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Quand j’ai expliqué à Arthur que l’objectif de cette nouvelle rubrique était d’utiliser le format d’entretien long – habituellement réservé aux experts, aux intellectuels – à des gens de notre classe sociale qui travaillent, vivent et agissent sans qu’on leur laisse la parole en dehors du format reportage/témoignage – il s’est exclamé “avec les gens qui ont les mains dans la merde, comme moi !”. Arthur n’a pas peur, sur son compte Twitter de plus en plus suivi, de raconter la peine, la flemme, l’ennui et la douleur qui peuvent survenir durant ses semaines d’ouvrier dans la métallurgie. Chaque matin, il tweete quelque mot d’encouragement pour les autres trimards, ceux qui détestent le lundi, et il conseille une chanson. Parfois il publie des photos de son travail dont il est fier (mais pas toujours), plus souvent de ses cernes (sauf peut-être le week-end). Dans cet entretien en deux parties, j’ai parlé avec lui du travail ouvrier, de sa santé négligée par la société et le patronat, mais aussi de sa conscience de classe vive, des espoirs de changement, de l’écologie et du sexisme.

Tu peux me parler de ton parcours ?

J’ai beaucoup de retard sur pas mal de monde dès le lycée car je faisais pas mal de conneries… tout en étant très bon à l’école. Ma première, j’ai dû la faire trois fois. J’avais même quitté le lycée parce que la direction m’avait mis la pression au sujet de mes fringues, car j’étais dans les délires punk-rock, redskin. Forcément, quand tu es adolescent, tu aimes bien poser ton identité mais ça ne passait pas. Ce sont mes profs d’arts et de lettres qui m’ont dit « si tu veux aller à l’école Boulle, tu peux ». J’en rêvais depuis longtemps. Ils m’ont dit de tenter ma chance. Et j’ai été pris sur dossier. Mais je ne suis pas allé au bout.

On y fait quoi, concrètement, dans cette école ?

C’est la plus grosse école d’art et d’ameublement, orientée mobilier design, bijouterie… On y trouve des gens qui vont être orientés vers le design ainsi que des artisans d’art : ébénistes, menuisiers, tapisseries, sculpteurs… moi, j’étais en conception application métal.. Je ne suis pas allé au bout de tout ça parce que depuis assez jeune j’ai des maux de têtes quotidiens et ça me pourrissait ma scolarité. Et tout ce qui était théorie et compagnie, ça m’ennuyait royalement… alors qu’en atelier j’étais plutôt très bon. 

J’ai donc très vite intégré une boîte d’un designer qui avait fait ses études à l’école Boulle. Il m’a pris dès le premier stage et j’ai démarré mon travail comme ça, pour quelqu’un qui fait du design dans l’ameublement. Je touchais surtout au métal mais aussi au bois. J’ai travaillé cinq ans chez lui et au bout de cinq ans, alors que je tournais en rond et que ça devenait tendu – je n’ai jamais trop supporté l’autorité – je suis parti. Pourtant j’aime beaucoup le travail bien fait, je suis assez carré. J’aime bien les choses bien faites.

Petite vidéo explicative

Oui, j’ai vu que tu aimais bien expliquer des trucs techniques sur Twitter !

Oui, j’aime bien apprendre des choses aux gens, et c’était un peu un objectif de vie pour moi : pas d’être prof, mais d’avoir mon atelier et de laisser à des gosses les chances que moi j’ai eues. Quand j’ai été pris dans cette école, c’était assez inespéré pour moi. Je pense que c’est ce qui m’a mis la pression aussi… Quand tu viens de nulle part et que tu as une chance de fou que tu n’auras pas deux fois, tu as peur de te louper et finalement, tu te loupes… Je suis allé au bout sans aller au bout. Je ne fais donc pas partie de la petite élite qui a sa photo dans le catalogue de l’école.

Le recrutement de l’école Boule, c’est quoi ?

Franchement il y a de tout, après il y a du piston, on ne va pas se mentir. Les enfants de profs de l’école, les copains de copains, etc.

Dans ce premier boulot après l’école, c’est la hiérarchie qui t’a posé problème ?

Je commençais à tourner en rond. Au travail je me suis rendu compte que si tu donnes une habitude à ton employeur, en tant que travailleur, eh bien il va sauter dessus. Si tu es carré et que tu te mets la pression tout seul, il peut, quelque part, en profiter. Même si ce n’est pas conscient ni malveillant, c’est une mécanique qui se met en place. Je subissais donc beaucoup de pression et plus que les autres. J’ai fini par partir.

