Des « Informés » de France info aux émissions de Public Sénat, j’ai croisé essentiellement, pendant plusieurs années à participer à ces “débats”, des gens étroits d’esprit, manipulateurs et qui ne travaillaient pas leur sujet. Mais plus ennuyeux encore : j’y ai vu comment le débat public autorisé était maintenu dans un cadre idéologique très strict où il est impossible de parler de classe dominante, de propriété ou d’égalité sans passer pour un fou. Et ce, même avant l’arrivée dans les studios. Entre 2015 et nos jours, j’ai participé à ces émissions en essayant d’en changer un peu le ron ron quotidien. J’en ai déduit qu’il n’y avait pas besoin, hélas, d’un Vincent Bolloré pour rendre notre télé imperméable à toute idée un peu critique, voici pourquoi :
Comment se retrouve-t-on à la télévision, à débattre en direct de grandes questions d’actualité, donnant son avis sur les sujets qui concernent la vie des gens ? C’est assez simple et ça n’a rien à voir avec votre valeur, votre « expertise » ou votre honnêteté intellectuelle. Bien au contraire. Tout d’abord, il faut avoir publié quelque chose, être journaliste ou appartenir à une institution un tant soit peu prestigieuse. Une première précaution, peut-on penser, encore faudrait-il qu’on soit nécessairement intelligent ou compétent lorsque l’on est journaliste, universitaire, politologue ou sociologue. Rien n’est moins sûr. Ce qui est sûr en revanche, c’est que statistiquement ce filtre est d’abord social, puisque les diplômés en France sont majoritairement enfants de cadres et professions intellectuelles supérieures. Ce qui explique pourquoi près de 70% des gens que l’on voit à la télévision, selon le CSA, sont issus de cette catégorie sociale. Et qu’aucun ouvrier ne donne jamais son avis sur des sujets qui les concernent pourtant au premier chef.
Des sujets de débat envoyés 1h à l’avance
Les premiers concernés ne sont jamais présents dans les émissions de débat car le journaliste qui produit une émission de débat veut des “experts”, “neutres” car pas “directement concernés” par l’actualité dont ils vont discuter. Une fois votre premier passage dans une émission réussie (vous n’avez ni bégayé, ni insulté le présentateur, ni vomi de stress : bravo), votre numéro transite de journalistes en journalistes et un boulevard s’offre à vous. Pas grand monde n’ira vérifier qui vous êtes vraiment, ce que vous avez vraiment publié (les journalistes ne lisent généralement pas les livres). C’est ainsi qu’à 26 ans, alors que j’étais encore doctorant en sociologie et militant d’extrême-gauche sur mon temps libre, j’ai reçu mon premier coup de téléphone pour un passage média prévu le lendemain sur le plateau de LCI. Grosse pression ! Lors du premier contact, les producteurs sont toujours extrêmement vagues : “vous interviendrez à 19h10 pour parler de la désaffection des jeunes pour la politique / pour débattre de comment réenchanter la démocratie / de la hausse du déficit public / du trou de la sécu”. Combien de temps, pourquoi, avec qui ? Vous le savez rarement à l’avance.
Cela va sans dire, l’émission aura lieu à Paris. Il est frappant de constater que lorsqu’un journaliste vous appelle, ayant trouvé notre numéro dans son listing “contacts sociologue / gens de gauche”, il part du principe que vous habitez dans Paris intra-muros. Depuis que je suis revenu vivre dans ma région d’origine et que je le signale, je recueille le plus souvent un silence surpris de mes interlocuteurs. Ce filtre géographique est évidemment un filtre social : qui vit et travaille dans Paris intra muros ?
Le lendemain, 1h avant l’émission (si vous avez de la chance); vous recevez les informations manquantes : les sujets abordés, les invités avec qui vous allez débattre… Si vous avez un métier à temps plein, comme c’était mon cas, vous avez une dizaine de minutes à la pause pour griffonner quelques idées avant l’émission, et googliser les autres invités pour savoir à qui vous avez affaire. Cette situation, je l’ai connue systématiquement pour l’émission “les informés” de France Info (TV et Radio), qui porte très mal son nom puisque vous êtes invité quels que soient les sujets. Qu’importe qu’il s’agisse de foot, de hausse du prix du kérosène ou du programme de Jean-Luc Mélenchon : vous êtes un “informé”.
