L’Echappée réédite La Révolte Luddite : briseurs de machines à l’ère de l’industrialisation de l’essayiste américain Kirkpatrick Sale, l’occasion de revenir sur ce mouvement de révolte ouvrière contre les machines et sur ce qu’il nous enseigne aujourd’hui sur le rapport du capitalisme à la technologie et l’existence de méthodes de lutte moins classiques.
La révolution industrielle fut une révolution totale, qui se poursuit.
La révolte luddite (1811-1813, environ) prend place dans le contexte de « la révolution industrielle » britannique, qui fut bien plus qu’une transformation des techniques, mais bien « un changement idéologique et culturel radical ». En effet, au-delà de l’apparition des technologies à proprement parler, elle s’est traduite par la baisse du nombre de paysans, par l’urbanisation, le « démantèlement des communautés autonomes », l’aggravation des inégalités, par la « prédominance des valeurs de profit, de croissance, de propriété et de consommation » et l’imposition d’une idéologie positiviste. Le premier mérite de l’ouvrage est de casser l’idée selon laquelle cette révolution se serait déroulée de manière naturelle, poussée par la nécessité du « progrès » alors qu’elle est le fruit de « toute une série de lois, de réformes » et de répressions des résistances. En 1812, casser une machine est tout simplement passible de la peine de mort par pendaison.
On considère généralement que cette révolution industrielle naît autour de l’année 1776 , date de l’invention de la machine à vapeur. Pour Kirkpatrick Sale, celle-ci marque le passage « d’une économie organique fondée sur la terre, le labeur et les échanges locaux à une économie mécanique reposant sur les combustibles, l’usine et le commerce international ». Il note, avec le mathématicien Norbert Wiener, que cette technologie produit immédiatement ses propres effets (ce qu’il appelle des « déterminations techniques ») : elle implique des « logiques de très grande échelle », une « production toujours croissante » pour rentabiliser les investissements et les frais de fonctionnement et une « forte centralisation et spécialisation ». Bref, en tant que telle, elle définit un certain rapport au travail et à l’exploitation de celui-ci.
Et pour cause, si le travail dans les campagnes était évidemment très dur, celui dans les usines naissantes s’avère particulièrement atroce. En plus d’être soumis à des cadences infernales, les ouvriers, en particulier les femmes et les enfants (qui représentaient la majorité d’entre eux) sont soumis à des violences physiques. L’historien Fernand Braudel casse d’ailleurs le mythe d’une amélioration évidente des conditions matérielles ; il note qu’en Angleterre après 1780, les résultats concrets pour la classe ouvrière naissante sont une baisse des salaires, « un habitat misérable », une « alimentation malsaine » et une destruction des communautés villageoises. Conséquemment, le taux de mortalité est très important, et plus supérieur qu’auparavant.
L’augmentation de la production permise par la révolution industrielle crée aussi ses besoins : ceux de nouveaux débouchés. La guerre fait notamment partie des débouchés logiques pour justifier une production industrielle importante. Les empires coloniaux également : « Le petit royaume disposait d’un empire et d’une mainmise sur la navigation qui lui permettait d’étendre ses marchés et d’assurer des emplois aux travailleurs au détriment des populations de l’outre-mer, seulement au prix d’une dégradation de l’environnement de la Grande-Bretagne et de ses colonies. »
Le luddisme c’est quoi ?
La révolte luddite est une des formes qu’a pris la résistance ouvrière au cours du XIX e siècle, notamment à travers le sabotage.
Elle naît à Nottingham à la fin de l’année 1811 et se traduit par « des lettres signées par des pseudonymes, des raids nocturnes, des opérations quasi-militaires, un esprit de secret et de solidarité », « une campagne visant à effrayer, à alarmer, voire à terroriser les personnes visées », mais aussi par « des manifestations publiques, des attaques sur des usines, des incendies et des cambriolages ».
Le terme luddisme vient du « Général Ned Ludd » (ou « Roi Ludd » selon), leader imaginaire et pseudonyme des luddites (à l’origine incertaine) utilisé pour revendiquer leurs actions. On peut considérer qu’il est l’incarnation d’une personne collective et une volonté pour ces travailleurs de créer eux-mêmes leur propre mythe, un symbole révolutionnaire.