J’ai donc un renouvellement de contrat tous les mois, et tous les mois je dois renvoyer mon contrat, toutes les semaines mes feuilles d’heures à envoyer… J’ai l’impression de pointer au commissariat, c’est une vie de con !

Ensuite, j’ai galéré pendant un peu moins d’un an avant qu’une boîte d’intérim me contacte. J’ai très mal négocié mon salaire et ça fait 4 ans que ça dure parce qu’entre-temps : Covid Party, guerre en Ukraine etc… tous mes petits projets personnels reculent doucement. Mon objectif à terme ce n’est pas d’être patron mais d’être ma boîte, et de former des gens.

Au bout de 4 ans, tu es toujours en intérim ?

Oui, parce que je ne veux pas signer (rires). J’ai bien compris comment ça marchait chez eux et je ne suis pas franchement intéressé. J’ai donc un renouvellement de contrat tous les mois, et tous les mois je dois renvoyer mon contrat, toutes les semaines mes feuilles d’heures à envoyer… J’ai l’impression de pointer au commissariat, c’est assez infernal : c’est une vie de con. Et en plus je pointe aussi au chômage : tous les mois je dis à Pôle Emploi combien je gagne. Je remplis pour actualisation « avez-vous été chez votre grand-mère ? » et si j’ai travaillé je dois dire combien de temps, pour quel montant… Car si je veux des vacances, c’est Pôle Emploi qui les paye.

Par exemple, pendant la crise du Covid : je me suis retrouvé en chômage forcé pendant un an. Mes collègues ont repris très vite, moi on ne m’a pas rappelé tout de suite.

Le lendemain du second tour de l’élection présidentielle

L’entreprise où tu es actuellement c’est une grosse structure ?

Oui… mais il ne faut pas s’imaginer une immense usine. La première fois que je suis rentré j’avais des étoiles dans les yeux car il y a des machines hyper chères. Ils ont des moyens : des découpes laser, des plieuses, des cintreuses… ils ont tout ce qui existe. C’est une belle boîte qui marche bien. Après ce n’est pas le travail à la chaîne, on en est pas là. Mais il y a tout de même des ateliers où va passer toujours la même pièce, de très grosses séries et ça peut vite être ennuyeux. Moi tu me postes là, je me mets une balle. Quand je suis arrivé, ils m’ont dit « toi, vu ton profil tu termines dans tel atelier, parce que c’est ça qui est fait pour toi ». Généralement les intérimaires passent dans les autres ateliers et s’ils sont pointus ils finissent dans l’atelier où je bosse, ce sont des petites séries et des travaux de finesse, pour des grandes marques.

Et tu fournis quelles pièces à la fin ?

Des éléments pour des vitrines, des choses belles comme des choses un peu banales comme un garde-corps, pour les balcons… Même sur Twitter je dois rester très évasif car ces marques veulent que leurs pièces de luxe restent secrètes. Je leur ai pourtant dit en arrivant « ce que vous faites ça ne m’intéresse absolument pas ».

Ce que tu produis dans cette boîte, ça ne te plait pas ?

Je m’en fous oui. Quand j’ai terminé la pièce je ne suis pas fier de ce que j’ai fait… A la limite tu peux regarder la qualité de ton travail, te dire que tu as fait une belle soudure ou autre… Il y a un moment où tu as fait le tour, c’est nul comme job !

Dans l’idéal tu aimerais faire quoi ?

Plutôt retourner dans l’artistique… En fait, j’aimerais bien être simplement fier de ce que je fais. Souvent je fais des travaux pour des copains, des petits trucs hein. Et je les vois contents. Eh bien moi je suis super heureux pour eux parce que je me dis « là ça va bien pour toi ». Accrocher un tableau, monter une table, je vais tout faire… Simplement, si je leur rends service et que ça donne un truc un peu sexy, je suis satisfait. Actuellement dans mon boulot, quand j’ai fait une série de garde-corps, tu te dis « bon ok… ». A l’opposé, pour la vitrine d’un grand magasin parisien, on avait construit une immense tour Eiffel pour une marque. C’était super beau. Ça, quand tu as terminé ça et que tu le vois en boutique tu te dis :  « c’est moi qui ait fait ça ! personne ne le sait mais moi je suis content ». J’ai quand même des copains qui ont vu le truc et qui ont trouvé ça fou ! Ca j’aime bien, laisser une trace.

