« Lorsque je voyage à travers le monde, les dirigeants me demandent souvent pourquoi les Irlandais éprouvent tant d’empathie pour le peuple palestinien. Et la réponse est simple. Nous voyons notre histoire dans leurs yeux. Une histoire de déplacement, de dépossession, une identité nationale dont les questions sont niées, d’émigration forcée, de discrimination et maintenant… de famine. » Ces propos, c’est le premier ministre de centre droit de l’Irlande, Leo Varadkar, qui les a tenus face à Joe Biden lors de la dernière Saint Patrick, le 17 mars 2024.
Comment se fait-il que les dirigeants irlandais comparent la famine utilisée comme “méthode de guerre” (pour reprendre les termes du procureur de Cour Pénale Internationale) à Gaza et la Grande Famine irlandaise (1845-1852), peu connue aujourd’hui et généralement attribuée à une sorte d’accident de l’histoire ?
C’est parce que les choses ne sont pas si simples. La chanson Famine de Sinéad O’Connor peut nous éclairer.
SinÉad O’Connor : une icône de la pop rock irlandaise
Le genre musical de Sinéad O’Connor est dur à qualifier strictement car elle aura exploré et incorporé de nombreux genres différents au cours de sa carrière : le rock alternatif (« The Lion and the Cobra » (1987) et « I Do Not Want What I Haven’t Got » (1990)), le folk, la pop (sa célèbre reprise de Prince Nothing Compares 2 U) et la musique traditionnelle irlandaise (« Sean-Nós Nua » (2002)).
Elle fut en tout cas une des artistes contemporaines irlandaises les plus célèbres au monde.
Sinéad O’Connor, qui nous a quitté l’année dernière à l’âge de 56 ans suite à une maladie respiratoire chronique, a eu un parcours parsemé de tragédies. Pendant l’enfance et l’adolescence elle subit une mère violente et abusive puis l’internement forcé en couvent.
Jeune adulte, elle sort son premier album I do not want what I haven’t Got, après avoir été remarquée sur des collaborations, notamment avec le groupe U2. C’est à cette époque où, déjà, elle refuse les injonctions à certaines formes imposées de féminité dans la pop de cette période, et se rase la tête. C’est Nothing Compares 2 U au début des années 1990 qui la transforme en star internationale.
C’est aussi le moment où Sinead O’Connor affirme des positions politiques fortes : lors d’un concert au New Jersey elle refuse que l’hymne américain soit diffusé pour protester contre la guerre du Golf. Elle se retire des prix Grammy pour dénoncer une industrie qu’elle trouve malsaine. Surtout : en 1992, seulement âgée de 26 ans, elle déchire une photo du pape en direct à la télévision américaine pour protester contre le système d’agressions sexuelles organisé et dissimulé par l’Église catholique. Elle s’engagera également pour le droit à l’avortement. Deux prises de positions qui nuiront à sa carrière, et particulièrement courageuses, dans un pays aussi catholique que l’Irlande.
Elle fût également favorable à la réunification de l’Irlande.
C’est en 1994 que sort son quatrième album, Universal Mother, dans laquelle figure Famine, titre qui se distingue notamment, sur le plan musical, par ses fortes influences hip-hop. On y trouve également la chanson féministe Germaine (en référence à Germaine Geer) et Thank You for Hearing Me qui parle de la rupture d’O’Connor avec Peter Gabriel.
Elle dira à propos de cet album qu’il fut “la première tentative d’essayer d’exposer ce qui était vraiment sous la colère des autres disques”. Il est en effet considéré, pour Sinéad O’Connor, comme une forme de thérapie par l’art.
Regardons donc de plus près Famine et ce que le titre a à nous apprendre.
La “Grande Famine irlandaise” (1845-1852) n’en a pas été vraiment une
Les premières phrases de la chansons sont explicites :
Okay, I want to talk about Ireland (Ok je veux parler de l’Irlande)
Specifically I want to talk about the « famine » (Plus précisément, je veux parler de la « famine »)
About the fact that there never really was one (Du fait qu’il n’y en a jamais vraiment eu)
There was no « famine » (Il n’y a pas eu de « famine »)
See Irish people were only allowed to eat potatoes (Voyez-vous, les Irlandais n’avaient le droit de manger que des pommes de terre)
All of the other food (Toute le reste de la nourriture)
Meat fish vegetables (viande, poisson, légumes)
Were stipped out of the country under armed guard (était sortie du pays sous garde armée)
To England while the Irish people starved (vers l’Angleterre tandis que les Irlandais mouraient de faim)”
En effet, les paysans irlandais étaient extrêmement dépendants de la pomme de terre qui constituait leur principale source de nourriture. Pour un tiers d’entre eux, il s’agissait même de l’aliment presque exclusif. En 1845 se déclenche une épidémie de mildiou de la pomme de terre, c’est-à-dire une maladie des plantes qui fait pourrir les pommes de terre, déclenchant immédiatement une grande crise alimentaire. Certains récits en restent là, mais la réalité est, comme le dit Sinéad O’Connor, plus complexe car pendant la famine, l’Irlande continuait d’exporter de grandes quantités de nourriture vers l’Angleterre comme du blé, de l’orge, de la viande et d’autres produits agricoles. Cette exportation forcée a eu lieu malgré la famine qui sévissait en Irlande. En effet les propriétaires terriens anglais, qui, en raison de plusieurs de siècles de colonisation et de politiques de confiscation des terres menées par le gouvernement anglais, possédaient environ 90% des terres agricoles en Irlande, préféraient les exporter pour en tirer profit plutôt que de les distribuer à la population irlandaise mourant de faim.
