Comment les syndicalistes préparent-ils la grève du 7 mars et sa transformation en grève reconductible susceptible de stopper le gouvernement (et d’aller au delà de la simple question de la retraite) ? Nous avons interrogé Laura Varlet, cheminote et syndicaliste à Sud Rail. Partisane d’un syndicalisme de lutte, elle fait partie de Révolution Permanente et souhaite construire une grève générale. Mais comment ça se fabrique, concrètement ? C’est ce dont nous avons discuté ensemble, ainsi que de son métier et de ses aspirations. Entretien par Rob Grams et Nicolas Framont.
Peux-tu nous parler de ton métier ? Quel poste occupes-tu en ce moment, comment ça se passe ?
J’occupe un poste d’aiguillage, mon travail consiste à faire circuler des trains, m’assurer qu’ils circulent en toute sécurité pour transporter des marchandises d’un point A à un point B. On gère aussi tout ce qui est travaux sur les voies, m’assurer que les cheminots qui travaillent sur les voies, réparent les rails etc. puissent le faire en sécurité. C’est nous qui sommes garants de leur sécurité et qui prenons les mesures pour que les travaux puissent se faire et les trains circuler.
Je travaille en 3×8, en horaires décalés. Le matin c’est 6h-14h, ensuite 14h-22h pour les horaires de soirées, et 22h – 6h pour les horaires de nuit. Je travaille le week-end et jours fériés.
Quand on pense cheminot on pense le plus souvent à “chauffeur conducteur de trains” mais ça recoupe une large variété de professions.
Le terme cheminot vient de “cheminer” : les cheminots étaient ceux qui cheminaient les voies pour s’assurer qu’il n’y ait pas de problème, faire les réparations…
Aujourd’hui dans l’imaginaire quand on entend cheminot on a beaucoup en tête les conducteurs alors qu’il y a énormément de secteurs à la SNCF et dans les boîtes privées de chemins de fer qui comportent elles aussi une variété importante de métiers.
Il y a eu une grève sauvage qui avait éclaté au technicentre de Châtillon par exemple, pour la réparation des TGV de tout l’axe Atlantique et en une semaine de grève surprise ils avaient bloqués énormément de trains alors que d’habitude c’est un secteur ultra mal payé, avec des conditions de travail très dégradées. Et on a vu à ce moment-là à quel point ils étaient essentiels. C’est le cas de beaucoup d’autres métiers comme les aiguilleurs, ou la sous-traitance qui ne sont même pas considérés comme cheminots.
L’aiguillage, c’est un métier stressant ?
C’est un métier où l’on a beaucoup de responsabilités. Or, il y a une dégradation très importante des conditions de travail ces dernières années : on est en sous-effectifs.
Ca fait 7 ans que je travaille à la SNCF, quand j’ai commencé j’étais en dessous du SMIC, maintenant j’ai un salaire autour de 2 000 euros avec les primes pour horaires décalés. Ce qui n’est pas énorme. Notre responsabilité pénale est engagée. On a dans nos mains la vie des voyageurs car si on fait des erreurs il peut y avoir des accidents importants, et des cheminots qui travaillent sur les voies.
Pour donner un exemple très concret : on met en place des mesures de sécurité pour que les cheminots puissent travailler sur les voies. Si je me trompe et que je ne protège pas le secteur en train d’être utilisé pour changer les rails, un train peut arriver sur un secteur où le rail a été enlevé et il peut y avoir des accidents très graves. Donc c’est un poste stressant. on est amenés à travailler de nuit. Cette nuit par exemple, je travaillais jusqu’à ce matin.
Ça doit être fatiguant…
Je travaille dans le même secteur qu’Anasse Kazib, on est tous les deux au triage du Bourget. Hier on était ensemble à un poste la nuit et on se faisait la remarque qu’il y a beaucoup de collègues au dessus de 50 ans qui sont inaptes aux sécurités. Quand tu as des problèmes de santé, d’hypertension, tu es vite mis à l’écart. Tu ne peux pas travailler en horaires décalés, de nuit. On a des collègues qui sont jeunes et qui sont déclarés inaptes par la médecine du travail car ils sont déjà cassés par le travail.
Je dis souvent que j’ai fait ma séance de muscu au boulot parce que ce sont des gros leviers hyper durs avec des technologies qui ne sont pas modernisées. Il y a vraiment une casse du corps des cheminots qui travaillent à des postes comme ça depuis des années. Ce n’est pas un métier simple.