La plupart du temps tu produis quelque chose mais ça n’a pas de sens pour toi. Tu bosses pour manger. Désolé mais c’est de la merde ! Je ne dis pas « je vaux mieux que ça », je pense qu’on vaut tous mieux que ça en fait. Il y a un tas de mecs qui bossent dans les boîtes comme ça qui devraient faire autre chose pour leur épanouissement. C’est abrutissant le taf qu’on fait. Et encore, je suis tombé dans un des meilleurs ateliers. Ce qu’on fait c’est super sympa. D’autres trucs, comme faire des caissons pour des ordinateurs, ce n’est pas intéressant… C’est redondant… Donc la fameuse « magie des chaînes de production » [référence aux propos de la secrétaire d’Etat à l’industrie en 2021, ndlr] je ne la connais pas.

Il y a quelque chose dont tu parles souvent sur Twitter, c’est l’impression que tu as d’y laisser ta santé dans ce travail.

Ah ce n’est pas une impression ! Déjà il y a un truc idiot : si tu as fait la bêtise de tomber dans le tabac tu es mort, parce que tu as une gestion du stress qui est éclatée dans ce travail, donc les mecs qui fument je peux te dire qu’ils carburent. Ça c’est la première chose : on dit toujours que les ouvriers sont plus en danger que les autres par rapport à ça, oui c’est clair. Ils n’arrivent pas à nous empêcher de fumer dans les ateliers, car si tu fais ça, tu arrêtes tous les ateliers. C’est déjà une transgression de la législation sur la sécurité au travail. Mais si tu interdis le tabac, tu stoppes ton usine.

La plupart du temps tu produis quelque chose mais ça n’a pas de sens pour toi. Tu bosses pour manger. Désolé mais c’est de la merde !

Ensuite il y a tout ce que tu respires. Quant aux normes de sécurité, bon, si on voulait se faire l’avocat du diable on pourrait dire qu’il y en a des tonnes et des tonnes, mais elles ne sont quasiment jamais respectées. Disons qu’on va respecter les basiques : on va protéger ses yeux pendant qu’on soude et ses poumons pendant que l’on ponce, mais ça ne va pas plus loin. Et il y a souvent une certaine incompatibilité entre différents équipements de protection – on appelle ça les EPI, équipements de protection individuels. Tu ne peux pas avoir quelque chose pour te protéger les yeux, les poumons et le reste. S’il fait chaud c’est une galère, s’il fait froid aussi… Tout avoir en même temps, pour certains, c’est vite compliqué. Moi qui fait beaucoup de travaux de finition, qui suis la dernière main sur une pièce, je vais beaucoup remuer de poussière donc en respirer énormément. Et il faut protéger mes yeux, mes mains, mes poumons, mes oreilles… ça fait tout mon visage et tout le corps. J’en ai vite marre au bout de huit heures – car ce sont des jobs où tu bosses 39 heures, évidemment pas 35 heures, faut pas rêver. Si tu as un masque c’est un 3M [masque à particule] à capsule qui sert la tête, on n’en peut plus très vite. Avec mes collègues, ça nous faisait un peu rire de voir les gens gênés par le masque anti-Covid, faites un effort quoi !

21 février : « petite » blessure

Il faut souvent choisir entre protéger ses yeux ou protéger ses poumons. Si tu mets tes lunettes par-dessus ton masque, tu as de la buée qui va passer sous les lunettes, donc tu ne vois rien… C’est ça un peu pour tout. En réalité, si ton patron devait te protéger pour tout, il achèterait des équipements différents pour chaque travailleur ; des masques intégraux ça existe, des casques de soudures avec des filtres pour respirer en même temps… Quand on soude certains matériaux, ça nous envoie énormément de vapeur. Par exemple, l’acier galvanisé produit une fumée blanche qui monte comme ça tout doucement, qui a l’air presque solide ! Et ça quand ça rentre dans les poumons, ça provoque une diarrhée pas possible le soir même… Et quand on respire ce genre de fumée, on peut avoir des fièvres des soudeurs.

C’est quoi ?

Une fièvre des soudeurs, c’est quand ton corps se défend contre les particules de zinc, pendant 48h durant lesquelles on peut être complètement K.O.

Mais ça, personne n’en parle !

Mais oui, parce que les ouvriers ne parlent pas. Moi je suis une grande gueule. Au lycée j’étais un littéraire, également attiré par le travail de la main… Je n’ai pas envie d’être porte-parole de qui que ce soit, mais le hasard a fait que je suis tombé là-dedans et que je peux en parler, et que j’aime bien en parler. Parce qu’il faut en parler.

