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Dans son livre Ceux qui restent, paru en 2019, le sociologue Benoît Coquard sort des discours convenus sur la France “des territoires” (comme disent les politiques), “périphérique” (comme disent les éditocrates) ou “moche” (comme dit Télérama). Sans doute parce que c’est un milieu qu’il connaît et dont il vient, il ne tombe dans aucun des pièges d’une sociologie surplombante qui parlerait au nom des gens, avec un regard vu d’en haut (de Paris, généralement). Son travail anthropologique permet de comprendre les ressorts de la politisation dans le monde rural et des petites villes et d’éviter deux grands écueils répandus quand il s’agit de parler de ces électeurs : d’un côté un écueil misérabiliste, qui met de côté la xénophobie et le racisme pour insister sur l’expression de souffrance que ce vote constitue. De l’autre une position morale qui insiste sur l’ignominie que constitue ce choix électoral et se refuse d’en étudier les causes. C’est pourquoi je me suis entretenu avec lui au sujet des ressorts et la diffusion du vote RN et des difficultés qu’a la gauche à parler à ces catégories populaires hors des métropoles. Il en ressort des pistes à mon sens essentielles pour retrouver une capacité à partager nos idéaux égalitaires partout et auprès de toutes les classes sociales dominées.


Pourrait-on dire que la victoire du RN serait perçue par la population que tu côtoies et étudies – les ouvriers et employés d’une zone rurale de la région Grand Est – comme une victoire de classe ?

Ce que j’ai remarqué un peu avant le résultat des élections européennes, c’est qu’il y avait un sentiment de type « cette fois-ci on est du côté des vainqueurs », « Ce coup-ci c’est notre tour ».

En 2018, chez les Gilets jaunes que j’accompagnais, il y avait des remarques sarcastiques sur le fait que l’élection de Macron avait été pipée et qu’ensuite ça serait au tour de Le Pen, que c’était un peu organisé depuis “là haut”… Je m’en suis souvenu en parlant avec un ancien du mouvement récemment qui me disait : « Bon ben voilà, au moins on y est », « Enfin ça arrive ! Enfin ça pète ! ». Il  a une justification répandue selon laquelle « Dans nos vies ça pète déjà, alors au moins ça va péter partout ».

Donc il y a un peu de ça, mais aussi des convictions qu’on s’est forgées avec le temps : « enfin ce en quoi je crois va arriver au pouvoir ». Et ces deux aspects-là, qu’on a tendance à séparer en deux types d’électorat RN, je l’entends parfois chez les mêmes personnes. 

Les votants d’extrême-droite en milieu populaire ressemblent sociologiquement aux abstentionnistes, par leur niveau de diplôme notamment, et beaucoup d’entre eux ont besoin de sentir que leur vote est légitime. Et quand ils voient que toute une partie de la population française va voter RN, eh bien ça légitime leur vote.

Non seulement autour de toi ça fait longtemps que ça parle RN, mais en plus à l’échelon national ça vote massivement RN. Ça devient un peu le vote du bon sens et cela lui laisse encore une marge de progression chez les indécis entourés de gens qui font la promo du RN. 

Maintenant qu’on leur répète « le RN va être au pouvoir », ils se disent qu’ils ne pensaient pas si mal dans leur petit coin de campagne. Un peu sur le mode : « tout mauvais que j’étais à l’école, tout peu compétent que je me sens en politique, je suis du bon côté des choses ».

Mais surtout,il faut à mon sens comprendre le vote en lien avec la manière dont les gens se construisent dans les rapports sociaux. Quand t’es en milieu populaire tu es marqué par le contrôle social : le fait d’être bien vu, d’avoir bonne réputation. Que ça soit dans un quartier populaire d’une petite ville ou dans un village, le contrôle social est permanent. Par conséquent tu sais l’importance, pour être “bien vu”, d’être conforme, d’être dans le moule. Non seulement autour de toi ça fait longtemps que ça parle RN, mais en plus à l’échelon national ça vote massivement RN. Ça devient un peu le vote du bon sens et cela lui laisse encore une marge de progression chez les indécis entourés de gens qui font la promo du RN. 

Il y aurait une sorte d’effet d’entraînement : plus les gens votent RN… plus les gens votent RN ?