La SNCF fait face à une pénurie d’employés, à des démissions.
Il y a cette pénurie de conducteurs mais c’est une réalité dans tous les métiers de la SNCF. À l’Infrapôle, ce sont tous les cheminots qui s’occupent de la maintenance du réseau, il y a une débandade de départs, de personnes qui partent dans le privé. Ils y sont mieux payés alors qu’on est censés avoir la sécurité de l’emploi et des “privilèges” mais on voit que cette dégradation des conditions de travail, cette dégringolade à cause des réformes, les salaires restent aux mêmes niveaux. Les anciens disaient ne pas avoir des salaires mirobolants mais on a certains acquis qui font que “ça vaut le coup” : il y a encore quelques années en entrant à la SNCF tu pouvais espérer partir à la retraite à 55 ans, d’avoir une bonne sécurité sociale, avoir des facilités de circulation pour utiliser le train, une bonne médecine spécifique pour les cheminots… C’est de moins en moins le cas.
Moi par exemple je suis en logement SNCF : on a la possibilité quand on rentre à la SNCF de demander un logement qui de fait est beaucoup plus accessible qu’un logement normal que dans le marché immobilier. Même ça c’est en train d’être liquidé. Ils ont ouvert le parc immobilier de la SNCF et ce ne sont plus les cheminots qui ont la priorité mais ça peut etre louer comme logement social à n’importe qui.
C’étaient des acquis sociaux qui compensaient nos salaires bas.
Il y a une situation avec des vagues de démissions en raison de conditions qui se dégradent, des salaires qui ne suivent pas et du coup ils ont du mal à recruter.
Je suis représentante du personnel. Dans les réunions avec la direction, à chaque fois ils me disent “on ne comprend pas, on ne sait pas pourquoi on arrive pas à recruter !”. Ils n’arrivent même pas à atteindre les objectifs de recrutement qu’eux-mêmes se fixent (alors que nous on dit que c’est assez bas). C’est tout simplement parce que ce sont des salaires de misère avec en plus les contraintes, les 3×8 etc. Quand tu as des enfants c’est ultra compliqué. Nous on leur dit “vous avez vu nos salaires ? Nos conditions de travail ? Les gens ne vont pas venir par plaisir !”.
Ces derniers temps on a vu le discours changer. Chaque fois qu’on était en grève ils disaient “oui voilà les privilégiés”, on essayait de retourner l’opinion contre nous. Mais récemment on a commencé à parler de la pénurie, de la difficulté à recruter des entreprises de transport. Si on est si privilégiés pourquoi les gens ne se bousculent pas à la porte de la SNCF pour travailler chez nous ?
Les cheminots, ce sont un secteur plus mobilisé, plus syndiqué, plus organisé que d’autres. Ça n’a pas permis d’empêcher cette dégradation des conditions de travail donc ?
Moi je suis à la SNCF depuis 2016. J’ai vécu deux grandes grèves reconductibles où j’ai été en grève pendant 60 jours à peu près. Même un peu plus en 2018 je pense, contre le Pacte ferroviaire, puis en 2019 contre la réforme des retraites.
J’ai vécu deux grandes grèves locales très fortes, au Bourget. Là, on est en grève sur la question des salaires.
C’est un secteur qui a sa tradition de luttes, de syndicalisation. Les acquis que les cheminots ont eu historiquement, ce sont les fruits de ces combats-là. Mais là ça a été des défaites : en 2018 le pacte ferroviaire est passé, en 2019-2020 il y a eu la grève reconductible qui a permis de temporiser la réforme et derrière il y a eu le confinement.
Là encore les chiffres de grève sont importants. Mais il y a une forme d’épuisement de ces mouvements et de ces grèves avec les cheminots qui se mettent en grève et se battent tout seul. En 2018 on essayait d’avoir un discours sur le fait que le pacte ferroviaire n’attaquait pas juste notre statut mais le service public ferroviaire, les conditions de transports des millions d’usager qui les utilisent pour aller travailler tous les jours.
Il faut voir la limite de partir en grève sur un seul secteur et la nécessité d’avoir une implication beaucoup plus large des autres secteurs et de la population pour la défense des secteurs publics et des conquis sociaux.