Il se trouve par ailleurs que le luddisme est né dans la même région que la légende de Robin des Bois, qui volait (supposément) aux riches pour donner aux pauvres, quelques siècles plus tôt.
Comme pour ce dernier, l’imaginaire Général Ludd a été l’objet de chansons, de poèmes, d’éloges… Extrait : « Cesse d’entonner ces vieilles rimes sur le vaillant Robin des Bois. Je n’admire que peu ses exploits. Je chanterai les prouesses du Général Ludd. À ce jour, héros du comté de Nottingham (…) Ne le font ployer ni force ni menaces. La mort elle-même ne freine pas ses audaces. La présence des armées ne peut l’effrayer. Ni l’essor de sa gloire l’enrayer. Alors que se répandent les nouvelles de ses conquêtes, comme ses ennemis craignent la défaite ! Son courage et sa constance leur glacent le sang, ils redoutent son Bras Tout Puissant ».
Succès et impasses stratégiques du luddisme
Dans ses premiers moments, le mouvement luddite a fait preuve d’une efficacité sans faille, grâce à une organisation et une stratégie extrêmement bien menées. Sur cet aspect, ce sont peut-être ses ennemis qui en parlent le mieux, comme le montre une source citée dans le livre : « Leurs plans sont si bien dressés et mis en œuvre avec une telle dextérité qu’il semble impossible de les déjouer. Ils se réunissent, se dispersent à peine ont-ils accompli leur but, en un instant. Leur discipline est celle d’une armée régulière ».
En s’engageant dans la lutte, les luddites devaient prêter un serment très solennel afin de s’engager à ne jamais balancer leurs camarades (fusse au prix de leurs vies). Et, de fait, les mouchards furent rares dans le mouvement.
Ces derniers avaient également construit un système complexe de signes et de mots de passe pour communiquer de manière inaperçue et pour pouvoir se reconnaître.
Cela leur permettait de se retrouver pour s’organiser, généralement la nuit, dans les collines. Les revues des troupes se faisaient par numéro plutôt que par nom, les leaders étaient masqués et des sentinelles placées aux alentours pour donner l’alarme en cas de l’approche d’un intrus (auquel cas ils se dispersaient immédiatement).
La volonté est à la fois d’avoir un impact direct et immédiat (rendre les machines inutilisables et donc se préserver de cette forme d’exploitation), et à plus long terme : faire peur aux manufacturiers qui voudraient industrialiser leur production, et faire pression sur l’État. Comme résumé par John Booth, jeune apprenti tué lors d’une attaque : « Leur sens de la justice ne les fait pas agir : nous leur ferons peur ».
Un point intéressant à noter est que le luddisme fut un mouvement extrêmement populaire, jusqu’au moment où, du bris de machine, les activistes passèrent à l’assassinat ciblé de manufacturiers, très mal perçu dans l’opinion publique.
Ce premier subit une répression extrêmement féroce de la part de l’État, sous pression des capitalistes : casser les machines était passible de déportation en Australie (un siècle avant le goulag…), les cambriolages et l’envoi de menaces valaient la peine de mort.
Cette répression s’est par ailleurs terriblement accrue au moment où l’élite britannique, terrorisée, a commencé à voir dans cette révolte un véritable risque révolutionnaire et insurrectionnel. Cette peur de la bourgeoisie était d’ailleurs exagérée car, comme le note Kirkpatrick Sale, le luddisme n’était pas à proprement parler un mouvement révolutionnaire, et cette révolte est davantage à rapprocher de celle de Jeanne d’Arc que du jacobinisme, en ce que celle-ci était « inspirée par des idées de restitution et de restauration, de légitimité et de tradition, d’équité et de justice ».
Ce rétablissement de l’ordre se fît par l’envoi de la force armée, des espions, des pots-de-vin, de nombreuses arrestations et des mises à mort pour terroriser les activistes.