Oui. Être dans la contestation, dans une forme de distinction politique, ça demande certaines ressources. C’est pour ça aussi que la gauche était forte quand l’État social était fort, quand il y avait des perspectives d’avenir offertes par des avancées de carrière, quand les gens avaient un meilleur pouvoir d’achat : on demandait encore plus. Les gens se sentaient légitimes à être encore plus de gauche. Là les personnes votent RN, même s’ils ne savent pas ce que ça va donner économiquement – longtemps on a dit que le RN aurait des effets catastrophiques sur l’économie mais désormais il y a des éditocrates pour dire que tout ira bien. Or, à l’heure actuelle, tout le monde dit « ça dysfonctionne déjà ». Les institutions dysfonctionnent, le travail dysfonctionne…

 Il n’y a plus de pérennité dans le travail, avec un sentiment de déclin à l’échelle du pays et de « c’était mieux avant »… alors les gens se disent « qu’est-ce que je vais perdre ? Au moins y’aura peut-être du mieux ». Il n’y a plus de peur de les mettre au pouvoir.

Je ne suis pas analyste politique et je ne peux pas prédire des résultats d’élections, car il y a des dynamiques locales complexes, on verra bien. Mais le socle électoral du RN, je le vois comme appelé à progresser. ll y a des éléments de « bataille culturelle » que le RN a gagnés, avec par exemple un temps de passage dans les médias qui est très important. Les médias accompagnent la montée du RN avec une audience importante et un parti présenté sous son meilleur jour.

« De toute façon maintenant ils veulent nous mettre Le Pen, donc on va l’avoir »- « mais toi du coup tu vas voter Le Pen ? » – « bah oui de toute façon ils veulent que ça soit elle »

À mon niveau, j’observe cette dynamique de se sentir encouragé par son environnement social, y compris les gens qui vous dominent socialement (localement ça va être un petit patron par exemple) et maintenant, à la télévision, des gens en cravate qui expliquent que le RN c’est très bien… Alors il y a un ralliement à l’opinion majoritaire, ou plutôt, l’opinion dominante. Macron avait déjà gagné ainsi par le passé : « faites comme vous voulez, mais je vais être élu ». Je serais intéressé de voir le report de voix de Macron au RN…ceux qui se disent « bon, j’avais voté Macron mais ce coup-ci ça a l’air d’être le tour de Marine ». Il y a du monde dans mon entourage qui parle comme ça en tout cas :  « De toute façon maintenant ils veulent nous mettre Le Pen, donc on va l’avoir » « mais toi du coup tu vas voter Le Pen ? » « bah oui de toute façon ils veulent que ça soit elle »

Je sais que ça peut être perturbant pour des surdiplômés, sur « conscientisés » notamment à gauche… mais il y a vraiment un effet de suivi qui prend racine dans des choses bien plus concrètes que l’opinion politique.  Ce sont des choses que j’ai vu sur le temps long, dans le mode de vie en général : cette volonté de conformisme dans tous les aspects de ton quotidien, sur laquelle vient se greffer la politisation. Le rapport à la politique s’exprime à travers la façon dont on critique les assistés par exemple ou bien comment on parle du travail, des taxes etc. Ça c’est de la politisation qui tient à comment tu divises le monde, comment tu le perçois. Ensuite le vote peut traduire ce rapport au monde de différentes manières. 

Mais il faut bien dire que le RN a été instauré comme le seul parti d’opposition par le pouvoir en place alors même que la France est  un pays d’alternance :La gauche a été mise en dehors du débat. 

Dans les ressorts du vote RN, tu parles du conformisme… et ça c’est une idée vraiment à contre-courant, parce que longtemps on a dit que le vote RN était un vote antisystème, de désaccord… Or, tu décris ça comme l’expression d’une conformité ainsi que de cette dépossession de son destin politique autour du « ils vont nous mettre le RN ». L’électeur n’aurait comme unique rôle que de valider ce qui a déjà été décidé au-dessus de lui ?

Oui, il y a ce sentiment répandu : « de toute façon, tout est couru d’avance… ». Cependant, le succès des théories du complot, notamment en milieu populaire, peut parfois être un premier pas vers un rapport critique au monde. C’est déjà comprendre qu’il y a un système qui existe, pas une simple somme de volontés individuelles, qu’il y a bien des rapports de force qui alignent des forces économiques avec les candidats qui ont le plus de chance de gagner… C’est une réalité. Actuellement en France, il y a des personnes très riches qui soutiennent l’extrême-droite et la poussent.