Comment en es-tu arrivé à te syndicaliser ? À te politiser ? À rejoindre le NPA puis maintenant Révolution Permanente ?
Je viens d’Argentine, je suis arrivée en France il y a douze ans. Je travaille depuis que j’ai 18 ans. Je travaillais à l’aéroport et j’étais déjà engagé syndicalement et politiquement. En arrivant j’ai travaillé comme pionne. Puis je suis entrée en contact avec les camarades du NPA puis de Révolution Permanente. Je suis entrée à la SNCF en 2016 et j’ai rencontré Anasse Kazib au moment de la lutte contre la Loi Travail. Puis je suis entrée à Sud Rail. Mais j’avais déjà cette fibre.
Tu es élue au CSE.
C’est un CSE réseau Ile-de-France. Tout ce qui est les métiers de l’aiguillage et l’infrapole (la maintenance et les travaux sur les voies etc). C’est un périmètre énorme, qui va du fin fond du sud du 77 jusqu’à l’Oise. C’est une vraie difficulté qu’on a, d’avoir un oeil sur tout ce qui se passe, avec 11 000 cheminots.
Comment faites-vous pour faire le travail de terrain avec toute cette dispersion ?
Au niveau de Sud Rail, sur l’Ile de France on a 5 divisions : Paris Nord (là où je suis), Paris Est, Paris Sud-Est (côté Gare de Lyon), Paris Rive Gauche (côté Montparnasse-Austerlitz), Saint Lazare (qui va jusqu’à Mantes-la-Jolie).
Pour Paris Nord ça va de la Gare du Nord jusqu’à l’Oise, ça couvre tout ce qui est aiguillage et brigades de l’infrapole. On fait des tournées, on fait des réunions syndicales pour discuter des orientations. Demain je vais faire une tournée dans les postes d’aiguillage.
On est très éclatés : des fois on fait une journée de tournée, on fait des kilomètres pour passer d’un poste à l’autre. C’est un travail qui demande beaucoup d’efforts pour être sur le terrain. Et nous on ne veut pas être des syndicalistes de réunionites avec la direction.
Certains se font bouffer par la réunionite avec la direction.
C’est lié à la réforme des CSE mise en place par Macron : il y a beaucoup moins de représentants du personnel, pour des périmètres beaucoup plus importants.
Avant on avait un CHSCT juste pour le Bourget, c’était que ça, maintenant on a la CSTC (qui remplacent les CHSCT) pour tout Paris-Nord qui regroupe les aiguilleurs et l’infrapole. C’est-à-dire qu’on a un périmètre qui est devenu immense avec beaucoup moins de représentants du personnel, donc le taff est multiplié par 20. Donc il y a des syndicalistes qui ont du mal à garder un pied dans le terrain et qui sont aspirés par ces réunions avec la direction et qui du fait ont tellement de réunions qu’ils ne vont quasiment plus au taff.
La direction à la fois ça les arrange parce que tu as moins de militants de terrain, mais on voit ces dernières années qu’il y a des explosions de grèves maîtrisées par personne, de manière quasi spontanée car il n’y a pas de syndicalistes pour tenir les gens.
A Frustration on essaye de participer au débat stratégique sur comment gagner cette bataille des retraites et aller plus loin. On est sur une ligne qui est proche de celle de Frédéric Lordon qui dit qu’il faut mieux se concentrer, en tout cas dans un premier temps, sur les secteurs névralgiques dont les transports, soutenus par les autres notamment via caisses de grèves. Nos amis de Révolution Permanente nous répondent que c’est une position mal reçue dans ces secteurs, qui ne veulent pas de ce type de “grève par procuration”. Toi comment est-ce que tu le ressens ?
D’abord pour dire un mot sur l’état d’esprit : ce que je vois mois chez les collègues cheminots, c’est qu’ils ont envie de se battre, d’en découdre avec cette réforme, à l’image de la totalité de la population elle est rejetée ultra-massivement par les cheminots. En revanche ils n’ont pas envie, encore une fois, d’être le fer de lance et de partir tous seuls. Ils ont envie que les gens se mettent en grève avec nous, dans la bataille de manière importante à nos côtés. C’est un état d’esprit qui s’explique par des défaites du passé, je pense notamment à la réforme ferroviaire 2018, où il y a ce sentiment de ne pas avoir eu suffisamment de rapport de force pour faire reculer le gouvernement, alors que ça a eu un impact massif pas seulement sur nos conditions de travail mais aussi pour les usagers.