Des conditions de travail dégradées qui favorisent le règne de l’expert bourgeois professionnel
Pourquoi de telles énormités sociales dans l’organisation d’une émission de débats ou d’idées ? D’abord parce que plus personne ou presque ne réfléchit à ce que cela signifie d’organiser des débats télévisés sur des sujets de société. On enseigne aux étudiants en école de journalisme de rechercher des gens qui ont une “hauteur de vue”, sous-entendu bac+5, sous-entendu bien nés et qui ne subiront pas ce qu’ils prônent. On ne va quand même pas faire venir un smicard pour parler du niveau des salaires ? Non mais sans blague.
Ensuite, les conditions de travail des préparateurs et préparatrices d’émission nourrissent la logique générale qui favorise ces biais sociaux et politiques. Parfois soumis au rythme éreintant d’un débat à organiser par jour, les journalistes (que l’on appelle dans le jargon des “programmateurs”) sont les “petites mains” des animateurs sur plateau, et ne peuvent souvent se permettre beaucoup d’audace dans le choix des invités. Ce qui est recherché, c’est un invité que l’on peut prévenir la veille pour le lendemain voire, ça m’est déjà arrivé, 3h à l’avance (“bonjour Monsieur Framont, êtes-vous disponible pour venir débattre ce soir sur le thème “l’antiracisme est-il le nouveau racisme ?””). Il vit donc à Paris. Ensuite, il est rodé à l’exercice, souple et adaptable, il a une théorie sur tous les sujets. Bref, c’est un prêt à débattre, ou ce qu’on appelle, dans la profession, les gens “déjà dans le taxi”.
En toute logique, celles et ceux que l’on voit le plus dans les émissions de débat dédient une partie de leur vie à ça. Certains le font en entrepreneur individuel professionnel, comme Thomas Guénolé qui déploie son numéro de “sociologue quantitativiste” et propose une nouvelle théorie politique tous les six mois. Passer à la télé fait vendre ses bouquins, vendre ses bouquins le fait passer à la télé… Il y a ensuite des gens qui sont rémunérés par des “think tank”, eux-même financés par des bourgeois qui défiscalisent tout en soutenant les idées qui leurs sont chères. C’est grâce à leur générosité que vous trouverez à longueur de semaine des Gaspard Koenig (du think tank “Génération Libre”), William Thay (think tank “le Millénaire”), ou encore Paul Melun. Ce dernier est un bon exemple de la façon dont le système médiatique de l’invité “déjà dans le taxi” permet une ascension fulgurante sur la base de rien. Habitué de RTL, tous les jeudis sur LCI, régulier de Pascal Praud, il a créé son think tank (“Souverains demain!”) pour obtenir un titre et venir déverser une pensée souverainiste (prétendument de gauche, vraiment de droite) qui s’écoule avec fluidité dans les cadres convenus du débat.
Les débatteurs professionnels savent s’adapter aux contraintes des journalistes, non par empathie syndicale mais pour être sûrs de demeurer le “bon client” à qui l’on pense immédiatement quand on n’a que quelques heures pour planifier le débat du lendemain.
Petite causerie entre copains
Si vous n’êtes pas un expert professionnel rompu au petit cérémonial de la télévision en direct, vos problèmes commencent déjà quand vous montez dans le taxi que la production vous a envoyé. Par réflexe, vous acceptez. Les transports en commun étant ce qu’ils sont et les émissions le plus souvent en direct, le retard n’est pas envisageable. De plus, vous faites ça gratuitement, alors ça vaut bien un trajet gratuit en tacos, merde ! Le voyage en taxi vous plonge dans l’univers ouaté de la bourgeoisie télévisuelle. Vous passez directement de chez vous au studio de l’émission, et votre seul contact socialement éloigné de vous sera le chauffeur. Ce qui explique d’ailleurs pourquoi nombre de journalistes et experts des plateaux télés citent l’avis de leur taxi ou VTC pour appuyer leurs propos : ils sont sans doute les seuls travailleurs à qui ils ont parlé dans la journée.
Après cet intermède luxueux et calme, l’arrivée dans les studios relève de l’épreuve de force sociologique quand vous ne faites pas partie de ce monde. Tout d’abord, il faut savoir que l’immense majorité des sièges de télévision et radio se situent dans l’ouest de la capitale, c’est-à-dire dans le XVIe arrondissement (Radio France), le XVe (France Télévision), Boulogne-Billancourt (TF1)… Tout est situé dans les quartiers les plus riches de la région parisienne. Autant dire que si vous arrivez à pieds, gueux que vous êtes, le choc sera rude. Vous comprenez d’office, au milieu des costumes, des tailleurs et de quelques baskets blanches, qu’on ne rêve pas ici de justice sociale.
