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C’était le feuilleton médiatique le moins excitant du printemps, supplanté par HPI sur TF1 et la rediffusion des Star Wars sur TMC : qui va donc devenir Premier ministre de Macron ? L’ensemble des rédactions de la presse mainstream était au taquet, relayant complaisamment le moindre ballon d’essai de Macron, comme si cette question avait de l’importance. Hé ho les journalistes, nous vivons dans la Ve République de Macron, le nom du premier ministre importe peu puisque le manager toxique qui nous sert de président garde la main sur tout, avec la bénédiction de ses proches qui le considèrent comme un dieu vivant (« Jupiter », souvenez-vous) ! Il suffit de voir comme seule la presse semble remarquer le départ de Jean Castex, vous savez le préfet prétentieux qui nous a engueulé pendant toute la pandémie. « Un quasi-saint de la politique » s’emporte pourtant le Monde, les larmes aux yeux. Il faut dire que ce haut fonctionnaire chiant comme la pluie savait jouer de son accent chantant pour se donner un genre différent de ce qu’il est vraiment (un haut fonctionnaire néolibéral bien de son temps), ce qui n’a trompé que les journalistes parisiens pour qui “accent du sud = prolo sympa”. 

On notera les efforts déployés par nos grands médias pour nous rendre notre vie oligarchique – pardon, « démocratique », plus intéressante et surprenante qu’elle ne l’est vraiment.

Le suspens est donc terminé, et … roulement de tambour : la presse nous a annoncé la nomination d’Elisabeth Borne. On notera les efforts déployés par nos grands médias pour nous rendre notre vie oligarchique – pardon, « démocratique », plus intéressante et surprenante qu’elle ne l’est vraiment. Ainsi, le choix de Borne serait hyper disruptif car elle serait « de gauche ». C’est le Figaro qui nous le dit : Borne serait « une réformatrice techno issue de la gauche ». Ah bon, parce que le PS de Hollande c’est la gauche ? On ne sait plus trop ce que « gauche » veut dire, mais par contre « technocrate autoritaire ayant toujours favorisé les intérêts de la bourgeoisie » là par contre, on voit mieux.

Car Elisabeth Borne a un bilan, et pas léger. Issue de l’école Polytechnique, véritable pouponnière des enfants de la bourgeoisie qui deviendront préfets, hauts fonctionnaires, dirigeants d’entreprise privée ou publique et qui apprennent à considérer qu’il vaut mieux décider pour les autres car ils sont trop cons pour se faire un avis, Elisabeth Borne n’a jamais foulé le même sol que nous. Comme Jean Castex, ce gars si authentique avec son accent, elle préfère l’avion au train.

Comme Macron et nombre de hauts fonctionnaires de la macronie, Borne a su passer du public au privé quand le vent l’y menait. Et c’est le contribuable et les automobilistes qui en ont fait les frais : en effet, le journaliste Benoît Collombat a montré, dans une enquête de Radio France, qu’Elisabeth Borne est largement co-responsable d’une renégociation très défavorable à l’Etat dans le cadre du renouvellement des concessions d’autoroutes (privatisées dans les années 2000). C’était en 2014, et Borne était alors directrice de cabinet de la ministre de l’écologie Ségolène Royal. C’est à ce titre qu’elle a mené ces négociations, qui se sont avérées largement favorables aux sociétés privées. Collombat nous apprend au passage que Borne a été directrice des concessions autoroutières pour la société Eiffage de 2007 à 2008… Comment s’étonner, dès lors, qu’elle ait aussi vite écarté de l’équation la renationalisation des autoroutes, pourtant réclamée par des députés de la majorité socialiste de l’époque ?

Comme Macron et nombre de hauts fonctionnaires de la macronie, Borne a su passer du public au privé quand le vent l’y menait. Et c’est le contribuable et les automobilistes qui en ont fait les frais

Cette jolie manœuvre favorable au secteur privé a été menée conjointement avec Alexis Kolher, haut fonctionnaire alors directeur de cabinet du ministre de l’économie, un certain Emmanuel Macron. Kolher est concerné par le même type d’affaire, relative à la façon dont l’Etat a négocié avec la société de croisière MSC, dans le cadre des chantiers de Saint-Nazaire, alors que Kolher avait des liens d’intérêts forts avec MSC. 

Kolher, Macron et Borne sont devenus comme on le sait des personnages centraux de la séquence politique suivante, celle de l’ascension de Macron et de son règne violent au service de la bourgeoisie. Il a été durant tout ce temps bien servi par Kolher, devenu secrétaire général de l’Elysée, et par Borne, ministre des transports, puis de l’écologie, puis du travail.