Chez les raffineurs, pour prendre un autre secteur, c’est un traumatisme 2010 et la réforme Sarkozy. On a vu des mobilisations et des manifestations très suivies, de masse, avec des millions de personnes dans la rue. Et les raffineurs ont vu qu’ils étaient les fers de lance : les gens avaient donné tellement d’argent aux caisses de grèves qu’ils ont dû redistribuer après. Quand le gouvernement a vu que le rapport de force était concentré autour des raffineurs ils ont envoyés 17 cars de CRS pour soulever les piquets, la répression a dégoûté une partie des grévistes et ça a mis un vrai coup au mouvement, et ça a montré les limites des “grèves par procuration” ou des “grèves des secteurs bloquants”. À la fois c’est un état d’esprit de par leur propre expérience, ils n’ont pas envie de revivre l’échec de 2010 car il faut rappeler que la réforme est passée, et aussi c’est un peu une manière de tirer des leçons : ne pas refaire les mêmes erreurs, ne pas reprendre les mêmes logiques qui n’ont pas marchées par le passé.
L’autre élément important c’est qu’aujourd’hui le mouvement est massif : à Paris et en province, on voit des secteurs précaires, de la sous-traitance, du privé, qui sont dans les manifestations et la grève. Pourquoi se priver de cette force de frappe que sont l’armada des travailleurs du pays ? Alors qu’on a la possibilité au travers de cette agrégation de secteurs de poser la question des retraites mais d’élargir à d’autres problématiques. c’est passer à côté d’une opportunité de se replier sur quelque chose qui n’a pas marché par le passé et c’est en-deçà des possibilités actuelles du mouvement, des secteurs déjà mobilisés.
Il y a quelques semaines, avec d’autres camarades, nous avons été à l’initiative d’une tribune signée par 300 syndicalistes, intellectuels, artistes, etc. pour la généralisation de la grève qui a été publiée par le JDD. Suite à ça, on s’est réuni et on a décidé de se constituer en Réseau pour la Grève Générale. L’objectif c’est à la fois de faire toutes formes d’action pour étendre la grève à de nouveaux secteurs, de poser sur la table la nécessité d’élargir les mots d’ordre du mouvement par exemple à la question des salaires, mais aussi de commencer à coordonner à la base les secteurs qui partiront en grève reconductible à partir du 7 mars.
La clé d’une grève générale c’est l’auto-activité des masses, quand les travailleurs se posent la question de “qui est le maître de la maison ?”. Il n’y a pas de secteurs plus importants que d’autres. Certes, la mise en grève dans des secteurs bloquants a un impact direct sur la production. Quand tu es travailleur dans les transports et que tu bloques les transports les gens ne peuvent pas aller travailler. Quand tu es raffineur et que tu arrêtes l’outil de travail ça a un impact direct sur l’approvisionnement de l’essence.
Mais en fait l’utilité d’arrêter de travailler, qu’on soit dans une PME ou une autre boite privée, ça permet de libérer du temps pour construire autre chose, d’alimenter la lutte de différentes manières. Dans une grève générale, on devrait organiser des cantines populaires pour que les gens puissent venir manger avec leurs familles. On devrait organiser des gardes d’enfants. Bref qu’on puisse se libérer du temps pour voir comment construire une autre société, commencer à inventer, à créer d’autres sociabilités et de la solidarité. C’est aussi montrer que sans nous la société ne tourne pas ce qui permet de poser la question du pouvoir. Le parlement peut se jeter des chaises au visage à longueur de journée, s’insulter les uns les autres, se raconter des histoires sur le fait que c’est eux qui gèrent via les lois, mais en réalité si les travailleurs ne sont pas au travail tout est paralysé.
Quels conseils donnerais-tu pour convaincre ses collègues ? Pour déclencher une grève ?