On pourrait se dire que par rapport à cette analyse du « système qui veut ça », il pourrait y avoir une attitude de rébellion. Pourquoi ce n’est pas le cas ?

Dans ce genre de moment, les normes changent : le conformisme c’est la question de ce qui est acceptable. L’analyse dépend donc beaucoup de la méthode qui est adoptée : quand on fait un sondage d’opinion et que l’on arrive avec une question posée d’en haut, depuis la ville souvent, les gens répondent « est-ce que j’ai bien répondu ? ». J’ai travaillé pour un institut de sondage quand j’étais étudiant et c’était ce que les gens me disaient après mes questions. On a tendance à ne pas se sentir légitime dans ce qu’on exprime. Mais quand on est avec ses amis, ses proches, dans un endroit où tu te sens libre d’exprimer ton avis sans avoir peur du jugement des autres, dans un milieu où il n’y a quasiment que des gens de ta classe sociale, qui partagent ton style de vie, où tu ne te sens pas à l’école, alors la manière dont tu endosses ton vote et ton affinité politique s’exprime de manière plus fière, moins tabou… Donc l’expression de l’opinion politique dépend vraiment du rapport de classe dans lequel elle a lieu. Dans certains milieux, notamment ceux que j’étudie, ce conformisme rend au contraire très difficile d’être de gauche : tu passes pour un assisté si tu le dis. Tu contraries la norme du groupe : or, si tu veux appartenir au groupe, il faut rentrer dans le moule. Il faut donner des gages de respectabilité : et si tu ne corresponds pas aux normes du groupe il va falloir compenser en étant plus bosseur. Il va falloir sur-affirmer, pour le coup, ton vote RN.

Photo NF

L’expression de l’opinion politique dépend vraiment du rapport de classe dans lequel elle a lieu. Dans certains milieux, notamment ceux que j’étudie, le conformisme rend très difficile d’être de gauche : tu passes pour un assisté si tu le dis.

Dans un très bon livre d’enquête, Simples militants, Raphaël Challier, montre comment certaines personnes qui touchent le RSA et qui sont stigmatisées comme des « cassos », sur-affirment leur vote pour le RN pour retourner le stigmate. Ce qu’ilmontre c’est que l’affirmation du vote RN permet de dire « on est du côté des gens biens », à côté de ceux qui sont contre l’assistanat, ceux qui veulent travailler… La droite captait les classes populaires avec cette logique : Nicolas Sarkozy l’a très bien fait. Bref, on pourra parler ensuite de la question du racisme et de la xénophobie mais ça me semble déjà important de s’intéresser à ce qui fait qu’on se sent légitime à voter RN.

Qu’est-ce qui fait qu’on ne vote pas, alors ? Dans la population ouvrière et employée que tu étudies, il y a beaucoup d’abstention par exemple.

Moi je n’ai rien à dire de bien intéressant sur l’abstention. J’ai sans doute un biais avec les enquêtés que je suis, qui ne sont pas les plus précaires (donc pas ceux qui s’abstiennent le plus). Ce sont ces classes populaires stables, propriétaires, qui regardent vers le haut et aspirent à l’enrichissement. Ils ont pour modèle des artisans, commerçants, petits patrons. Qui regardent aussi en bas par peur du déclassement, qui ont quand même des difficultés, notamment des vies familiales heurtées etc. Mais ils gagnent plus que le SMIC – parfois en bossant au black tout le week-end, et ce n’est pas tout rose hein -, arrivent parfois en travaillant avec les copains à construire une piscine dans le jardin etc.. Ceux-là votent RN en majorité, et une minorité s’abstient. Ce ne sont pas des gens qui votent toujours mais ils expriment leur opinion politique ; c’est un milieu où on est déjà un peu plus sûr de soi : en étant dans le haut des classes populaires, dans un monde rural très populaire, c’est déjà être proche du haut de l’espace social. Alors que tu serais à Paris, tu serais pauvre.

Les candidats de gauche, même ceux dont on dit qu’ils sont médiatiques comme Ruffin, sont très peu connus. Personne n’en parle spontanément et quand on leur demande ce ne sont pas les politiques qu’ils vont citer.
La politique pour eux c’est Le Pen – Macron, c’est un duel.