Face à la crise, l’obsession des colons britanniques, tous boursouflés de l’idéologie du “laissez-faire”, concept structurant de l’économie libérale qu’ils ont quasiment inventée, a été d’éviter la charité qu’ils trouvaient synonyme d”assistanat” et ont ainsi refusé que l’aide à l’Irlande ne pèse trop sur les finances britanniques. Comme le dit l’historien Fabrice Bensimon, auteur de La Grande Famine en Irlande (2014) “il n’y a pas de volonté politique de mobiliser les moyens de l’Etat britannique pour mettre fin à cette famine”.
Les résultats sont à l’image de cette inhumanité de l’oppresseur : charniers de cadavres, abandons d’enfants, prostitution contrainte, parfois même du cannibalisme.
De nombreux historiennes et historiens, comme Christine Kinealy, mais aussi des journalistes, comme Tim Pat Coogan (The Famine Plot: England’s role in Ireland’s Greatest Tragedy, 2012) ont ainsi démontré comme les politiques britanniques ont, en conscience, aggravé la famine et laissé la population irlandaise mourir par centaines de milliers.
Le nombre de morts fût donc délirant.
An American army regulation (Un règlement de l’armée américaine)
Says you mustn’t kill more than 10% of a nation (dit qu’on ne doit pas tuer plus de 10 % d’une nation)
‘Cause to do so causes permanent « psychological damage » (car cela cause des « dégâts psychologiques » permanents)
(…)
Anyway during the supposed « famine » (Quoi qu’il en soit, pendant la prétendue « famine »)
We lost a lot more than 10% of a nation (nous avons perdu bien plus de 10 % d’une nation)
Through deaths on land or on ships of emigration (à cause des morts sur terre ou sur les navires d’émigration)
Les chiffres donnés par Sinéad O’Connor sont corrects. On estime à plus d’un million le nombre de morts entre 1845 et 1852, auquel il faut ajouter 1,5 million d’irlandais qui ont fui leur pays pour rejoindre l’Angleterre ou l’Amérique du Nord. L’Irlande a donc perdu à cette période un quart de sa population de 8,5 millions de personnes, et a mis plus d’un siècle à s’en remettre.
Le traumatisme de la Grande famine a largement contribué à nourrir un esprit de rébellion face à l’oppresseur britannique, qui aboutit en 1922 à l’indépendance de l’Irlande. En 1848, en pleine famine, William Smith O’Brien du mouvement Young Ireland, tenta de profiter du mouvement révolutionnaire faisant rage partout en Europe, pour organiser un soulèvement. Celui-ci échoua et les auteurs furent arrêtés et déportés en Australie.
Le nationaliste irlandais John Mitchel, cité par l’historien Hugh Kearney (Ireland: Contested ideas of nationalism and history, 2007) dira également : “Le Tout-Puissant a en effet envoyé le mildiou de la pomme de terre, mais les Anglais ont créé la Famine…et un million et demi d’hommes, de femmes et d’enfants ont été soigneusement, prudemment et pacifiquement tués par le gouvernement anglais”.
Sinéad O’Connor mentionne aussi d’autres formes de l’oppression britannique :
And then on the middle of all this (Et puis au milieu de tout ça)
They gave us money not to teach our children Irish (ils nous ont donné de l’argent pour ne pas enseigner l’irlandais à nos enfants)
And so we lost our history (Et ainsi, nous avons perdu notre histoire)
And this is what I think is still hurting me (Et c’est, je pense, ce qui me fait encore mal)
Les colons britanniques ont en effet cherché à éradiquer la langue irlandaise. Au XIXe siècle, ces derniers ont anglicisé la population en finançant les écoles qui utilisaient l’anglais. Cela a entraîné un très fort déclin de la langue irlandaise (le gaélique), et avec elle, une disparition d’une partie de la culture et de la mémoire irlandaise.
Les conséquences longues de la colonisation et de l’oppression
Pour Sinéad O’Connor l’histoire de l’oppression de l’Irlande par le Royaume-Uni continue de hanter le présent du pays, et ce d’autant plus que cette mémoire semble avoir été effacée.
Refaire connaitre cette histoire oubliée, la mission qu’elle se donne avec cette chanson, appartiendrait à un processus de guérison et de pardon pour dépasser ce qui constitue pour elle un “stress post-traumatique” à l’échelle d’une société et qui se manifeste par des comportements pathologiques qu’elle constate dans la société irlandaise (alcoolisme, toxicomanie, criminalité, violences et abus contre les enfants…). En psychologie, on appelle cela un “trauma transgénérationnel”, l’idée que l’impact psychologique d’évènements traumatiques peut avoir des répercussions qui se transmettent de générations en générations.