Pour parler d’un domaine que je connais bien, c’est les nettoyeurs des gares SNCF. C’est intéressant car c’est un secteur qui n’avait pas de traditions de luttes jusqu’à il y a quelques années. C’est au contact des cheminots, un secteur qui avait plus d’expériences des grèves, qui a des petites choses à transmettre, que se sont créées des formes nouvelles d’organisation. C’est comme ça qu’on a des travailleurs du nettoyage, immigrés et précaires, qui sont écrasés tous les jours par le patron, qui relèvent la tête à un moment donné, qui se mettent en grève 45 jours et qui arrivent à faire plier ONED et la SNCF. C’est ce qu’il s’est passé en 2017 pour les travailleurs du nettoyage. Et le 31 janvier dernier, ces travailleurs du nettoyage étaient à 100% grévistes dans les gares SNCF. C’est aussi parce qu’on a fait ce lien-là, qu’on est allés les voir, qu’on a parlé des attaques contre les retraites et qu’on les met en lien avec les conditions de travail actuelles. On s’est mis à disposition pour la mise en place de caisses de grèves.
Donc le premier conseil c’est que la grève il faut la préparer, l’organiser. Une grève reconductible ne tombe pas du ciel. Il faut des personnes, des travailleurs qui la préparent en amont, qui pensent aux problèmes que la grève ramène : comment fait-on tenir des travailleurs précaires si on veut que la grève s’installe dans la durée ? Une grève reconductible dans le nettoyage ne peut pas se faire sans caisse de grève, sans cantines populaires. Ce sont des outils qui peuvent être mis au service de l’auto-activité des grévistes pour qu’ils puissent tenir dans la durée. C’est une question fondamentale. La preuve en est que chez ONET ça a marché : si les travailleurs précaires ont pu tenir c’est parce qu’on a fait une caisse de grève qui a récolté 80 000 euros. Au final ils avaient plus d’argent en étant grévistes qu’en travaillant, ça c’était marrant.
Les caisses de grève fonctionnent aussi parce que des gens ne sont pas en grève. C’est plus difficile de donner à une caisse de grève si on est soi-même en grève…
Les caisses de grève doivent être des outils aux mains des grévistes. Ça ne doit pas être un truc fait par en haut, on ne sait même pas comment c’est utilisé ensuite…
Il y a beaucoup de retraités par exemple qui sont solidaires, des intellectuels, des secteurs différents qui ne peuvent pas se mettre en grève mais qui peuvent donner de l’argent à des caisses de grèves. Mais entre ça et dire “on ne va que vers les secteurs bloquants” il y a une distance. Effectivement des gens vont ne pas se mettre en grève et donner à une caisse mais on peut faire beaucoup plus large, et les conditions sont réunies pour que la grève soit beaucoup plus large que les secteurs bloquants.
Je pense que le mouvement aura une autre gueule si en plus des travailleurs des transports, des raffineurs, des énergéticiens, on a aussi des travailleurs du nettoyage, de la logistique, de la restauration, dans différents secteurs…La grève pourra avoir d’autres horizons que juste faire retirer une réforme, arrêter l’augmentation de l’âge de départ à la retraite. C’est la condition pour qu’on puisse poser des revendications à une échelle beaucoup plus large et profonde. C’est n’est pas ça qu’on veut parce qu’on est “révolutionnaires”, ce sont les aspirations du mouvement aujourd’hui.
Dans pas mal de secteurs maintenant il y a des stagiaires, des intérimaires, des CDD, des auto-entrepreneurs. Tout ça rend vachement compliqué de se mettre en grève.
La question est celle de la solidarité et de l’organisation.
Dans le bâtiment, si sur un chantier tu as 50 travailleurs et qu’il y en a un qui ne vient pas au travail, en se mettant en grève, évidemment lui va se faire réprimer. On en est conscients, c’est pour ça qu’on sait qu’on a une responsabilité particulière, nous les secteurs plus bloquants, on a plus de protections vis à vis de notre employeur Ce n’est pas qu’on ne veuille pas assumer cette responsabilité mais on pense que pour gagner il est indispensable de pouvoir entraîner plus largement.
Pour reprendre l’exemple des travailleurs du nettoyage, il y a un changement d’employeurs, le contrat avec ONET va se terminer. Ils sont en train de voir comment diviser en plusieurs lots pour casser le collectif de travail. Il va y avoir un nouveau patron qui va prendre le marché. C’est une occasion en or pour le patron de licencier, de liquider les têtes qui sortent du lot. chez ONET ils n’ont pas pu faire ça car ils étaient organisés. Ils ont fait grève en 2017 car ils sont soudés, qu’ils ont une organisation. C’est incontournable, c’est pareil partout.
Tu peux être dans un secteur bloquant, avoir plus de sécurité de l’emploi, si tu n’as pas un collectif derrière, capable de soutenir, d’être solidaire, d’empêcher le patron d’en venir à la répression, il y a des licenciements aussi.