Les profils d’abstentionnistes que j’ai vu étaient difficiles à saisir : il y avait des gens qui me disaient, par exemple, qu’ils soutenaient le RN mais n’allaient jamais voter. J’ai déjà raconté ça ailleurs mais un jour, le JT de 13h de Jean-Pierre Pernaut est venu faire un micro-trottoir dans un village sur lequel j’enquêtais, ils interviewaient un gars que je connaissais et qui n’était pas allé voter la veille, et il racontait au micro qu’il avait voté « Marine ». Il voulait donner le change et voulait passer à la TV. Par ailleurs, c’était quelqu’un qui tenait beaucoup de propos xénophobes dans la vie de tous les jours, donc s’il était allé voter il aurait voté Le Pen. Et je ne sais pas s’il connaissait les autres candidats. En tout cas, c’est elle qui reflète l’offre politique.

Sur ce sujet, une précision : il faut que les gens connaissent les candidats pour voter pour eux. Les candidats de gauche, même ceux dont on dit qu’ils sont médiatiques comme Ruffin, sont très peu connus. Personne n’en parle spontanément et quand on leur demande ce ne sont pas les politiques qu’ils vont citer. La politique pour eux c’est Le Pen – Macron, c’est un duel.

Pourtant, depuis 2022, on entend davantage parler d’une tripartition de la vie politique avec la gauche / Macron / le RN…

Oui, ces trois blocs fonctionnent évidemment. Les précaires votent plus à gauche, les jeunes votent plus à gauche… et c’est plutôt dans la France des petits propriétaires qu’on a le vote RN. Et c’est une part importante des classes populaires blanches et des petites classes moyennes…

Je pense que cette tripartition est évidente en termes de chiffre, mais à l’échelle locale il y a des styles de vie et de la politisation. Le fait d’être de tel ou tel milieu social, c’est ça qui influence cette politisation. Ce n’est pas le fait d’être de telle ou telle ville. Il y a une note de Olivier Booba Olga sur les élections européennes qui dit la même chose : vivre à la campagne ou à la ville n’influence pas mécaniquement le vote. Mais il y a des campagnes où se concentrent les milieux populaires. Et je le dis en tant qu’ethnographe : il faut comprendre cet effet de lieu qui fait que lorsqu’on est entouré de gens qui disent « RN, RN, RN », eh bien on est poussé à choisir le RN. Si on est de gauche, on se tait et on reste chez soi. On met son bulletin dans l’urne discrètement ou l’on ne va pas voter. Car tenir tête sur ce sujet, ce serait passer pour un assisté. Ou alors il faut avoir beaucoup de ressources.

Et je le dis en tant qu’ethnographe : il faut comprendre cet effet de lieu qui fait que lorsqu’on est entouré de gens qui disent « RN, RN, RN », eh bien on est poussé à choisir le RN. Si on est de gauche, on se tait et on reste chez soi. On met son bulletin dans l’urne discrètement ou l’on ne va pas voter.

Prenons la petite bourgeoisie culturelle, par exemple l’instituteur. Dans les années 50, quelqu’un d’éduqué, à l’époque même suréduqué, il côtoyait les classes populaires dans le style de vie, les loisirs, l’entraide… Il avait un autre son de cloche à proposer qu’une politique réactionnaire et conservatrice que pouvaient donner les propriétaires terriens, les contremaîtres, les gens acquis au patronat. Ces derniers, aux élections municipales, devaient ferrailler avec une liste composée d’une alliance entre ouvriers et petite bourgeoisie culturelle locale. Ces deux groupes étaient très proches en termes d’origine sociale, puisque les membres du second groupe venaient de milieu ouvrier. Tout ça était très important comme élargissement du champ des possibles politiques par rapport à aujourd’hui.

Désormais, la polarisation est beaucoup plus forte. Les riches se sont regroupés, les classes se sont séparées spatialement et les gens de milieux populaires n’ont plus qu’un son de cloche. Et ce n’est pas C ce soir qu’ils vont aller regarder. Quand on rentre crevé de l’usine, on n’a pas envie de regarder ça, mais plutôt des médias qui vont dans le sens du courant dominant, possédés par des gens qui donnent le la de la politique actuelle.