Pour ma part, en général, c’est une productrice enjouée qui vient me chercher dans le hall. Elle vous annonce l’arrivée imminente des autres invités et vous invite à passer au maquillage sans attendre. Car oui, tout le monde est maquillé à la télévision. En quelques minutes, vous ressemblez aux présentateurs irréels de BFM TV. C’est le moment egoboost de la soirée : on n’imagine pas comme le fond de teint de télé peut faire des miracles, faisant disparaître vos cernes, vos insomnies… mais pas votre stress, qui se précise à mesure que l’heure de l’entrée en plateau approche.
Frénétiquement, vous consultez vos notes, tel un élève de 3e avant l’interro de math. Les premières années, je me rendais à ces émissions avec un grand cahier où j’avais pris des notes, entourant de grands chiffres chocs, un stylo, quelques articles imprimés sur les sujets abordés. C’est une habitude que l’on finit par perdre : dans le petit salon attenant au studio, aucun des trois invités avec qui je vais débattre n’a de note. Chacun vient les mains dans les poches et durant le temps qui nous sépare de l’émission, pas grand monde n’évoque les sujets qui seront abordés. “C’est sur quoi déjà ?”, demandait régulièrement un éditorialiste de droite invité récurrent des Informés.
Vous voilà face à vos adversaires. Si vous êtes un sociologue de gauche, voire marxiste, et que votre but est de rendre justice à la classe laborieuse en passant à la télévision pour parler de sa réalité, le combat commence maintenant. Mais le format est on ne peut plus déstabilisant. Autour d’un petit café, vos adversaires politologues de Science Po, rédacteur en chef de Challenges, journalistes au Figaro se racontent leurs vacances. Ils s’apostrophent joyeusement car ils se voient presque tous les jours, parfois deux fois dans la journée sur un plateau différent. Durant ce moment de gêne, vous avez tout le loisir de constater que vos chaussures sont élimées et sales et que les souliers à 600€ de vos adversaires brillent comme une Audi neuve. J’ai d’ailleurs fini par comprendre que les bourgeois avaient au moins 15 paires de chaussures. Avec ma seule paire estampillée “ville – émission de télé”, à fortiori à 75€, j’étais hors-jeu.
Il faut venir déjà radicalisé dans ce genre d’émission. Sûr de vos positions, de vos connaissances, de vos “chiffres”, de votre place dans la société et assumant votre appartenance de classe. Je n’avais pas cela, à l’époque où je jouais le jeu en me disant qu’il était nécessaire qu’une parole un peu anticapitaliste existe à la télévision et où une partie de moi-même rêvait encore d’être reconnu dans le petit monde intellectuel parisien. On m’écrivait pour me remercier de mes interventions, mes amis m’encourageaient, ma grand-mère regardait même si la politique ne l’intéresse que peu, mais une fois dans ce petit salon j’étais plus seul que jamais. Car oui, la “neutralité” et “l’équilibre” des émissions de débat requièrent un invité de gauche pour trois de droite, c’est quasi systématique.
Naturellement, la “gauche” que l’on vous demande d’incarner est à responsabilité limitée. Même avant d’entrer sur le plateau, vous faites face à cette réalité : les invités sont tellement bourgeois, pro-patronaux et de droite (même ceux qui sont étiquetés “de gauche”) que si vous arrivez à placer “classe sociale”, “politique de classe” ou “partage des richesses” vous serez le boss des boss. Beaucoup d’énergie pour, au final, pas grand-chose.
Tous Pourris ? Non, tous bourgeois
Être témoin des petites discussions en off des invités avant et après l’émission est l’occasion de bien comprendre une chose : pour ces gens-là, la politique et “l’actu”, c’est un jeu. Autour d’un café ou d’une bouteille de Vittel et, après l’émission, d’un verre de vin, ils discutent d’untel qui a dit tel truc, de truc qui a parlé d’untel et surtout spéculent, spéculent et re-spéculent sur ce qu’untel fera, dira, s’alliera et surtout qui gagnera la prochaine présidentielle. “Ah bon tu penses que Rousseau va rester derrière Jadot ? Moi j’aurais dit que non ” ai-je entendu dernièrement, “Entre nous, Bertrand, il est grillé, il devrait parler avec Pécresse“. Le ton est le même que pour commenter un épisode de Game of Thrones. Avec encore moins d’intensité dans la voix, parce que dans leur vision de la politique, personne ne meurt. Normal : la population n’existe pas. Les morts au travail, les malades dans les hôpitaux, les résidents des EHPAD ne font pas partie de leur existence et ils ne partagent pas de commune humanité. Pour eux ce sont des foules, des chiffres, des apparitions fugaces dans un reportage France 3 Régions. Car on parle bien de gens qui n’ont croisé aucun travailleur à part les agents de nettoyage qu’ils ont snobés et la maquilleuse avec qui ils auront échangé trois mots, s’ils n’ont pas passé l’intégralité de la séance les yeux rivés sur leur smartphone.
