Les tenants du capitalisme nous donnent souvent à entendre une petite musique comme quoi les actionnaires seraient nécessaires au bon fonctionnement de notre économie. Les éditocrates et les politiques bourgeois préfèrent d’ailleurs parler d’investisseurs plutôt que d’actionnaires, afin d’insister sur leur noble rôle : ce sont des gens (aux poches bien pleines) dont l’existence garantit l’apport de fonds nécessaires à des entreprises (dans le besoin). Dans ce contexte, le marché des actions représenterait alors un lieu essentiel de financement de l’économie : des entreprises y émettent de nouvelles actions (créées des nouvelles parts de propriété de leur entreprise) ; des investisseurs les y achètent, en deviennent ainsi propriétaires, et donc actionnaires de l’entreprise.
Dès lors, comment oser s’opposer au marché des actions (à la « bourse ») et à ses investisseurs alors même que ce sont ces derniers qui permettent aux entreprises de se financer et de se développer ? Taxez-les davantage, et ils s’envoleront vers d’autres horizon telle une volée de moineaux et adieux l’investissement, bonjour le chômage ! Cette indignation, feinte par le patronat et par les « journalistes » économiques dès lors qu’un syndicaliste se risque à aborder la question du partage des richesses, est outrageusement mensongère. Cet article vous donnera les clefs de compréhension d’un gouffre financier inutile et néfaste à notre économie et dont on ne parle jamais : le coût du capital.
Les dividendes et la bourse, c’est quoi en fait ?
La bourse, qu’est-ce que c’est ? C’est un marché sur lequel s’échangent les titres de propriété des entreprises cotées. Ces titres de propriété, que l’on appelle des « actions », représentent des morceaux du capital des entreprises. Grosso modo, des entreprises ayant besoin d’argent se rendent sur ce marché, créent de nouvelles parts de propriété (elles « émettent » de nouvelles actions), et les vendent à des investisseurs qui, eux, ont du pognon à investir. Ces derniers, en acquérant les nouvelles actions deviennent ainsi propriétaires d’une partie de l’entreprise (plus précisément de son capital), et se métamorphosent alors en actionnaires. Ces opérations se déroulent sur ce qu’on appelle le « marché primaire » de la bourse. Et oui, car il existe également un « marché secondaire » sur lequel sont échangées, entre investisseurs uniquement cette fois-ci, des actions anciennement émises (sur le marché primaire). Le marché secondaire est un lieu uniquement dédié à la spéculation, qui fait évoluer ce qu’on appelle le « cours de bourse ».
Si vous avez compris le fonctionnement de la bourse, alors vous comprendrez l’entourloupe : si la bourse permet bien des transferts de fonds des actionnaires vers les entreprises, elle permet en réalité surtout l’inverse. En effet, le financement des entreprises lors d’une nouvelle émission d’actions ouvre en contrepartie un droit intemporel aux investisseurs en ayant fait l’acquisition : celui d’une rémunération via le versement de dividendes.
C’est quoi déjà au juste les dividendes ? C’est la part du profit qui échappe totalement au circuit économique de l’entreprise et qui est grassement distribuée aux actionnaires. L’entreprise définit un montant de dividendes par action, mettons 10€, et chaque actionnaire recevra autant de fois 10€ qu’il a d’actions. Chaque année, et aussi longtemps qu’ils seront propriétaires de l’entreprise, ces actionnaires pourront réclamer ces dividendes. Ils arrêteront d’en percevoir lors d’une éventuelle cession de leurs actions sur le fameux marché secondaire. Ils pourront alors espérer les vendre plus cher qu’ils ne les ont achetés et réaliser ainsi une plus-value.
En plus du versement de dividendes, les entreprises peuvent également rémunérer leurs actionnaires en rachetant elles-mêmes leurs propres actions sur le marché secondaire. Mais c’est tordu ! me direz-vous. Sauf qu’à travers ce mécanisme, les entreprises diminuent le nombre d’actions en circulation, accroissent le montant du dividende versé par action pour les actionnaires restants, et soutiennent le cours de bourse de l’entreprise favorisant ainsi les plus-values de cession futures. Pas si tordu que ça.