Ce n’est pas pour autant que parce que les gens votent RN, ils ont oublié de quelle classe ils étaient. Le vote RN, c’est aussi le vote pour des gens qui tiennent tête à Macron, qui l’empêchent de gouverner. Un parti fort, qui n’est pas juste Zemmour ou même Le Pen père. 

Jordan Bardella est perçu comme quelqu’un qui tient tête ?

Je n’entends pas forcément parler de Jordan Bardella. Peut-être que je suis des gens qui ne regardent pas beaucoup TikTok, et ne sont pas des retraités séduits par un petit jeune, en tout cas, je n’ai pas vu l’engouement démesuré. Après Bardella c’est un homme, il met des costumes, il est bien conforme dans son genre etc.



Tu m’as parlé tout à l’heure des appels lancés, au tout début de la campagne des législatives anticipées, par les militants de gauche, à aller militer dans des zones rurales, des petites villes. Tu en penses quoi ?

C’est la condition pour rebattre ces cartes démographiques. Dans ces territoires appauvris, comme je le montrais dans mon livre, dès qu’on a le bac on est amené à partir car le marché du travail local ne donne pas de perspective d’avenir quand on est diplômé. Et donc toutes celles et ceux qui sont un peu diplômés, votent à gauche et peuvent appuyer éventuellement des personnes de gauche sur place qui ont moins de ressources, mais ils sont absents ou trop peu pour faire face. 

Donc aller faire du porte à porte à l’ancienne, montrer ta tête, montrer que tu ne manges pas des enfants etc. Je mentionne ça parce que c’est un délire qu’on a vu aux Etats-Unis à propos d’ Hillary Clinton. La gauche actuellement en France, dans certains endroits, c’est tellement loin, qu’il est facile de la calomnier, de lui faire dire ce qu’on veut. Car il n’y a personne de gauche autour de soi qui va dire “mais regarde moi, est-ce que j’ai l’air d’être antisémite ?”

Les milieux populaires sont très peu incarnés politiquement : il y a parfois des candidats de classe populaire, mais travaillés par les partis et avec des rôles de second couteau, de telle sorte qu’il n’est pas facile de s’identifier à eux.

C’est donc en grande partie une question de peuplement en France. Comme aux Etats-Unis où il y a des Etats qui deviennent de plus en plus progressistes et d’autres de plus en plus conservateurs. Et ce sont les Etats riches qui sont de gauche… les Etats conservateurs font reculer les droits humains eux. Et en France on retrouve progressivement les mêmes logiques. À Paris il y a des grosses manifestations contre le RN, mais dans les petites villes, ce n’est pas le cas. Ou alors les gens vont sortir quand Marine Le Pen ou Jordan Bardella gagne. Je vois par ci par là des drapeaux français aux fenêtres, je ne suis pas sûr que ce soit pour l’Euro de foot.  Cette opposition-là se cristallise géographiquement. Pour résumer, on ne connaît pas toute l’offre politique quand elle n’est pas autour de soi.

Sans compter le fait que les milieux populaires sont très peu incarnés politiquement : il y a parfois des candidats de classe populaire, mais travaillés par les partis et avec des rôles de second couteau, de telle sorte qu’il n’est pas facile de s’identifier à eux. Et pour compenser une absence locale de gens de gauche, mettre en avant des candidats populaires à la télévision, vraiment dans des rôles de premier plan, ça fonctionnerait. Une vraie démocratie c’est permettre à toutes les classes sociales d’être représentées en proportion de ce qu’elles représentent dans la société. On en est très loin.

Pour résumer, on ne connaît pas toute l’offre politique quand elle n’est pas autour de soi.

C’est un problème que pour qu’on ait des représentants des classes populaires, il faut qu’ils soient filtrés par des membres de la bourgeoisie. C’est ce à quoi on assiste dans les partis de gauche aussi. Quand il y a des candidats populaires, c’est qu’ils ont été sélectionnés par des professeurs, des thésards, des gens aisés et des héritiers… ça ne va pas.