C’est une question de rapports de forces politiques, d’organisations. On a notre rôle à jouer.
L’exemple de 1995 est intéressant : cette idée de “grève marchante”, où les secteurs les plus concentrés le classe ouvrière allaient voir les secteurs du privé. Ce sont des choses qu’on devrait mettre en place pour transmettre notre petite “expérience” à des secteurs qui l’ont moins. Mais ça ne pourra pas se faire sans organisation et sans solidarité.
Au-delà de la réforme des retraites, quelle société espères-tu voir advenir ? Est-ce le communisme ?
Je me bats pour une société débarrassée de toutes formes d’exploitation et d’oppression. Pour moi c’est la société communiste mais c’est un mot qui a été très tergiversé, qui a été très abîmé par les expériences du passé, sans parler de la révolution russe et du stalinisme, mais même le rôle du Parti Communiste en France depuis des décennies jusqu’à maintenant, qui joue le rôle d’éteindre le feu à chaque grand mouvement social comme ça a été le cas en 1968 pour parler de la dernière grève générale qu’il y a eu en France. Il y a cette fameuse vidéo des usines Wonder qui est très intéressante, où on voit une ouvrière qui refuse de rentrer après la signature des accords de Grenelle, et où tu as le bureaucrate syndical CGT-PCF qui lui dit “c’est fini, il faut rentrer”. Ils ont vraiment joué ce rôle là.
C’est donc un mot qui a été très abîmé, mais en réalité, sur le fond de ce que cela veut dire c’est un monde où c’est les travailleurs qui gèrent eux-mêmes l’outil de production, qui planifient eux même la production, qui pensent ce qui est utile socialement et ce qui ne l’est pas, qui se donnent les moyens d’organiser la vie de la société (la garde d’enfants, les cantines etc.). Ce sont les travailleurs eux mêmes qui pensent et organisent la société en fonction du besoin du grand nombre et pas pour remplir les poches d’une minorité parasite que sont les capitalistes aujourd’hui.
Une fois qu’on a dit ça, on n’a pas résolu le problème de comment on y arrive. Pour ça il va falloir un rapport de force considérable : la grève et sa généralisation. Si on ne veut pas s’arrêter à retirer cette réforme des retraites mais imposer d’autres sujets importants (les salaires, les conditions de travail etc.), il va falloir que la grève se généralise. Sinon, au mieux, et encore j’ai un doute car on est face à un gouvernement déterminé à rattraper son retard par rapport à d’autres pays européens comme l’Allemagne, on arrivera à faire retirer la réforme des retraites mais on n’ira pas au-delà. Or il faut qu’on pense à des revendications offensives : qu’est-ce qu’on veut au-delà de retirer ce projet de réforme des retraites ? C’est pour ça que l’ensemble de la jeunesse et du monde du travail doit prendre part à la mobilisation. Ça ne pourra pas se résoudre qu’avec les secteurs dits bloquants.
Si on prend une grosse boite comme la SNCF, c’est un truc que tu arrives à imaginer, la reprise en main par les travailleurs ? A quoi ça ressemblerait ?
Ça serait bien mieux organisé que ce qu’elle est aujourd’hui. Ce sont des gens qui ne connaissent pas le terrain, qui prennent des décisions, qui viennent de l’ENA, des grandes écoles de cadres, qui n’ont jamais travaillé dans un poste d’aiguillage qui sont par exemple à la tête de SNCF Réseau, qui font des plans de comment réorganiser le réseau ferroviaire sans vraiment connaître le travail du terrain.
Au-delà de ça il y a un problème de logique : la logique avec laquelle est pensée l’organisation de la SNCF c’est une logique de rentabilité capitaliste. Les seuls qui ont intérêt à ce que la SNCF soit vraiment au service de l’ensemble des travailleurs, des voyageurs, des usagers du pays qui prennent les transports publics pour aller bosser ou en vacances, ce sont les cheminots, car nous-mêmes on est usagers des transports publics, nous-mêmes on a des enfants, des compagnons, des campagnes, des familles qui utilisent les transports. On est pas des riches qui voyageons en jet privés. C’est possible de planifier différemment les transports publics, en lien avec les associations d’usager par exemple.