Politiquement, ce joyeux moment de convivialité vous permet de découvrir la supercherie : ces gens qu’on va faire “débattre” sont globalement tous d’accord entre eux. Ils se connaissent, se croisent pendant leurs vacances, ont des amis communs, et qu’ils travaillent à l’Obs (“de gauche”) ou au Parisien (“neutre de droite”) ils pensent grosso modo la même chose de la société. Tous pourris ? Non, tous bourgeois (ce qui est, d’un certain point de vue, la même chose).
Ce qu’ils détestent ? Tout ce qui est à leur gauche (Mélenchon, Rousseau, Poutou…) et “les musulmans” qui sémantiquement parlant remplacent parfois “les arabes”. Cela peut sembler caricatural, mais je n’ai jamais pu prononcer le nom du candidat de la France insoumise devant ces gens sans recevoir de leur part un petit rictus méprisant, quand il ne s’agissait pas simplement d’un soupir exaspéré. “Mélenchon ? ça ne prendra pas“, me lançait dans l’ascenseur un “expert” de Science Po six mois avant la présidentielle de 2017, où le candidat avait obtenu tout de même 20% des voix.
Comment agir avec eux ? Rester poli, sourire de leurs conneries ? Participer à leur petit jeu d’anticipation politique ? Si vous avez un tempérament spontané de bon garçon poli, comme c’était mon cas, ça risque de vous arriver. Si en plus vous trouvez ces bourgeois un peu extravertis, polis (avec vous, pas avec l’agent de nettoyage noir évidemment), vous risquez de vous amollir. Rester aux toilettes tout le long de la petite causerie entre éditorialistes et “experts” est encore le mieux. Désormais, quand il le peut, mon camarade Selim Derkaoui m’accompagne et nous échangeons des regards amusés face à la morgue bourgeoise ambiante. Mais sans organisation préalable, il est fort probable que lorsque vous entrez sur le plateau, votre détermination, votre confiance et votre sérénité en prennent un coup, contrairement à vos interlocuteurs qui, les joues roses de plaisir, rient encore de leur dernier gossip.
Règle numéro 1 : jouer les observateurs désintéressés
Jingle, annonce des thèmes du débat. Parfois, sur “les informés”, ce ne sont pas les mêmes que ceux annoncés 1h plus tôt par sms. Qu’importe, on est “informés”, non ? Commence alors une petite valse que vous connaissez bien si vous zappez de temps en temps sur BFM, LCI ou Public Sénat : nous jouons à donner nos avis comme des experts neutres et froids alors que tous les participants savent dans le fond qu’il s’agit d’un débat tout à fait politique. Mais plutôt que de dire qu’on ne veut pas rétablir l’ISF parce qu’on ne veut pas de partage des richesses, on dira que “telle étude a montré un effet notable sur l’investissement”.
Plus courant encore, plutôt que de dire qu’ils sont pour une politique répressive en matière d’immigration, parce que les migrants ça fait chier, les “experts” vous diront que “les Français” sont très inquiets du péril migratoire et du risque islamiste, et qu’il faut les entendre ! Si “les Français” ne jouent pas le bon rôle, par exemple en s’opposant majoritairement à une réforme des retraites, il faudra leur opposer la Raison et dire que “les Français” doivent “entendre la vérité” qui est qu’il faut travailler “plus longtemps”. Bref, vous qui n’avez rien demandé, sachez que dès qu’ils peuvent, ces gens vous mobilisent pour appuyer des idées qui sont pourtant les leurs.