Donc tu dirais que la gauche est absente des petites villes et du monde rural du fait de l’absence de mixité sociale : les gens qui amenaient les idées de gauche ne sont plus au contact de toute une partie de la population…

Ou pire : ils exacerbent leurs différences, parfois malgré eux et en essayant de lutter contre ce phénomène là. Je prends l’exemple des tiers lieu en milieu rural : de nos jours, la petite bourgeoisie culturelle de gauche s’expose dans des tiers lieux. Occuper une ancienne usine pour en faire des ateliers d’artistes par exemple. C’est se démarquer symboliquement. Je pense aux néo-ruraux : il y a des campagnes de néo-ruraux qui sont gentrifiées depuis longtemps avec des niveaux de revenus comparables aux grandes villes (la Drôme, l’Ardèche etc.) mais aussi des endroits avec des néo-ruraux pionniers qui sont des galériens. Ils ont peu d’argent, sont en location, vivent en colocation etc. Mais par contre, Ils occupent l’espace public tout en ayant un style de vie qui est non conforme. Ce n’est pas un problème sur le principe : c’est bien que tout le monde ne soit pas pareil, c’est bien d’assumer ce qu’on est, etc. Mais qu’est-ce que cela produit ?

Ça produit le sentiment que tu ne ressembles pas du tout aux gens qui incarnent la pensée de gauche. Je n’ai pas envie de m’étendre là dessus car je trouve ça désespérant… sur la façon dont la petite bourgeoisie culturelle, ou parfois même le pôle culturel précaire, parfois même plus précaire que les classes populaires installées, peut être perçue comme des extra-terrestres parfois. Je pense par exemple à une exposition organisée dans un village par des artistes, d’animaux empaillés, mais des animaux tués par des voitures puis empaillés… ça semblait délirant auprès des habitants. Et quand on commence à dire que pour organiser ça il y a eu de l’argent public, bon… Et puis ça crée des questions “qu’est-ce qu’ils font comme travail ces gens-là ?”.

Même moi qui fait beaucoup de télétravail, ça suscite des questionnements, je ne suis pas considéré comme un vrai travailleur dans mon propre milieu d’origine. Bon ça tient plus largement au fait que je ne produis rien de concret de mes mains.. Bref, il faut faire ce travail critique , même si l’auto-analyse fait parfois un peu de mal à l’égo.

C’est aussi pour ça que le Parti Communiste a réussi à s’implanter localement, c’est parce qu’il faisait émerger ses militants des milieux populaires. Dans leur ethos, dans leur manière d’être, de penser, ils avaient des affinités avec les ouvriers et les employés. 

Je parlais des instituteurs de gauche dans les petites villes : on observe que ce sont des gens qui étaient intégrés dans la vie locale et aussi qui jouaient sur leurs propres origines sociales ouvrières. Moi qui suis un bourgeois intellectuel mais qui a des parents de classes populaires , mes enquêtés me disent “ce qui compte, c’est là où tu es maintenant. Maintenant tu n’es plus comme nous”. Forcément, ils ont un reste de conscience de classe sur ce point là, ils ont raison. Tout à l’heure on parlait de l’affinité qu’il pouvait y avoir entre des instituteurs et la classe ouvrière, c’est que ce sont donc des gens qui venaient souvent d’un milieu pauvre, et restaient en affinité avec ces classes populaires. C’est aussi pour ça que le Parti Communiste a réussi à s’implanter localement, c’est parce qu’il faisait émerger ses militants des milieux populaires. Dans leur ethos, dans leur manière d’être, de penser, ils avaient des affinités avec les ouvriers et les employés. 

La gauche sur-performe dans les métropoles – Marseille, photo NF

Et c’est là que je pose une petite limite à cet appel à venir militer à la campagne : il ne suffit pas de débarquer avec son hexis corporel (façon de se tenir, de parler, de s’habiller), de la classe sociale qu’on porte en soi. C’est potentiellement être associé à un style de vie qui est honni localement, surtout s’il y a des crispations entre “néos” et autochtones… Si on arrive au porte à porte en transportant ça, bon… Mais ça reste bien : ça fera réfléchir tout le monde des deux côtés. Y compris du côté des militants qui peuvent être dans des entre-soi, malgré eux. Je ne tirerai jamais sur des militants, du moins ceux qui ne font pas ça pour avoir un poste, car être militant actuellement c’est s’exposer. S’ils ne viennent pas direct dans les campagnes 100% RN mais commencent par des campagnes un peu conquises à la gauche, je le comprendrais.