Si le mouvement fut indéniablement un échec – dans la mesure où il ne parvint pas à atteindre les buts qu’il s’était fixés et subît une violence extrême – il permît tout de même quelques (maigres) victoires, essentiellement des augmentations de salaires, la fin des plus gros abus dans certaines régions, et l’augmentation des allocations et des indemnités alimentaires.
Kirkpatrick Sale analyse l’échec du luddisme par « son absence de forme et d’intention particulières, le caractère vague de ses perspectives et de ses aspirations », d’avoir manqué d’identifier assez précisément l’ennemi et par quoi le remplacer. Si la colère et l’indignation ont pu suffire dans un premier temps, cela ne tient pas dans la durée. On ne peut s’empêcher de penser aux Gilets jaunes…
La technologie n’est jamais neutre
Comme le libéralisme qui se nie en tant qu’idéologie, le technologisme se déguise en évidence.
C’est le fil directeur de l’ouvrage, bien introduit par sa traductrice Celia Izoard, aussi autrice de la préface (et qui fut elle-même inculpée pour destruction de machines par le passé) : une technologie arrive dans un contexte sociopolitique et culturel déterminé, puis crée ses propres nécessités.
De ce point de vue, les critiques radicales de la technologie, qui prennent de plus en plus sens à une époque de destruction de notre environnement habitable, de durcissement autoritaire avec des possibilités de surveillance et de contrôles inédits, et de risques de guerre totale, se distinguent d’un marxisme orthodoxe encore emprunt de certains postulats de l’économie classique.
Celia Izoard le relève, dans le passage intitulé « la lutte entre l’ouvrier et la machine » du Capital, Karl Marx dit des briseurs de machines qu’ils n’avaient pas appris « à distinguer la machinerie de son utilisation capitaliste ».Or, et c’est tout l’objet du livre et de la résistance luddite, poser la technologie ainsi est une forme de réification des machines, voire de fétichisme : « Peut-on réellement séparer l’objet, ou l’infrastructure, de ce pour quoi ils ont été conçus et de l’usage qui en est fait ? » demande Célia Izoard. Prendre la technologie comme un fait donné et indépendant, c’est la sortir du domaine de la politique, alors qu’elle est un déterminant politique majeur.
Concrètement : « Si les machines industrielles rendent les ouvriers étrangers à la production, c’est parce que les machines de l’usine sont essentiellement conçues pour faire d’eux leurs exécutants, privés de pensée et de paroles »
De la même façon, « la révolution informatique » a joué un rôle décisif « dans la mise en place du néolibéralisme » et dans « la mondialisation des chaînes de valeur ». Kirkpatrick Sale cite le philosophe canadien George Grant « les ordinateurs ne nous offrent pas des moyens neutres pour construire n’importe quelle société. Toutes les alternatives qu’ils nous présentent mènent droit à l’État universel et homogène ». Kirkpatrick Sale en conclut, qu’en effet, par sa nature même l’informatisation nous mène à la société de contrôle et de surveillance.
Dans les entreprises contemporaines, le développement d’outil de “gestion de ressources humaines”, permettant à priori de simplifier la vie des salariés et d’améliorer la gestion de leur temps de travail, a complètement changé ce dernier : le reporting, cette pratique qui consiste à rendre compte de façon détaillée du temps passé sur chaque tâche, entraîne un contrôle accru sur les salariés et un auto-contrôle sur eux-mêmes.
Dans un cas comme dans l’autre, les processus d’imposition de la technologie ont été antidémocratiques. L’essayiste note que personne n’a voté pour, que les conséquences de leurs utilisations n’ont pas été mises en débat, que personne n’en a réellement pris la responsabilité.
Le néo-luddisme : résister au capitalisme technologique aujourd’hui
La révolte luddite n’est pas qu’un ouvrage historique, elle est une réflexion sur une tentative de résistance pour que nous en tirions des enseignements aujourd’hui.
