

Toute seule, je n’ai rien obtenu d’autre que la preuve que négocier son salaire ne suffit pas. Mais si toutes les infirmières, les aide-soignantes, les maîtresses, les développeuses informatiques, les secrétaires ou les femmes de ménage se mettent à demander des comptes à leur service RH, à leur direction, à leur inspection du travail ou encore au Défenseur des droits, le vent commencera peut-être à souffler sur l’immense plage de sable du patriarcat capitaliste et les femmes pourront commencer à relever la tête. 


Adèle K.

Photos par Serge D’Ignazio


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