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L’écrivain Joseph Andras nous a adressé ce texte écrit dans les jours qui ont suivi l’usage du 49-3 par le gouvernement, pour faire passer sa réforme des retraites. Nous le publions le soir où la motion de censure parlementaire a échoué, libérant pour de bon la colère sociale comme seul recours et meilleur horizon.

« Le gouvernement peut-il tomber ? », demandait BFM TV deux jours avant qu’il ne recoure au 49.3. Il ne s’agit plus seulement de le souhaiter, mais d’y contribuer. Patients, nous l’avons été – bien trop. Été 2016 : loi Travail et près de deux mille interpellations. Printemps 2018 : réforme du pacte ferroviaire. Hiver 2018 : réforme Blanquer et nos minots de Mantes-La-Jolie agenouillés par des soudards assermentés. Hiver 2019 : réforme des retraites. Été 2021 : mise en place de la sous-citoyenneté (pass sanitaire) puis mise à l’index de la minorité musulmane (loi « séparatisme »). Et voici que le régime décale, par la force, de deux ans le départ à la retraite.

Les Gilets jaunes se sont levés pour vivre une vie plus digne et le régime a répondu : nous n’oublierons jamais les os brisés, les yeux crevés et les mains arrachées par la TNT – toutes les gueules cassées du macronisme. Il faudra bien qu’ils le paient, un jour. Gageons que ce jour approche. La pandémie a vu la belle société verser des grosses larmes sur « les essentiels » ; depuis, elle ne se lasse pas de les humilier. Serions-nous aujourd’hui dix millions à défiler dans les rues que ça n’y changerait rien : le régime respire à son aise. Macron, lit-on dans la presse, n’a « aucun scrupule, aucun regret » d’avoir recouru, pour la douzième fois, au 49.3. Il continue d’essuyer ses sales pattes sur nous. Il sourit de son sourire de banquier. Pourquoi en serait-il autrement ? On n’a jamais vu un pouvoir trembler face aux manifestations qu’il autorise.

Patients, nous l’avons été – bien trop. Été 2016 : loi Travail et près de deux mille interpellations. Printemps 2018 : réforme du pacte ferroviaire. Hiver 2018 : réforme Blanquer et nos minots de Mantes-La-Jolie agenouillés par des soudards assermentés. Hiver 2019 : réforme des retraites. Été 2021 : mise en place de la sous-citoyenneté (pass sanitaire) puis mise à l’index de la minorité musulmane (loi « séparatisme »).

En 1789, nous n’avons pas préalablement déclaré en préfecture l’égalité humaine. En 1871, nous n’avons pas décrété l’abolition du travail de nuit des ouvriers boulangers au cours d’un Conseil des ministres. En 1936, nous n’avons pas obtenu la semaine de 40 heures et les congés payés par « un échange constructif » mais des occupations d’usines, des milliers de grèves, deux millions de grévistes et des drapeaux rouges. En 1968, nous n’avons pas arraché l’augmentation de 35 % du salaire minimum interprofessionnel garanti par du « dialogue social » mais une grève générale, des barricades et le départ d’un général vers le siège du commandement en chef des Forces françaises en Allemagne. Les puissants ne se défont jamais de leur puissance : ils nous contraignent à la contrainte. C’est ainsi.

Quand un député centriste, énarque et fils d’aristocrate, en vient à incarner la dissidence à l’ordre en place, on attend la fin de règne. Il faut le voir, Charles de Courson, rappeler une ou deux évidences au micro de France Inter : Léa Salamé en a les yeux tout ronds. 20 mars au matin, ledit député : « Ils ont tout le monde contre eux, y compris dans le pays, si vous voulez. Et donc quand on est respectueux, quand on est démocrates, même si on pense qu’on a raison, eh bien il faut tenir compte de ce qui se passe dans un pays. Sinon vous n’êtes plus démocrate. » Salamé en perd ses mots : « Il est, il est, il est pas démocrate Emmanuel Macron ? » Deux billes en manière de regard et la bouche bée – tunnel, plus de réseau. De Courson se risque à une définition : « La démocratie, c’est le pouvoir du peuple. » C’en est bien trop pour Salamé : « Bah il a été élu, non ? »

Les voici donc qui, sous nos yeux, commencent à faire sous eux.

En 1789, nous n’avons pas préalablement déclaré en préfecture l’égalité humaine. En 1871, nous n’avons pas décrété l’abolition du travail de nuit des ouvriers boulangers au cours d’un Conseil des ministres.

Un caillou dessine un joli trou dans la vitrine de la permanence d’Éric Ciotti : le président des Républicains se dresse aussitôt contre « la Terreur » (majuscule). Quelques stickers sont collés sur celle d’un député Renaissance : Le Parisien vole au secours de la permanence « attaquée » et « prise pour cible » à grands coups d’autocollants. Et l’intéressé de confier : « On ne s’attend jamais à ce genre d’action ». Souhaitons-lui de trouver le chemin de la résilience. Aurore Bergé déclare ne pas vouloir « qu’on rebascule dans ce qu’on a connu avec les Gilets jaunes » et François Bayrou dénonce la mise au feu d’effigies du président : des « tortures », dit-il, des « supplices » intolérables. Qu’on transmette nos plus sincères condoléances aux cartons. Quant à Gérard Larcher, il voit tout rouge : « RIEN ne légitime ces comportements qui abîment la #démocratie » (hashtag).