La sociologie de Twitter, ce n’est pourtant pas vraiment les ouvriers…

Non, carrément pas. Il y en a quelques-uns. Mais ça va plutôt être des artistes. Et moi aussi, je ne suis pas du tout le plus mal loti. Je me prends les mêmes merdes dans la figure, je respire les mêmes saloperies, mais je ne vais pas subir l’abrutissement que je refuse. Le travail à la chaîne je tiens deux semaines et je me casse, mais j’ai la possibilité de dire non. Les autres n’ont pas tous la possibilité, ils ont peur de ne pas retrouver de travail. Sur Twitter effectivement tu vas trouver plus des artistes, je ne vais pas te dire que ce sont des bourgeois parce que pas du tout : il y a vraiment des artisans qui sont en galère. Il n’y a pas d’élus, il faut être vu au bon moment…

Une fièvre des soudeurs, c’est quand ton corps se défend contre les particules de zinc, pendant 48h durant lesquelles on peut être complètement K.O.

Tu dis : “les ouvriers ne parlent pas”. 

Je ne sais pas s’ils ne parlent pas ou si on ne leur laisse pas la parole.

Tu dis que les ouvriers ne parlent pas, mais ça veut dire qu’il n’y a pas de relais de leur parole. Ceux qui traditionnellement le faisaient, c’était les partis de gauche et les syndicats…

J’ai eu une vie militante, et je suis un petit extrémiste de gauche, très clairement. Tendance anar. J’ai longtemps été dans les cortèges de la CNT mais j’étais encore étudiant. Et à cette heure-ci je ne suis même pas syndiqué car dans ces boulots-là les syndicats sont morts… Gaétan Gracia, lui, il est à la CGT mais c’est dans une grosse boîte. Moi je ne suis pas encore dans cette dimension.

Dans ton entreprise, il y a des syndicats ?

Je n’ai pas franchement l’impression et quand je vois comment ça se passe, je ne pense vraiment pas, car cette boîte pourrait se faire aligner sur un maximum de trucs. Moi je n’ai pas trop la possibilité de faire quoi que ce soit parce que je suis un pop-corn quoi… Maintenant je suis sur un siège éjectable, je ne peux pas faire grand-chose. Dans mon ancienne boîte, c’était possible de parler. Et d’ailleurs depuis, le patron a fait beaucoup de choses pour améliorer les conditions de travail. Par rapport au moyen que le patron a, tout ce qu’il a fait se respecte.

Le militantisme, même d’extrême gauche, est parfois assez loin du monde du travail…

Oui clairement, il y a une petite bourgeoisie, on ne va pas se mentir. Effectivement dans les milieux d’extrême gauche, il y a des gens qui vont être des grands théoriciens mais qui ne sont pas dans la pratique. Et après parfois il y aussi un mépris envers certains ouvriers. Ça, ça peut s’observer sur Twitter par exemple… Moi je bosse avec des gens qui ne sont pas forcément des mauvaises personnes mais qui peuvent te sortir des conneries racistes, sexistes etc… Et si tu prends le temps de discuter avec et de leur faire comprendre que ce qu’ils disent c’est complètement con, eh bien en face tu as juste un humain à qui on n’a pas donné des bases quoi. 

On ne va pas se mentir là-dessus non plus : tu termines ouvrier bien souvent car ça a été compliqué à l’école, ce qui fait que tu n’as pas la même éducation que tout le monde. J’ai eu la chance d’avoir une éducation de petit parisien : je ne suis pas petit-bourgeois mais je pense que j’ai un esprit petit-bourgeois. Sauf qu’aujourd’hui j’ai la main dans la merde comme les autres. Et je bosse avec les autres et pour les autres beaucoup : ce qui me fait tenir dans ma boîte c’est le fait de bosser avec ces gens là qui sont des belles personnes avec des principes que peu de personnes ont finalement. Ces types ils vont crever pour toi. A partir du moment où tu es ami avec eux, il y a peu de gens qui vont autant se démener pour toi.

Pour revenir à ce mépris de l’ouvrier, c’est concrètement quand des ouvriers un peu trop bourrin vont arriver quelque part et que tout de suite ils vont se faire taper sur les doigts parce qu’ils n’ont pas parlé comme il faut. J’en ai vu comme ça des reproches sur Twitter de gens qui… à juste titre… vont dire « oui vous avez dit ci, vous avez dit ça… ». C’est vrai que c’est difficilement pardonnable mais c’est souvent très maladroit. Ces mecs-là ne vont pas se rendre compte de tout le monde qu’il y a autour parce qu’on est entre nous quoi. Déjà dans un monde d’hommes, car c’est un monde d’hommes dans lequel j’évolue.