C’est un débat très politique mais il faut faire comme si c’était un débat très technique. C’est le principe même de toute idéologie : plutôt que de faire comme si votre position en était une, vous faites comme si elle était un “principe de réalité”, “le résultat d’une étude” ou “ce que disent les sondages”. Bref, n’assumez jamais que c’est vous, Jean-Louis Du Gonthier, éditorialiste au Parisien/l’Obs/Le Figaro qui voulez la fin de l’ISF, mais bien “les études” ou “les Français qui savent bien que”. Le réflexe de survie est de s’adapter à cette logique commune et de devenir alors un contre-expert, ce qui n’est pas difficile puisque ces gens n’ont que leurs préjugés, approximations et fausses informations (“les Français travaillent le moins en Europe”, “le trou de la sécu est abyssal”, “le Code du travail empêche d’embaucher”…) pour arguments. Sauf qu’en entrant dans leur jeu, vous devenez nécessairement moins offensif et moins percutant.
“Pourquoi tu prends l’accent bourgeois quand tu passes à la télé ?”. Cette question taquine posée il y a quelques mois par mon ami Benoît, ex-rédacteur en chef et cofondateur de Frustration, a de quoi m’ébranler. Et pourtant, je sens bien qu’à jouer le sociologue méthodique qui contredit les méchants libéraux en s’habillant comme eux (en plus mal), je perds un peu de ma personnalité au profit de la leur. Récemment, sur Mediapart, j’ai enfin dit, “je ne sais pas ce que pensent les Français mais moi c’est ça que je pense”, rompant avec la posture en vigueur. Ca fait un bien fou, et je parle ainsi comme je parle dans ma vraie vie, sans accent bourgeois. Mais en le faisant, je m’extrais aussi complètement du petit collectif de professionnels qui se trouve autour de moi. Au risque de décrocher du débat.
En somme, tout est fait pour que les personnes physiques et matérielles autour de la table, qui ont des intérêts financiers, des convictions politiques et une appartenance de classe soient gommées. C’est une règle tacite du jeu auquel vous assistez et tout contrevenant s’expose à des sanctions.
C’est ce qui m’a valu un “clash télé” mémorable avec l’acteur et réalisateur Mathieu Kassovitz sur le plateau de Frédéric Taddeï “Interdit d’interdire” sur RT France. Jugeant écoeurant le spectacle de cette personnalité du showbiz se livrant à une succession de reproches et de leçons de lutte aux Gilets jaunes, je lui ai dit que si ça se trouve, il payait l’ISF avant sa suppression et qu’il était donc mal placé pour juger la pertinence revendicative du mouvement social. La rage dans laquelle cette phrase l’a alors mis en dit long sur cette règle simple : ne jamais évoquer les intérêts matériels de vos interlocuteurs. En France, lors d’un débat télévisé, il faut toujours faire comme si les personnes autour de la table étaient des observateurs désintéressés de la vie publique, qui n’ont pas plus de goût ou d’intérêt pour une présidence Macron que pour une présidence Mélenchon, ce qui est évidemment entièrement faux.
Règle numéro 2 : ne pas défendre l’abstention, ne pas parler de classes sociales
Autre position absolument interdite : expliquer ou défendre l’abstention électorale. Le présupposé de tout débat télévisuel et de la majeure partie des journalistes français c’est que nous vivons en démocratie, que voter c’est très bien et s’abstenir c’est très mal. On accepte que vous donniez des explications sociologiques si elles sont misérabilistes et prononcées sur un ton navré. Il s’agit de répondre à la question “comment ramener les électeurs aux urnes”, et surtout pas “les urnes n’ont-elles pas si peu de sens que la majorité des gens s’en détournent ?”.
Comment surviennent les sanctions ? D’abord, vous pouvez ne plus être réinvités. Les producteurs cherchent des “bons clients”, c’est-à-dire des gens capables de parler vite et bien et éventuellement de mettre un peu d’ambiance. Clairement, on me faisait venir pour “pimenter le débat”, j’étais le sextoy que ces bourgeois à la vie sexuelle routinière s’offraient de temps en temps pour se faire peur quand le mot “justice sociale” était lâché. Le plus souvent, c’est le plateau tout entier qui exprime sa réprobation sur le moment : raclement de gorge, soupir, regards méprisants, rires le plus souvent. J’ai eu droit à de systématiques “jeune homme”, “mon jeune ami” de la part d’éditorialistes chevronnés. Et ce, même après avoir passé le cap fatidique de la trentaine. Être révolutionnaire, pour ces gens-là, c’est nécessairement être coincé dans une éternelle adolescence et vous le faire sentir est une façon basique mais efficace de vous discréditer.