C’est quelque chose qui est important pour penser une autre manière de planifier les transports : la logique capitaliste actuelle qui régit l’ensemble de la société et donc la SNCF aussi fait qu’il y a de moins en moins de désertes, qu’il y a des lignes et des gares qui sont supprimées etc. Les petites lignes sont supprimées parce que pas rentables. Il y a un truc qui est très parlant à la SNCF c’est que quand on veut supprimer des lignes on commence par supprimer les trains qui roulent à des horaires utiles. C’est quelque chose de frappant : quand on veut supprimer une ligne qui n’est pas rentable, on supprime les trains de 7h, 8h et 9h mais on laisse celui de 11h c’est-à-dire un train qui ne sert à rien. Puis ensuite on dit que la ligne n’est pas rentable, que ce train n’est pas utile… Ça pourrait l’inverser si on était aux commandes en lien avec les usagers de la SNCF et de l’ensemble des transports.
Si on veut vraiment entraîner largement, faire une reconductible large, il faut aller à l’encontre de la politique de l’intersyndicale qui dit ouvertement qu’elle est contre l’élargissement des revendications, alors que l’inflation va exploser au mois de mars, qu’il y a une explosion des grèves sur les salaires, aussi en Angleterre et au Portugal. Et nous notre intersyndicale ne veut se mobiliser que sur la question de l’âge de départ à la retraite et ça c’est une énorme connerie. En lien avec la question de la grève reconductible à partir du 7 mars, la question du 8 mars avec la revendication de l’égalité salariale femmes-hommes, l’indexation des salaires sur l’inflation, 400 euros d’augmentations pour toutes et tous…tout ça c’est des trucs qu’il faut mettre sur la table !
Moi je suis arrivée en France à 25 ans. Je fais partie des secteurs soi-disant privilégiés, j’ai pas le statut cheminot, j’ai commencé à travailler à 25 ans parce que je suis travailleuse étrangère donc je vais même pas calculer ma retraite sinon c‘est la déprime. Quand je suis arrivée en France tout le monde parlait de la retraite, je trouvais ça bizarre, moi chez moi c’est même pas un rêve.
Pour que ces secteurs là qui ne sont pas concernés par cette réforme, c’est à dire ceux qui même sans la réforme leurs retraites c’est la misère et on en rêve même pas tellement on va pas en voir la couleur, on est obligés de penser comment on élargit les revendications, c’est une question fondamentale très peu traitée par l’intersyndicale qui est dans une stratégie de pression. Des journées fortes pour faire une lettre au Sénat pour leur dire “prenez vos responsabilités” sans voir qu’il y a un potentiel dans ce mouvement de tout remettre en cause, de tout questionner, de tout chambouler. C’est ça qui est en jeu, c’est ça les tâches que nous avons d’ici le 7 mars pour la préparation du 7, du 8 et de la suite !
On a vu que certains essayaient de transformer la mobilisation en revendication d’un référendum, comme le Parti Communiste, et d’autres, et ça a été le débat, à notre sens pas très intéressant, des dernières semaines autour de l’article 7. Ce n’est même plus on se limite au retrait de la réforme mais on circoncit le débat à un article de la réforme. C’est un peu affligeant mais c’est aussi quelque chose qu’on a entendu de la part de certaines directions syndicales.
Toute la polémique entre Martinez-Berger d’un côté, la France Insoumise de l’autre, c’est faire comme si quelque chose pouvait se jouer à l’Assemblée Nationale. Et derrière ils font une lettre au Sénat qui est une institution ultra-réactionnaire en leur disant “les sénateurs, s’il vous plaît, prenez vos responsabilités !” alors qu’on a des millions de gens dans la rue ! Est-ce qu’on va parier sur le fait que des gens qui sont en train de voter des lois contre nous à longueur de journée prennent leurs responsabilités ?
C’est le problème d’une logique profonde d’une stratégie de pression qui in fine est celle du “dialogue social” : faire pression pour derrière arracher des miettes. Mais on voit bien que ce n’est pas dans les institutions que ça va se jouer et qu’il est d’autant plus nécessaire de ce point de vue là de penser les tâches du mouvement, de la grève, de son élargissement.
Merci pour ton temps (alors que tu as travaillé cette nuit) !
Photo d’en tête : Laura Varlet à l’Assemblée Générale des cheminots de la gare du Nord, 5 décembre 2019 (Crédit : O Phil des Contrastes)