Le mot luddisme, peu utilisé en France, est employé de manière très péjorative dans le langage courant du monde anglo-saxon, où il signifie être opposé au progrès, aux nouvelles technologies et à la modernité. Il est associé à une forme de conservatisme voire d’esprit réactionnaire. Sauf que les enjeux auxquels nous sommes confrontés amènent de plus en plus à une critique de l’idée de progrès par « la gauche ». Retourner le stigmate et revendiquer le luddisme aujourd’hui, c’est donc reposer ici et maintenant la question des machines.
Car, et c’est le thème d’un des chapitres du livre, les questions posées par le luddisme à la première révolution industrielle s’appliquent également à la seconde. Comme l’explique Kirkpatrick Sale, le début de la seconde révolution industrielle n’a pas de date de commencement consensuelle : la première bombe nucléaire en 1945, la fibre optique en 1955, le premier satellite de communication en 1976… L’auteur américain retient, lui, la puce microélectronique et le microprocesseur en 1971, à l’origine de l’ordinateur. Il invite toutefois à ne pas considérer cette dernière comme « post-industrielle » en notant que les principaux processus sont toujours à l’ oeuvre : « La spécialisation, la mécanisation, la marchandisation, la production de masse, l’expansion des marchés, les grosses unités de production impersonnelles, les banques de placements, l’investissement continu de capitaux et la monétarisation de la valeur ».
Il note également la poursuite de la destruction de l’agriculture familiale, c’est-à-dire l’industrialisation de l’agriculture faite de dépendance aux pesticides et de mécanisation des fermes, de transformation en énormes exploitations complexes au détriment de tous ceux qui n’ont pas les moyens d’acheter ces machines. Cette dernière a logiquement accru l’urbanisation avec toutes les conséquences que l’on connaît (chômage, violence, concentration, distance avec la nature…).
Dans ces processus, l’État n’a pas été passif, mais un acteur décisif, mettant son appareil au service de ces politiques, tout en perdant du pouvoir par rapport à des multinationales toujours plus puissantes.
La destruction de l’environnement et ses conséquences sont également inédites : épuisement des ressources, désertification et disparition de milliards de tonnes de terres cultivables, raréfaction de l’eau potable, empoisonnement aux polluants organiques entraînant des cancers et de l’infertilité… Si cette maltraitance de notre environnement a permis d’améliorer le confort matériel d’une petite partie des pays occidentaux riches (et généralement plutôt des couches privilégiées de ces populations), celui-ci ne se fait qu’au prix d’un maintien d’un monde néocolonial : le monde ne dispose pas d’assez de ressources naturelles pour que tout le monde puisse atteindre le mode de vie promu par la culture capitaliste elle-même.
Face à tout cela, nous sommes donc invités à tirer des leçons du mouvement luddite. Comme beaucoup à la gauche radicale, Kirkpatrick Sale n’est guère optimiste et le fait savoir… Proche de ce point de vue des collapsologues, il s’inquiète que la disparition de la civilisation industrielle, de par le fait qu’elle s’est étendue au monde entier, pourrait coïncider avec la disparition même de l’espèce humaine. Il se prête toutefois à l’exercice de proposer quelques pistes, à savoir, notamment, « analyser en commun, et sur des bases éthiques claires, la nature du présent problématique et de l’avenir désirable et les stratégies communes qui en découlent » afin de dépasser une résistance éparse et sporadique.
Sur les moyens, si le sabotage reste peu répandu, on constate toutefois sa réapparition dans certains mouvements écologistes radicaux. Célia Izoard cite notamment les activistes s’en prenant aux antennes-relais, où l’on apprend que tout de même 20 % de la population y serait favorable (IFOP).
La Révolte Luddite est un livre d’histoire qui se lit comme un roman, avec les luddites pour héros collectif, et grâce à une traduction de qualité. Il s’avère particulièrement utile en ces moments où l’on voit les problématiques majeures posées par la technologie. Il nous invite à sortir d’une vision de la technologie neutre, réifiée, imposée comme une nécessité historique et nous propose de nous inspirer de héros oubliés de la classe ouvrière.
Kirkpatrick Sale, La Révolte Luddite : briseurs de machines à l’ère de l’industrialisation (2023), L’Echappée, 13 euros, 328 pages
Rob Grams
Illustrations originales par Antoine Glorieux