L’animatrice ou l’animateur reste le véritable arbitre de la respectabilité du débat. Quand vous dites quelque chose qui reste dans les bonnes convenances du débat bourgeois, il vous relancera avec chaleur. Si vous vous écartez de ces règles, que vous défendez l’abstention, que vous parlez de propriété et de patronat, il ne vous relancera tout simplement pas ou vous coupera carrément pour passer la parole à un autre intervenant : game over. Votre message restera suspendu dans les limbes du flux télévisuel et disparaîtra à jamais.
S’organiser pour exister
“Il faut aller dans les médias porter une parole différente de la doxa néolibérale”. Ce mot d’ordre a du sens car je ne crois pas qu’on puisse réussir à porter dans la société des idées de justice sociale au moins, de révolution sociale au mieux, en snobant les grands médias. Et ce, tout en favorisant le développement de médias dits “alternatifs” qui, comme Frustration et quelques autres, utilisent leurs propres canaux de diffusion.
Mais ce n’est pas un rôle qu’on peut assumer en franc-tireur. Jouer ce jeu-là nécessite des conditions matérielles en préalable : vivre en région parisienne ou se rendre à Paris régulièrement (et donc être en mesure de se payer un billet de TGV, pardon, de “InOui”). Occuper un emploi avec une liberté horaire, qui ne soit ni physique ni trop fatiguant. Il faut pouvoir vous libérer à 17h, filer chez vous vous changer. Si vous avez le trac, votre journée sera fichue et votre nuit passée à ressasser les arguments que vous n’aurez pas sortis sera mauvaise. Oubliez également votre soirée avec votre ami.e, amant.e, amoureux.se. Revenir chez soi survolté, trop maquillé et en colère de n’avoir pu caser que quelques banalités sociale-démocrates n’est pas le gage d’un moment de qualité, je vous le garantis.
Quelles sont les professions des gens qui excellent dans les émissions de débat ? Rédacteurs en chef, journalistes, politiciens, employés d’un institut de sondage, universitaires… Salarié d’un parti politique, c’est par exemple le cas de David Guiraud, porte-parole de LFI et extrêmement efficace face à l’offensive idéologique zemmourienne. Ce sont des professions concentrées en région parisienne qui ne comportent pas de travail manuel et où l’on dispose d’une liberté horaire. Le graal est sans doute de devenir intervenant régulier d’une émission, comme les deux dirigeants du magazine Regards, Pierre Jacquemain et Pablo Pillaud-Vivien, mais il faut supporter le rythme et la difficulté des angles imposés.
Il y a quelques exceptions : Anasse Kazib, désormais candidat de Révolution Permanente à la présidentielle, cheminot, était chroniqueur aux “Grandes Gueules” (RMC). Il portait la parole des travailleuses et travailleurs et ne faisait aucune concession aux angles de l’émission – très droitière et très bourgeoise sous couvert d’être “proche des gens”. Il en a été viré en 2020, victime de son franc-parler (pour une émission qui s’appelle les “Grandes Gueules” c’est cocasse). Suite à mon passage à l’émission “A l’air libre” de Mediapart, nous avons échangé sur comment faire passer des idées anticapitalistes dans les médias mainstream.
Les réponses n’ont rien d’évidentes, mais une chose est sûre : pour infiltrer les médias bourgeois et y faire passer la parole de la classe laborieuse, la bonne volonté et le courage ne suffisent pas. C’est toute une organisation dont on aurait besoin, avec cette fonction-là : envoyer le plus possible d’ouvrières, d’employés, d’indépendants, de chômeurs, de précaires dans des émissions faites par et pour des bourgeois. Se demander comment on s’habille, mettre en commun des exemples, chiffres, argumentaires. Mais aussi se donner de la force avant et après l’émission.
Il ne faut certainement pas surestimer l’importance de ces chaînes dites de “débat”, qui utilisent ce format d’abord pour faire des économies sur leur masse salariale en virant des journalistes et en les remplaçant par la masse de personnages décrits tout au long de l’article. Gonflée artificiellement par les réseaux sociaux qui relaient et s’indignent des polémiques qui s’y créent, les chaînes dites “d’information en continu” méritent-t-elle qu’on y mette de l’énergie à lutter ? 2.2% de part d’audience pour CNews, mais des médias alternatifs qui montent, notamment sur YouTube.
En racontant certains pièges et chausse-trappes des émissions de télé, qui existaient déjà avant que Vincent Bolloré ne rachète et réorganise de nombreux médias pour faire passer la parole fasciste aux heures de grandes écoutes, j’espère avoir contribué à l’élaboration d’une nouvelle stratégie.