Le propre des puissants, c’est de saloper les mots.

Ils disent « démocratie » et c’est à peu près tout, sauf la démocratie. Car la démocratie, ça n’est pas un bulletin de vote qui, tous les cinq ans, conduit à la tête de l’État 19 ministres millionnaires et 0,9 % d’ouvriers sur les bancs d’une assemblée « représentative ». La démocratie, ce sont les masses organisées qui fondent leurs besoins par des institutions qu’elles conçoivent puis contrôlent. 8 Français sur 10 désapprouvent le dernier 49.3 et 71 % d’entre eux aspirent à la démission du gouvernement (Harris Interactive). Le régime nous retient en otage : il ne disposait, au premier tour des dernières élections législatives, que du soutien de 11, 9 % des électeurs inscrits. Autant dire : des clous. Elle est là, la « dictature des minorités ». Les puissants disent « violence » et c’est à peu près tout, sauf la violence.

Car la violence, ça n’est pas du « mobilier urbain » esquinté ou des soudards armés quelque peu bousculés. La violence, c’est cet agent SNCF qui se pend à son domicile à l’âge de 41 ans après avoir écrit à sa responsable qu’il était « un homme à bout » ; c’est François, 65 ans, qui vole des pommes dans des supermarchés de Picardie car il a « la dalle » ; c’est Julie, étudiante boursière, qui fait la queue pour la distribution alimentaire ; c’est Mariama, ancienne aide à domicile de 66 ans, qui n’est « même plus capable de tenir une cuillère » suite à un accident du travail ; c’est Anne, infirmière en arrêt maladie, qui avoue avoir cru « mourir au travail » à cause « des managements » ; c’est Emmanuel, routier de Meurthe-et-Moselle, qui ne part plus en vacances avec sa famille car les « salaires ne couvraient quasiment plus le foyer » ; c’est Zineb, abattue à Marseille par une police encore et toujours protégée. La violence, ce sont les ouvriers qui, en moyenne, vivent six ans de moins que les cadres. Ce sont les candidats arabes à l’emploi qui, à « qualité comparable », ont 31,5 % de chance de moins d’être contactés par les recruteurs. La voilà, la violence du monde comme il va. Les abribus amochés sont des bricoles pour compagnies d’assurance. La seule discussion qui vaille en la matière est affaire de tactique – la contre-violence populaire visant les biens est-elle collectivement efficiente ou non à tel instant ? Qui parle d’autre chose parle la langue pourrie du pouvoir.

La violence, ça n’est pas du « mobilier urbain » esquinté ou des soudards armés quelque peu bousculés. La violence, c’est cet agent SNCF qui se pend à son domicile à l’âge de 41 ans après avoir écrit à sa responsable qu’il était « un homme à bout »

À Paris, on convoque le souvenir de Louis XVI sur la place enflammée de la Concorde. À Couëron, on bloque l’incinérateur et le dépôt des services techniques à Lorient. Au Mans, on crame un grand « 49.3 » en bois. À La Ciotat et à Senlis, on met en place la gratuité du péage. À Versailles, on envahit la gare. À Donges, on met la raffinerie à l’arrêt. À Rennes comme à Nantes, on érige des barricades. Partout, ça gronde. La colère monte. La rage s’étend. Les poubelles encombrent la capitale : déjà les bouffons couinent. « Imaginez le touriste qui arrive à Paris. Il a parcouru 9 000 km pour voir la cité de l’amour romantique », écrit un chroniqueur du Figaro, économiste et penseur à ses heures. Les directions syndicales sont débordées ; on n’aurait pu rêver meilleur destin. Olivier Mateu, secrétaire de l’Union départementale CGT des Bouches-du-Rhône, avait prévenu : « Si le gouvernement passe par le 49.3, il n’y aura plus de règles. Puisqu’il ne respecte pas, lui, les règles de la démocratie, il n’y aura plus de règles. » La sagesse a trouvé là l’une de ses voix. Ou, disons, ce qui revient au même : il y aura de nouvelles règles. Celles, enfin, des travailleurs, des galériens, des démunis, des oubliés, des sans un rond, des abusés. Et pour les constituer, ces nouvelles règles, la France dispose de certaines ressources amplement appréciées parmi sa population – la révolution, n’est-ce pas ? Les privilèges restent à abolir. La monarchie présidentielle, tout autant.

Les ordures ne jonchent pas seulement les rues, elles ont une chaîne en leur honneur. CNews demande ainsi : « Doit-on craindre le retour du communisme ? » S’il est le nom de la vie juste pour le plus grand nombre, on est même en droit de l’espérer. C’est-à-dire de le construire. Les crises de régime offrent parfois cette sorte d’occasion. Il ne tient qu’à nous.


Joseph Andras


Image d’en tête : feu de joie à Paris, par Serge d’Ignazio