Les actionnaires ont représenté un coût net direct pour l’économie réelle de 369 milliards entre 2000 et 2018
Ok, mais sinon, l’un dans l’autre, tout ça profite quand même un peu aux entreprises non ? Absolument pas. Depuis l’année 2000, les émissions d’actions nouvelles sur le marché primaire ont apporté 418 milliards d’euros de capitaux aux entreprises. Voilà de quoi a priori redonner le sourire à une assemblée de bourgeois dépressifs. Mais les faits sont têtus. Dans le même temps, les entreprises ont reversé à leurs actionnaires 173 milliards d’euros via des rachats d’actions et leur ont distribué 614 milliards d’euros de dividendes nets. Après réalisation d’un calcul (ô combien savant), on arrive à la conclusion suivante : les actionnaires ont représenté un coût net direct pour l’économie réelle de 369 milliards d’euros sur la période 2000-2018.
En d’autres termes, le capital a représenté un coût moyen pour l’économie de 20 milliards d’euros par an. Mais qu’importe ! Sous la pression d’un patronat bien conscient de ses intérêts de classe, des technocrates nous ont malgré tout pondu il y a quelques années le Crédit d’Impôt Compétitivité Emploi (CICE) comme remède au seul coût supposé pénalisant pour les entreprises, celui du travail. Mécanisme d’allègement des cotisations sociales, le CICE a permis de faire économiser aux entreprises 20 milliards d’euros par an (et d’alourdir nos feuilles d’imposition d’autant par ailleurs). Tiens donc…
Un coût du capital terriblement sous-estimé
Appréhender le coût du capital qu’à partir des rachats d’actions et des dividendes nets versés revient cependant à le minimiser. En fait, la situation est encore plus coûteuse que ce que nous avons décrit jusqu’ici. Pour plusieurs raisons.
Premièrement, dans le calcul précédent, nous avons pris en compte les dividendes nets distribués aux actionnaires par les entreprises, ce qui vient sous-estimer le coût du capital. Pourquoi ? Pour des raisons un peu techniques qu’il est compliqué de développer ici. Mais pour faire bref, d’après l’INSEE les entreprises non financières françaises ont versé 3 200 milliards d’euros de dividendes depuis l’année 2000, mais ont parallèlement reçu 2 600 milliards de dividendes . En effet, certaines entreprises sont de simple « courroie de distribution » : des maisons-mères reçoivent des dividendes de leurs filiales, puis les reversent à leurs tours à leurs actionnaires. Pour éviter de comptabiliser plusieurs fois les mêmes dividendes, nous pouvons ainsi calculer des dividendes nets, c’est-à-dire les dividendes versés diminués des dividendes reçus. Mais en faisant ça, on minimise clairement le coût du capital : les dividendes versés par des filiales à des maison-mère ne sont systématiquement redistribués aux actionnaires mais peuvent être utilisés à d’autres fins (investissement, spéculations financières, etc…). Le calcul des dividendes nets neutralisera alors les dividendes versés par la filiale des statistiques nationales.
Les 614 milliards d’euros de dividendes nets versés entre 2000 et 2018 sous-estiment ainsi clairement le coût réel des dividendes, qui doit se situer quelque part entre ce chiffre et celui des dividendes bruts d’un montant de 3 200 milliards d’euros sur la période !
“Il n’y a pas d’argent magique” mais il y a des intérêts financiers faramineux
Au-delà des dividendes, le coût du capital doit également être appréhendé à travers les intérêts financiers payés par les entreprises en contrepartie de leurs dettes. Eh oui, n’oublions pas nos chers banquiers et spéculateurs financiers. Eux aussi cherchent à valoriser une masse gigantesque de capital. Sur la seule année 2018, les intérêts financiers ont coûté aux sociétés non financières françaises 62 milliards d’euros. Cela ne représente pas moins de 3% du produit intérieur brut de la France (c’est-à-dire des richesses nouvellement créées dans le pays en 2018) et dépasse de 10 milliards le budget de l’éducation nationale.