Le bilan de Borne est bien connu : ministre des transports, elle a tenu tête à la grève des cheminots contre la réforme ferroviaire, qui a mis fin au statut des travailleurs du rail et entériné l’ouverture à la concurrence prévue par Bruxelles. Borne a soutenu les raisonnements absurdes de type “concurrence = amélioration de la qualité du service”, et a tenu tant à améliorer la compétitivité de la SNCF qu’elle a refusé d’interdire les vols intérieurs pour favoriser les liaisons ferroviaires. Récemment, au moment du scandale des cabinets de conseil (toujours techniquement en cours), nous apprenions que son ministère avait entièrement sous-traité à un cabinet privé l’étude d’impact de la loi d’orientation des mobilités de 2018 : autrement dit, le document justifiant, auprès du Parlement, l’intérêt de la loi, a été rédigé par une boîte privée. Aucun problème pour Borne, décidément le genre de haut fonctionnaire McKinsey-compatible.

Ministre de l’écologie, elle a brillé par son zèle à repousser une des rares propositions progressistes du programme de Macron : l’interdiction de l’usage du glyphosate en agriculture, repoussée pour finalement … attendre une décision européenne. Notre nouvelle Première ministre tiendra-t-elle cette promesse (qui ne figurait pas dans le programme du président candidat) ? Un suspense que la presse mainstream saura entretenir – pas nous – vu la porosité des liens entre notre nouvelle Première ministre et les grandes entreprises de tous secteurs.

Comme ministre du travail, à partir de 2020 jusqu’à sa nomination à la tête du gouvernement, elle s’est illustrée par son soutien sans faille à l’application d’une réforme de l’assurance-chômage dont les grandes lignes avaient été dessinée par sa prédécesseure, Muriel Pénicaud, et votée au Parlement en 2018. Cette réforme, dont nous avons beaucoup parlé dans Frustration, a considérablement réduit les droits des chômeurs et leurs revenus, en particulier ceux de ceux qui alternent contrats courts et périodes sans emploi. En bonne “techno” macroniste, Borne a su défendre cette réforme injuste avec la mauvaise foi et l’aplomb dont il faut croire qu’ils sont enseignés dans un séminaire à Polytechnique (“Prendre les Français pour des cons, théorie et pratique”) : « L’objectif de la réforme de l’assurance chômage, c’est de lutter contre la précarité de l’emploi en réduisant le recours excessif aux contrats courts. Ils ont explosé de 250% en 15 ans en France » soutenait ainsi la ministre en juin 2021. De la part d’une membre du gouvernement qui a créé les ordonnances travail de 2017 qui contenaient – entre autres – la possibilité pour les employeurs d’user et d’abuser de CDD, c’est assez gonflé.

C’est à ça que l’on reconnaît une bonne “techno” de la bourgeoisie : quelqu’un qui est capable, sans sourciller, de faire passer pour technique un choix politique.

Comme tout bon macroniste, Borne a en permanence nié la dimension politique de cette réforme (priver les chômeurs de droit et réduire la protection sociale) au profit d’explications techniques (réduire le chômage, “pérenniser” les finances de l’assurance-chômage etc). C’est à ça que l’on reconnaît une bonne “techno” de la bourgeoisie : quelqu’un qui est capable, sans sourciller, de faire passer pour technique un choix politique. Quelqu’un qui passe lestement de la grande entreprise privée au service public et qui a constamment les intérêts des actionnaires et du patronat en tête, mais fait comme si c’était le bien commun qui l’obsédait. Mauvaise foi ou mensonge à soi-même ? 

On n’ira pas creuser plus loin dans la psyché de Madame Borne, ce serait faire beaucoup d’honneur à quelqu’un qui n’a pas le moindre souci à poursuivre le harcèlement administratif et moral à des millions de demandeuses et demandeurs d’emploi.

Désormais Première ministre, seconde femme à ce poste donc, Elisabeth Borne a eu quelques mots pour les “petites filles” qui devaient “poursuivre leur rêve”. Le rêve de ne pas être au chômage ? Celui de respirer un air sain et de connaître encore des oiseaux qui n’auront pas été décimés par l’agriculture intensive ? 

Une chose est sûre, le choix de Borne nous en dit long sur la volonté du président (et du clan social qu’il sert) de poursuivre la blitzkrieg sociale qu’il mène depuis 5 ans. Face à Borne, à nous de fixer dès maintenant les limites.


Nicolas Framont


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