Sinon il y a aussi le féminisme : je trouve que c’est vraiment un courant qui a eu une grande réflexivité sociale dans son histoire. Qui a réussi par moments à amener des femmes plutôt bourgeoises à se demander comment ne pas exclure les femmes des milieux populaires. C’est vraiment l’un des mouvements les plus réflexifs, et c’est certainement lié à la centralité du féminisme noir qui a toujours obligé les féministes dominantes à réflechir là dessus. De toute façon, faire partie d’un groupe dominé oblige à la réflexivité. On le sait, les gens les plus réflexifs ne viennent pas des groupes majoritaires et dominants dans la société. 

Localement par chez moi, ce sont les femmes qui ont lancé le mouvement des gilets jaunes et qui l’ont fait tenir au quotidien. Mais ce ne sont jamais elles qui ont été élues représentatives locales, toujours des hommes, avec des grosses barbes et qui parlent fort.

Parmi les gens qui s’engagent dans le milieu rural, quand ce sont des femmes, il y a cette réflexion. Elles savent que c’est plus compliqué d’occuper l’espace quand on est une femme, pour se déplacer aussi, qu’il y a des inégalités fortes sur le marché du travail etc. Alors elles vont peut être créer des solidarités entre femmes. Une femme en famille monoparentale dans un village peut se tourner vers d’autres femmes qui ont des réseaux d’entraide, quand ça existe. Le fait que le planning familial soit beaucoup moins étendu dans les campagnes en déclin que dans les campagnes attractives, c’est un souci. Localement par chez moi, ce sont les femmes qui ont lancé le mouvement des gilets jaunes et qui l’ont fait tenir au quotidien. Mais ce ne sont jamais elles qui ont été élues représentatives locales, toujours des hommes, avec des grosses barbes et qui parlent fort.

Dans une enquête récente à laquelle j’ai participé sur l’accueil des migrants, on voit que ce sont des femmes qui s’engagent concrètement pour aider les personnes que l’Etat a mis là, loin des transports et des infrastructures. Elles ont cette conscience qu’il faut s’entraider. C’est un motif d’espoir. Car la masculinité populaire, elle, empêche beaucoup de choses politiquement. C’est évidemment que le fait de ne pas être un “‘assisté” c’est aussi être un homme fort, c’est marcher dans les pas de son père etc.

Les modèles d’accomplissements locaux sont le plus souvent des hommes, dans des professions de réussite économique, et qui sont des leaders d’opinion situés à droite. S’il y a avait des gens du coin, qui viennent de milieu populaire et qui pourrait incarner un autre modèle… ça serait bien. 

C’est une éducation qui se fait par un rapport de force, avec la question “qui tient la dragée haute ?” qui est le gros poisson dans une petite mare qu’on va suivre localement ? Celle dont on va dire “elle a de la tchatche, elle a de la gueule, j’aimerais bien être comme elle, elle gagne bien sa vie, sa bagnole est propre, et en même temps elle est de gauche – comme quoi tout ce qu’on dit sur la gauche c’est peut-être pas vrai chez Hanouna, puisque la nana de gauche qui habite à côté de chez moi elle  travaille, elle gère bien sa vie, ses parents n’étaient pas riches, elle a connu la galère” etc. C’est ça qui fait que l’on s’identifie à quelqu’un. Si cette personne devient candidate aux élections mais qu’elle continue de rester elle-même socialement tout en représentant une forme de charisme, ça va marcher.

C’est une éducation qui se fait par un rapport de force, avec la question “qui tient la dragée haute ?” qui est le gros poisson dans une petite mare qu’on va suivre localement ?

Le charisme, j’insiste là-dessus : c’est aussi le fait de tenir tête. C’est quelque chose de très important dans les milieux populaires, où il y a une fierté qui est toujours contrariée parce qu’on ne voit pas de gens comme soi faire, par exemple, ce qu’avait fait Philippe Poutou en clashant François Fillon en 2017. C’est une séquence qui avait énormément tourné, énormément plu aux gens que je côtoyais à cette époque pour mes recherches, mais ces personnes-là, le moins qu’on puisse dire,c’est qu’elles n’ont pas voté pour lui. 