Je bosse avec des gens qui ne sont pas forcément des mauvaises personnes mais qui peuvent te sortir des conneries racistes, sexistes etc… Et si tu prends le temps de discuter avec et de leur faire comprendre que ce qu’ils disent c’est complètement con, eh bien en face tu as juste un humain à qui on n’a pas donné des bases quoi. 

Et dans un monde d’hommes, c’est assez compliqué de ne pas être sexiste en fait… Moi je n’ai été élevé que par des femmes et je me suis retrouvé à bosser qu’avec des hommes et c’est avec eux que j’ai appris à me retourner sur les femmes dans la rue. Quand j’ai commencé à faire des chantiers, j’ai vu tous mes collègues me dire : « guette la nana qui passe » à s’en donner des torticolis. Je leur disais : « en fait vous êtes des animaux quoi ! ». Et on finit par le faire malgré tout, pas seulement par mimétisme mais parce que les journées sont tellement nulles,  sans la moindre belle personne… quand tu en vois tu es super heureux. C’est une espèce d’entresoi qui n’est pas sain. 

Si on devait prendre le sujet de l’homosexualité… alors là, les mecs sont limités à mort. Alors qu’il y en a un paquet qui sont gays dans ces milieux là mais c’est un tabou.

Pourquoi c’est autant un tabou ?

Parce que c’est ce sexisme ambiant dans ce milieu très viriliste. Si tu ne soulèves pas un truc tu n’es pas un vrai homme… et si tu es “un pédé” tu n’es pas un vrai mec. C’est une insulte qu’on peut entendre tout le temps… On l’entend perpétuellement. ça m’arrive de les mettre devant le fait accompli : « tu en connais des gays ? » « ouais » « et tu leur parles comme ça ? » « non, mais je comprends pas quand même » « mais on te demande pas de comprendre en fait. Toi, il y a quelqu’un qui essaie de comprendre pourquoi t’es hétéro ? »… 

C’est un entresoi qui crée un mode de pensée. On peut vite comprendre pourquoi parfois dans ces milieux-là on peut être un peu balourd alors que ce sont des gens qui ont un cœur en or. Que tu sois une femme, que tu sois gay, tu fais partie de leur monde tu as de la chance.

La solidarité au travail, c’est quelque chose qui existe toujours selon toi ?

Oui mais elle ne passe plus par les syndicats ou par les milieux militants qui se sont embourgeoisés. Car les syndicats se sont fait démolir au cours des cinquante dernières années. Non, cette solidarité se fait toute seule parce qu’on est dans la même merde, on est dans le même bateau et puis c’est tout.

Tu dirais que tu as une conscience de classe ?

Oui. Oui parce que j’ai des copains qui sont hyper compréhensifs, donc ça ne serait pas un bon exemple mais parfois tu peux te heurter à des avis différents mais j’ai pas le même mode de pensée qu’une petite bourgeoisie ou des bourges tout court. Je dirais que j’ai une conscience de classe et ce qui me désespère un peu c’est que ce n’est pas forcément le cas de tous mes collègues. J’aimerais qu’ils se rendent compte de la force qu’on pourrait être.

Car les Gilets jaunes, ça a fait bouger une partie de la population mais ce n’était pas le prolétariat brutal quoi… Ce que j’ai cru constater c’est que les ouvriers ne se bougent même plus car ils n’ont pas les moyens de la faire. Aujourd’hui on a tellement précarisé ce milieu que louper une journée de travail ça coûte cher. Tu ne peux même plus aller manifester… je ne dis pas que ce sont des cons hein, je dis qu’on nous a enfermé dans la peur : la peur de perdre son job, la peur de ne pas finir le mois… Je ne critique pas les Gilets jaunes, je suis sûr qu’il y en a beaucoup qui se sont mis dans la merde mais c’est encore une autre population. Il y a des ouvriers dans le tas mais je ne suis pas sûr que si on avait fait bouger TOUS les ouvriers, ça n’aurait pas complètement changé la donne.

C’est vrai que les Gilets jaunes, ce n’était pas uniquement les ouvriers mais les indépendants, les artisans…

C’est un peu indéfinissable, mais quand je regarde ma boîte, je vois tous ces bonhommes et je me dis « mais putain si demain ils faisaient un cortège les types, il n’y a rien qui les arrêtent ! »… et ça fait peur ! Enfin non justement ça donne de l’espoir, mais c’est justement de ne pas les voir bouger qui fait peur ! Quand tu vois les pompiers, quand ils se mobilisent, ou les dockers, ça se voit : face aux CRS, c’est autre chose.

