« Je pense qu’on ne peut pas diriger la France si on n’est pas irréprochable »
Voici ce que déclarait François Fillon en novembre 2016 pour discréditer ses rivaux à la primaire de la droite, Alain Juppé et Nicolas Sarkozy. Maintenant que l’on soupçonne qu’il entretenait son épouse avec l’argent du contribuable, on peut moquer chacune de ses prises de paroles antérieures et dénoncer avec encore plus de virulence ses attaques régulières contre les « assistés », qui sont en réalité de pauvres gens qui vivent le plus souvent sous le seuil de pauvreté, tandis qu’à eux deux les époux Fillon ont vécu des années durant au crochet de l’État pour plus de dix mille euros par mois. Mais ce qui frappe aussi, c’est le sentiment d’impunité dans lequel était monsieur Fillon pour pouvoir endosser ces derniers mois un rôle de père la vertu. Ne se rendait-il pas compte de l’énormité de sa contradiction ? N’imaginait-il pas le dégoût qu’il provoquerait lorsque ses pratiques supposées seraient rendues publiques ?
Certainement pas. Car monsieur Fillon évolue, comme beaucoup de ces notables de la politique, dans un monde où 500 000 € ce n’est pas une si grosse somme et où « vivre avec 4 000 € » relève du « cauchemar », comme le déclarait sans honte le sénateur-maire macroniste Gérard Collomb. Dans un monde où l’on peut faire ce qu’on veut sans avoir d’autre obligation que celle de remplir à l’arrache les déclarations à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Dans un monde où pour défendre leur népotisme, les députés répondent « alors qu’on interdise ça aussi dans le privé ! » parce qu’ils ne vivent entourés que de cadres supérieurs et de patrons qui gagnent encore plus d’argent qu’eux et qui les font complexer. Car la classe politique fréquente les mêmes cercles de sociabilité (Union interalliée, le Siècle), de loisir (Polo, Racing) que les puissances de l’argent alors que tout le travail politique consiste à en affranchir nos institutions [1].
Ce monde, il faut attendre pour en connaître périodiquement les frasques qu’un rival ou un allié malveillant balance l’information au Canard enchaîné ou que les rares titres de presse encore libres mènent des années d’investigations.
Dans ce monde, un député gagne 5 357,34 € nets par mois auxquels s’ajoute une indemnité représentative de frais de mandat non imposable de 5 805 € bruts mensuels et fait donc partie du 1 % des plus riches (en revenu) de la population française (on fait partie du 1 % lorsque l’on gagne plus de 9 000 € par mois).
Dans ce monde, être député est plus qu’une profession : c’est une rente à vie. François Fillon a pu conserver son mandat durant près de 36 ans sans que cela ne pose de problème à personne ou qu’il soit ennuyé malgré sa participation à la plupart des derniers gouvernements, qui n’ont pourtant pas brillé pour leur efficacité ou leur clairvoyance.
Dans ce monde, 20 % des députés font travailler leur famille, ce qui n’est pas immoral en soi, mais aucun statut, aucun contrôle ne viennent vérifier la juste allocation de cet argent. Les députés interrogés par Guillaume Meurice semblent ne même pas comprendre pourquoi cela pose problème. Mais dans quel autre monde peut-on donc engager autant de dépenses sans rendre le moindre compte ?
Dans ce monde, nos dirigeants vivent dans un décor de roi, fait de palais historiques et somptueux que la République a attribués à la représentation publique, n’en modifiant que peu l’usage finalement réservé à la vie de l’élite politique (élue ou de droit divin, du pareil au même), meublé par une administration chargée de la conservation du Mobilier national. Ils sont voiturés et servis par une domesticité qui ne porte plus ce nom parce qu’elle a un contrat de travail. Déjà en 2009, le Canard nous révélait le dispendieux train de vie de l’intègre monsieur Fillon, alors Premier ministre « à la tête d’un État en faillite [2] » : alors que son prédécesseur bénéficiait d’un appartement de fonctions de 78 m2, François Fillon avait annexé jusqu’à disposer de 309 m2 ; pour maquiller les dépenses de personnel, 49 des 70 membres de son cabinet n’étaient pas rémunérés sur l’enveloppe de Matignon [3].