Sur ces sujets-là, je recommande vraiment la lecture du livre de Raphaël Challier dont j’ai parlé précédemment : il montre comment, que cela soit au PCF, à LR ou au RN, les militants populaires se font disqualifier, dans un processus de tri social qui est propre à chaque parti. On les disqualifie au profit de candidats bourgeois. Les partis de droite gagnent comme ça, car ils sont en cohérence avec eux-même. Mais comment la gauche peut gagner comme ça ? C’est antinomique. Les appareils de parti sont là pour reproduire un tri social basé en grande partie sur des compétences scolaires ou des statuts privilégiés hérités…

Sur la question des petits relais d’opinion… est-ce qu’on pourrait imaginer par exemple, que comme il y a eu des “établis” dans les usines (c’est-à-dire des militants qui se faisaient embaucher dans des entreprises, dans les années 70, pour y déclencher des mouvements de grève), il pourrait y avoir une forme d’établissement géographique, pour empêcher cette polarisation territoriale que tu décris ? Concrètement, des militants de gauche qui s’installeraient un peu partout afin de devenir des relais d’opinion.

Oui, je ne le dirais pas mieux. J’avais fait une note critique sur le livre de Cagé et Piketty sur l’histoire du conflit politique en France. Dans ce livre, ils montraient que les classes populaires rurales étaient le moteur politique de la gauche, car si la gauche regagne ces catégories là, elle emporte les masses populaires dans leur ensemble et aurait le pouvoir ad vitam eternam. Et eux proposaient des mesures politiques qui leur seraient destinées : accès à l’immobilier etc. Bref, des mesures qui leur conviendraient mieux politiquement et créeraient une adhésion. Très bien. Mais ce que je soulevais de mon côté c’est que ça ne donnera pas de relais d’opinion, ça n’arrivera pas jusqu’à eux, et les rapports de force du quotidien ne seront pas modifiés. 

Je pense de mon côté que pour changer cela, il faudrait penser au renouveau des établis hors des grandes villes. 

Le problème c’est que les enquêtes que font mes collègues sur les néo ruraux montrent que ce n’est pas trop ça. Tu connais ça mieux que moi certainement, car je ne suis pas dans une région avec beaucoup de néoruraux.

Photo NF

Oui, d’ailleurs dans Frustration on va bientôt publier une enquête de Selim Derkaoui sur les néo-ruraux. Je vis en Charente-Maritime qui n’est pas non plus la Mecque des néo-ruraux comme le serait la Drôme par exemple. Mais j’ai le sentiment que ce sont aussi des gens qui viennent sans analyse de classe. Je suis souvent surpris de voir que ces gens, même de gauche, ne captent pas tout ce dont on parle là : tous les petits trucs qui font qu’on est en décalage. Au contraire, ils exacerbent ces différences. On est d’accord que la polarisation se fait dans les deux sens : dans les milieux urbains diplômés de gauche il y a une revendication forte de ce statut avec une envie de différenciation dans le style de vie, le style vestimentaire etc. J’ai cette crainte qu’au contraire il y ait une exacerbation de ces différences. De mon côté, j’ai essayé de ne pas tomber dans les écueils que tu décris quand je suis revenu m’installer dans ma région natale, en bossant sur les marchés avec mon ex-compagnon, et ça a pas mal marché…

Eh oui, moi aussi j’ai fait ça, bosser sur les marchés ! Mais tu vois, toi par exemple tu as réussi à être “l’homo qui bosse dur” et qui est intégré comme ça. En fait, dès que tu n’es pas complètement dans la norme, avec le poids des commérages, du contrôle social etc. , si tu veux exister localement c’est compliqué. Du coup, t’es amené à compenser autrement. 

Je pense de mon côté que pour changer cela, il faudrait penser au renouveau des “établis” hors des grandes villes.

C’est aussi ce que me racontait les descendants d’immigrés maghrébins sur mon terrain, si tu veux “faire partie de la bande”, tu as intérêt à cocher toutes les autres cases du conformisme. Le moindre écart, le moindre petit conflit produit des motifs d’exclusion. On retrouve ça aussi chez les personnes qui viennent des familles les plus précaires, dès que t’es soupçonné d’être “un cas soc’” à cause de ton patronyme, on va t’attendre au tournant. La politique, elle se joue dans ces rapports de dominations là aussi. 


Entretien réalisé par Nicolas Framont


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