On nous a enfermé dans la peur : la peur de perdre son job, la peur de ne pas finir le mois…

Nous, au quotidien, on voit des collègues qui s’arrachent les doigts, qui se les coupent, qui se coupent des tendons… ça donne cet aspect viriliste assez nul, mais la vie d’ouvriers est dure. Il y a des femmes dans le lot – c’est vrai qu’il y en a peu – mais ce sont des guerrières ! Et d’ailleurs il faut qu’elles supportent quand elles sont dans un atelier de mecs car c’est une galère pour elles… c’est des remarques tous les jours. J’ai une ex-collègue, partie depuis à Annecy, qui travaille dans une boîte de soudeur, qui en plus a le malheur d’être lesbienne : et elle en a entendu, dans son taf, des belles : déjà en tant que femme on lui disait qu’elle volait le travail des hommes. C’est des remarques sexistes tous les jours, c’est impressionnant… Les femmes du métier tu vas les trouver davantage dans les entreprises artistiques car il y a plus d’ouverture d’esprit… Mais dans les boîtes ouvrières, c’est compliqué de trouver des femmes.

Qu’est-ce qu’il faudrait faire pour que la classe ouvrière se mobilise, qu’est-ce qui manque d’après toi ?

Moi, je ne suis pas hyper optimiste en fait… Il y a ce truc dont on parlait tout à l’heure : l’esprit un peu bourgeois qui se ressent dans les organisations politiques de gauche, ça freine la mobilisation. Il faudrait savoir éduquer les gens, les former… et dire « viens, on t’accepte » ensuite faut prendre le temps d’expliquer aux gens que oui, il y a des choses qui ne se disent pas… mais ça c’est un frein quelque part : il y a des gens, quand ils n’ont pas l’éducation pour faire la différence sur certains trucs, ils vont te dire « on ne peut plus rien dire »… Je pense que ça fait partie des freins.

Ensuite, quand on regarde les syndicats actuellement, même la CGT, même Sud, tu n’as plus personne dans le monde ouvrier qui y croit quoi. Et c’est même devenu une insulte dans le monde ouvrier : quand tu termines à l’heure, si on ne te traite pas de fonctionnaire on te traitera de syndicaliste… Mais sur les temps de pause, on se fait bien avoir. On est super mal informés sur nos droits en général. Ce serait le rôle des syndicats de t’aiguillier là-dessus. Mais si tu montes un syndicat, tu te fais hyper mal voir. On te fait la bizarre.

Il y a des représentants du personnel normalement ?

Oui il y en a… Mais c’est souvent des lèches-bottes, ils sont quand même bien choisis.

Quand tu écoutes les ouvriers, les syndicats ce n’est plus un espoir pour eux. Il reste la CGT qui reste un grand morceau… Mais il y a eu des trahisons quand même. Des pourparlers qui ne donnent rien… Après je ne sais pas si dans les méthodes, on est bons aussi. Au Canada il y a des méthodes différentes : par exemple la gratuité des transports en période de grève…

En France on a de plus en plus des grèves en carton, très peu suivies… Peut-être que nos syndicats ne se renouvellent pas dans leurs méthodes. Tu imagines si demain on fait en sorte que la RATP ne puisse faire payer aucun pass Navigo pendant un mois ?

Il faudrait redonner espoir, arrêter de négocier aussi mal avec le gouvernement… Et après, ce qui me rend peu optimiste c’est parce que cette peur très présente chez les ouvriers s’est répandue dans toute la population : tout le monde a la trouille de perdre son job. On se satisfait d’un salaire de merde alors que le coût de la vie n’a fait d’augmenter. En l’espace de 4 ans, mon caddie sur 100€, a diminué de plus de la moitié : à quel moment on fait tout cramer là ?

Et côté partis politiques alors ?

Je suis entre le fameux « vote utile » pour Mélenchon et le « allez tous vous faire foutre ». Mélenchon je le vois un peu comme un espoir, même s’il dit des conneries. J’ai pas mal tapé sur Roussel, le plus grand escroc de la gauche.

Pourquoi un escroc ?

Tu ne peux pas sortir des phrases de nationaliste, de pro-bagnole, pro-viande… faut pas déconner, ces derniers temps je me suis découvert une fibre écologiste parce qu’on est vraiment, vraiment dans la merde. On ne peut pas continuer à vivre comme on vit, dans la mode, le tout jetable : on a une façon de produire les choses qui est scandaleuse, et ça je l’ai vu dans mon taf : tu ne peux pas produire des choses en sachant pertinemment que ça ne va pas tenir et en te disant « si ça pète, c’est pas grave, on va en recommander ». Tu sais la méthode Steve Jobs quoi. C’est vraiment foncer dans le mur à toute vitesse. Moi je suis habillé tout le temps pareil – je lave mes fringues, je te rassure – mais je m’en fous de la mode.