If there ever is gonna be healing (s’il doit y avoir guérison)
There has to be remembering (il doit y avoir souvenir)
And then grieving (puis deuil)
So that there then can be forgiving (afin qu’il puisse y avoir pardon)
There has to be knowledge and understanding (Il doit y avoir connaissance et compréhension.)
Avec sa chanson, Sinéad O’Connor a participé à faire connaître et comprendre cette histoire, car, comme le dit l’historien français Jean Guiffan dans Irlande, écritures et réécritures de la famine (2012) : “Si la Grande Famine a laissé une forte empreinte dans la mémoire collective des Irlandais, son souvenir n’était guère évoqué dans le paysage avant les années quatre-vingt-dix, y compris dans les régions où de nombreux témoignages de ce drame sont encore visibles aujourd’hui. (…) Jusque dans les années quatre-vingt-dix, l’évocation de la Grande Famine dans le paysage irlandais se limitait à quelques discrètes plaques commémoratives ou à de petits monuments dans des lieux particulièrement touchés”.
La famine : toujours utilisée pour l’oppression coloniale
La Grande famine irlandaise ne fut malheureusement pas l’unique cas où la famine fut utilisée comme arme de guerre, outil d’annexion ou de colonisation.
On peut notamment citer un cas qui peut éclairer une partie de l’actualité, ce qui fut appelé l’ Holodomor, que l’on peut traduire par “extermination par la faim”, et qui désigne la grande famine ukrainienne organisée consciemment par la Russie de Staline en 1932-1933 et qui fit environ 4 millions de morts.
Mais ce à quoi la famine irlandaise fait le plus écho aujourd’hui, c’est surtout à la situation en Palestine. Comme dénoncée très régulièrement par António Guterres, chef de l’ONU, la famine menace Gaza où la faim fait déjà rage. Il s’agit d’une situation directement voulue, souhaitée et organisée par l’agresseur israélien qui l’incorpore dans sa méthode de guerre, et qui explique pourquoi certains vont jusqu’à parler de génocide ou de risque de génocide. Ce lien est d’autant plus évident qu’il est fait par les irlandais eux mêmes. Dans un article du Monde qui s’interroge sur pourquoi l’Irlande est le pays le plus pro-palestinien d’Europe, la journaliste cite Cerian Perry, conseiller municipal de Dublin, qui déclare “Nous aussi, nous avons connu l’oppression et la famine”.
Par ailleurs, autre point commun, le Royaume-Uni a une responsabilité particulière dans la situation à Gaza. C’est le ministre britannique des Affaires étrangères, Arthur Balfour, qui fit en 1917 une déclaration annonçant le soutien britannique à l’établissement d’un “foyer national du peuple juif” en Palestine. L’Empire britannique obtint à la fin de la Première Guerre mondiale un mandat pour administrer la Palestine (une des formes du colonialisme). Après avoir fait de nombreuses promesses contradictoires et joué des tensions entre les communautés juives et arabes, le Royaume-Uni s’est retiré de la Palestine en 1948 en laissant l’ONU régler la question. Encore aujourd’hui, l’ancien colonisateur continue de livrer des armes à Israël malgré les massacres de civils gazaouis et bien que 56% des britanniques soient en faveur d’un boycott de ces ventes.
La compassion irlandaise pour le peuple palestinien trouve ses racines dans une histoire commune de souffrance et d’oppression. Le discours de Leo Varadkar rappelle que la mémoire de la Grande Famine irlandaise (1845-1852) résonne fortement avec la situation actuelle à Gaza, où la famine n’est pas, là non plus, le fruit d’une catastrophe environnementale mais le résultat délibéré des décisions de l’oppresseur. Sinéad O’Connor a contribué à raviver cette mémoire de l’histoire irlandaise. Son message, à travers la chanson « Famine », est un appel à se souvenir, à comprendre et à guérir les traumatismes transgénérationnels. Elle résonne d’autant plus fort que l’Irlande n’est toujours pas réunifiée et que la responsabilité historique du Royaume-Uni dans la situation à Gaza persiste.
Rob Grams
à partir d’une idée et des conseils de Farton Bink
Nous avons besoin de vous pour continuer !
Frustration est un média d’opinion, engagé et apartisan : financés 100% par nos lectrices et lecteurs, nous ne percevons ni subventions ni “gros dons”. Nous ne percevons aucune recette publicitaire. Par ailleurs, notre média en ligne est entièrement gratuit et accessible à toutes et tous. Ces conditions nous semblent indispensables pour pouvoir défendre un point de vue radical, anticapitaliste, féministe et antiraciste. Pour nous, il y a une lutte des classes et nous voulons que notre classe, la classe laborieuse, la gagne.
À LIRE ÉGALEMENT :