Par ailleurs, en tant que rapport social de production (le processus de production créé des relations sociales et de domination entre les personnes y participants), le Capital ne représente pas qu’un coût exprimé en masse monétaire. Il représente également un rapport de pouvoir sur la production. En pilotant la production uniquement à travers l’aiguillon du taux de profit, le Capital écarte les investissements insuffisamment rentables à ses yeux, empêche le développement de nouvelles productions potentiellement plus soucieuses des besoins humains fondamentaux, accroît les gains de productivité en intensifiant les cadences, supprime et précarise des emplois, organise les chaînes de valeur des firmes multinationales dans le but de minimiser les impôts et les salaires payés en France, etc. En ce sens, le coût du capital est inestimable !
“De l’argent… ! Il y en a… !“ Oui, et plus encore
Principal indice boursier de la Bourse de Paris, le CAC 40 regroupe les 40 entreprises françaises ayant la plus grosse capitalisation boursière. En 2019, ces 40 mastodontes ont versé 49 milliards d’euros de dividendes bruts et ont racheté pour 11 milliards d’euros de leurs propres actions. Le versement de dividendes exprimés en données brutes est ici le bon indicateur d’analyse, car il découle d’un arbitrage financier lucide de la part des 40 conseils d’administration de soustraire immédiatement du circuit économique de leurs entreprises une majeure partie des bénéfices (65% en réalité) réalisés en 2018 au profit des actionnaires.
Les seuls actionnaires du CAC 40 ont donc coûté pas moins de 60 milliards d’euros en 2019 (+11% de croissance par rapport à 2018), ce qui est le plus haut niveau jamais observé au moins sur les 16 dernières années. Tout ceci à l’heure où une dette de 5 milliards d’euros de la sécurité sociale semble faire trembler la bourgeoisie et où la simple évocation d’un accroissement de taux et de l’assiette des cotisations sociales patronales génère des crises d’épilepsie dans les rangs du grand patronat. L’exécutif a beau jeu de se gargariser de la revalorisation de 3,5 milliards d’euros de la prime d’activité pour les travailleurs pauvres et du dégel de 0,3 milliard d’euros de crédits pour les établissements de santé, nous sommes encore loin du compte.
De quoi augmenter de 300 euros par mois l’ensemble des salariés du privé
L’équation budgétaire, telle qu’elle nous l’est rabâchée à longueur de journée, change d’un coup de tournure n’est-ce pas ? Loin d’être déterminée par des contraintes économiques réelles, elle l’est par des enjeux politiques de classes. Les seules entreprises du CAC 40 créent suffisamment de richesses (de « valeur ajoutée » dans le jargon comptable) à elles seules et en un an d’activité pour verser à leurs actionnaires de quoi financer, au choix : 12 fois le « trous de la sécu » ; une augmentation de salaire de 300 euros par mois pour l’ensemble des salariés du privé en France ; ou encore 1 million d’emplois à temps plein supplémentaires au salaire moyen sur le territoire national, n’en déplaise à Pierre Gattaz qui nous promettait, en vain, de créer autant d’emplois en « assouplissant » le code du travail (les cons ça ose tout, en effet).
Et tout ceci à date, sans même effleurer la question de l’organisation de la production. Alors imaginez maintenant en prenant en compte l’ensemble des entreprises françaises, et non les 40 plus grandes. Imaginez ensuite des mesures à l’encontre du Capital légèrement plus subversives que la simple péréquation des profits : désacralisation du taux de profit comme indicateur phare de gestion, davantage de pouvoirs aux travailleurs notamment en matière d’emploi et de critères de gestion, reprise en main démocratique de la création monétaire des banques françaises, hausses des cotisations sociales patronales, singulièrement pour les entreprises réalisant des gains de productivité, etc.
Pas besoin de réviser avec zèle son Karl Marx pour saisir qu’à travers un autre mode d’organisation social de la production et une autre logique d’affectation des ressources nous serions capables de répondre aux grands enjeux du 21e siècle.
Tibor Sarcey