Mais tu as un style !

Oui mais c’est un style qui s’est fait sur le pratique. Il me faut des fringues qui tiennent dans la durée et qui ne me dérangent pas quand je travaille. Je me suis longtemps fait emmerder avec mon marcel au taf, mais c’est le vêtement qui ne peut pas se prendre dans une machine. Je n’ai pas une manche qui dépasse. Quand ça arrive ce n’est pas rigolo, je l’ai déjà vu, les gens peuvent finir éventrés. Quand ça t’arrive, tu as la plus grosse peur de ta vie. Je l’ai vu trois fois : le disque qui s’enroule autour des fringues et la personne qui commence à flipper : les vêtements sont cisaillés. Un collègue qui avait trois couches de vêtements, les trois couches ont été cisaillées !

On ne peut pas continuer à vivre comme on vit, dans la mode, le tout jetable : on a une façon de produire les choses qui est scandaleuse, et ça je l’ai vu dans mon taf : tu ne peux pas produire des choses en sachant pertinemment que ça ne va pas tenir et en te disant « si ça pète, c’est pas grave, on va en recommander ».

Pour revenir à Roussel, cette idée que l’écologie ce n’est pas un truc d’ouvrier, cette façon de hiérarchiser les causes, ça me déplaît. L’écologie est devenue une urgence et ce n’est pas qu’un truc petit-bourgeois. Déjà parce qu’en réalité la mode c’est anti-écolo mais c’est aussi anti-prolo : avoir la dernière bagnole à la mode, ce n’est pas un truc de prolo. Ni les chaussures à la mode. C’est à la limite un truc de gosse de prolos, mais parce qu’ils sont soumis à cette mode débile. Combien de gamins vont faire des conneries pour se payer les chaussures à la mode ? Il faut arrêter ça. C’est bien qu’il y ait des choses plus belles que d’autres, mais on ne peut pas continuer à consommer autant de vêtements que ça… ou alors on échange, je ne sais pas, mais on ne peut pas produire comme ça. Quand tu vois qu’il y a des boutiques qui produisent des fringues et quand ils ne les vendent pas, les détruisent ! Et c’est ça pour tout. On jette tout, on rend tout à usage très limité, on fabrique en sachant que ça ne va pas tenir. C’est un coup de gueule que j’ai souvent : je m’achète des outils, et ça me rend fou d’acheter des choses qui vont péter dans le mois. Ça n’arrivait pas à nos parents, à nos grands-parents.

Monday Morning Fever

Toi tu travailles dans le métal, c’est censé durer ?

Si on ne veut pas que ça dure, ça peut ne pas durer. Là par exemple, les soucis de coût de matière par exemple, on les subit en direct. Et on voit très souvent des commandes qui sont faites avec des tôles de plus en plus fines. Et plus c’est fin, plus c’est fragile. Le coût des matières est monté, donc on fait plus fin et moins durable. Mais voilà, les ressources ne sont pas illimitées, même le métal, surtout le métal.

Cette idée que l’écologie ce n’est pas un truc d’ouvrier, cette façon de hiérarchiser les causes, ça me déplaît. L’écologie est devenue une urgence et ce n’est pas qu’un truc petit-bourgeois.

Pour en revenir à ta question sur les partis politiques, moi les élections, bon… je ferais bien tout brûler surtout. Il y a un système qui ne fonctionne pas.

Il y a un truc au travail qui me rend fou, c’est le problème des chefs… j’imagine que ça te parle ?

Oui ! Déjà il y a plein de gens qui ne savent pas être chef. Il y a un problème d’écoute, souvent, et les chefs sont mis sur un piédestal. Il y a les pleins pouvoirs pour une seule personne. Pour moi un chef qui est seulement chef, ça ne marche pas. Tu es censé bosser avec ton équipe et un peu de la même manière pour savoir ce qu’elle fait : sinon tu es juste un petit flic.

Tu penses qu’on pourrait avoir du travail sans chef ?

Alors c’est précisément ce que je suis en train d’expérimenter. J’ai eu un chef qui nous défendait et qui travaillait avec nous. Avec lui les choses se faisaient super bien. Mais il a dû partir parce qu’il s’en prenait plein la tête, sa façon de faire n’était pas acceptée. Et le suivant, très différent. Déjà il était raciste : il a testé les gens sur ces discours-là, « ouais c’est toujours les mêmes qui foutent la merde ». Du coup, ça a coincé avec moi. Il s’est débarrassé de l’autre intérimaire qui était noir, parce que ça ne lui convenait pas de bosser avec lui quoi ! Après ça, ça a été une succession de dysfonctionnements… Et on a fini par réussir à s’en débarrasser. Et depuis tout ce temps, le patron de la boîte a dit « vous êtes des ingérables, donc on va voir comment vous vous débrouillez tout seuls ». Et ça se passe hyper bien. Alors, est-ce que les chefs c’est nécessaire ? Je ne crois pas.

Moi, les élections, bon… je ferais bien tout brûler surtout.

Et si demain j’avais la chance d’avoir ma boîte, je ne pense pas qu’il y aurait de chef. Car tu ne peux pas mettre quelqu’un au-dessus des autres. Tu peux mettre quelqu’un qui va coordonner, mais faudrait que ça tourne un peu, que chacun puisse prendre ce rôle et se développer en tant que travailleur. Pour moi, devenir leader ce ne devrait pas être un objectif. C’est même éclaté comme objectif ! L’objectif pour moi dans le travail c’est d’arriver à bosser en équipe : ça c’est le meilleur truc. Une fois on m’a dit « toi tu as le profil d’un chef », j’ai répondu « je n’ai pas d’enfants chez moi, ce n’est pas pour en avoir au travail ».

C’est un peu anarchiste de ne pas vouloir devenir chef non ?

Leurs responsabilités à la noix, je n’en veux pas. L’autonomie qu’on a dans l’atelier, ça marche super bien car il n’y a plus de mauvais intermédiaire.

Et pourquoi, toi l’ouvrier, on ne te demande jamais quoi faire ? Dans le travail actuel, le gars dans le bureau ne te demande jamais rien, c’est lui qui vient te dire quoi faire. Des gens dans des bureaux te disent « fais comme ça, ça va aller », et c’est toi qui leur apprends que techniquement ce n’est pas faisable. C’est pour ça que faire tourner les responsabilités ça peut être intéressant… Le fait de consulter l’ouvrier, ça ne se fait pas, je ne comprends pas pourquoi. Alors que moi je ne bosse qu’avec des génies de leurs mains ! Il n’y a rien d’intuitif dans ce travail. La soudure, tu ne vois pas ce que c’est quand tu ne l’as pas fait.

Pour moi, devenir leader ce ne devrait pas être un objectif. L’objectif pour moi dans le travail c’est d’arriver à bosser en équipe : ça c’est le meilleur truc.

La division du travail « manuel » et du travail « intellectuel » fait que dans les entreprises les fonctions sont hyper séparées.

J’ai rencontré une personne sur Twitter qui m’avait dit qu’elle avait bossé en tant qu’informaticienne sur une chaîne de production. Et c’est en montrant son plan à un ouvrier qu’elle s’est aperçue d’une erreur dans son programme. Si elle n’avait pas été pote avec cet ouvrier, rien n’aurait fonctionné ! En théorie tout marchait, dans la pratique non.

Qu’est-ce que tu tires de ton expérience sur Twitter ? J’ai remarqué sur ton compte que tu racontais des trucs de ton boulot, mais aussi que tu étais dans le soutien moral aux travailleurs…

Oui, ça c’est très important : dans les comptes que je suis il y a des infirmières, des ambulanciers, des profs, des gens dans les transports… il y a de tout. Et quand on se lève le matin, on a tous envie d’être en week-end : donc tous les matins j’essaie de trouver un truc qui me donne la pêche et de le partager avec les autres. Que je sois de bonne humeur ou pas. J’ai envie d’être dans le soutien moral, car j’ai des réponses. J’ai une heure à m’ennuyer dans les transports, et je lis les messages des gens, et ça me permet d’arriver avec le sourire au travail. Pour moi Twitter c’est ce soutien mutuel. Moi je n’ai rien à vendre, je ne suis pas porte-parole.

Lundi 3 janvier : c’est reparti

Les messages que je reçois, ça peut donner des discussions, là j’ai rencontré une première personne rencontrée sur Twitter il y a quelques semaines. Je ne suis pas là pour séduire, je veux juste raconter mon quotidien, intéresser les gens à ce que je fais, m’intéresser à ce que vivent les autres. Et les femmes par exemple, faut écouter ce qu’elles ont à dire et Twitter me permet ça. Et pareil au sujet des gens racisés : louer un appart, l’enfer que ça peut être, on ne se rend pas compte ! Lire les expériences de tout le monde ça me fait du bien en tant que personne apprenante. Et ça me fait évoluer aussi sur le fait qu’il y a des mots qui ne se disent pas. Et Twitter m’apprend ça aussi.


Entretien par Nicolas Framont