Dans ce monde, la classe politique de niveau national a tout intérêt à s’accrocher à une carrière qui enrichit les rares qui n’étaient pas déjà riches avant et leur donne à tous un cadre de vie de Parisien nanti.
Si nous ne voulons pas en rester à une énième étude de cas, où Fillon sera transformé en question individuelle, avec ses parts d’ombres, ses névroses et ses peines, il faut faire le procès de ce monde et en abolir les privilèges.
La politique transforme en notable : quelle compréhension du monde social attendre d’eux ?
Quelle empathie le peuple pouvait-il attendre de Marie Antoinette à qui l’Histoire prête cette phrase : « S’ils n’ont pas de pain, qu’ils mangent de la brioche » ? L’époque a changé mais il semble parfois que l’écart soit resté le même. Pénélope Fillon qui dévoile les détails de son quotidien d’aristocrate républicaine aurait de quoi faire vomir de rage ceux qui triment au quotidien pour limiter le découvert en fin de mois et qui doivent pour cela accepter toutes les compromissions que la vie professionnelle leur réclame.
Imaginons une personne d’origine modeste qui parviendrait aux responsabilités, après un parcours de militant, un parcours d’élu : elle deviendrait immédiatement ce que la sociologie appelle un « transfuge de classe » puisque l’accès aux plus hautes fonctions enrichit. Cette personne c’est par exemple Myriam El Khomri qui a donné son nom à l’une des grandes lois de régression sociale des trente dernières années pour qui n’est pas un cadre concerné par le « droit à la déconnexion » (soit 11 % de la population).
Il y a urgence à changer car le mode de vie « déconnecté » de la classe politique a une conséquence : la représentation nationale représente les riches. Nos institutions permissives orientent le pouvoir à leur service et en ce sens elles font œuvre de corruption.
Des mesures de salut public : plus d’Intermarché moins d’Interalliée
Le plus choquant est que la majorité des pratiques de la classe politique est légale car c’est elle-même qui fait la loi. « On n’est jamais mieux servi que par soi-même », dit l’adage. Jean-Louis Debré, ancien député, ministre, président de l’Assemblée nationale ou du Conseil constitutionnel ajouterait « et par les siens » : son Premier ministre de père a contribué à l’écriture de l’actuelle constitution. On serait bien naïf d’espérer que cette caste change quoi que ce soit à ses habitudes, autrement que par quelques mesurettes comme les fiches déclaratives à la HATVP. Alors, puisque les présidentielles approchent, imaginons ce que le peuple réuni d’une façon ou d’une autre pourrait faire pour assainir l’air politique d’un pays empuanti par des décisions prises à l’inverse de l’intérêt de la majorité par cette caste bien trop à l’aise pour se sentir contrainte à le considérer.
- Limiter les mandats dans le temps :
En 2012, 82 % des députés et 77 % des sénateurs, sans doute trop âgés, cumulaient plusieurs mandats. En juillet 2017, les députés et sénateurs ne pourront plus cumuler ces fonctions de représentation nationale avec des fonctions locales. Mais un problème subsistera : il sera toujours possible de passer toute sa vie à vivre de la politique avec un salaire confortable. C’est pourquoi il faut faire en sorte qu’on ne puisse pas enchaîner les mandats indéfiniment.
- Surveiller les conflit d’intérêts :
On pense tout de suite à Serge Dassault, sénateur de 91 ans, richissime industriel (à son crédit : il n’est pas sénateur pour s’enrichir), patron de presse, qui fait partie des quelques centaines de personnes qui ont le pouvoir sur les lois.
- Aligner le salaire des responsables politiques sur le salaire médian :
Le site de l’Assemblée nationale nous indique que le salaire élevé des députés les protège de la corruption. Pourtant, si l’on considère que vivre parmi le 1 % des plus riches de la population crée une corruption des intérêts que les députés défendent, il faut que les députés aient un niveau de vie qui les fasse ressembler à la majorité de la population pour en défendre les intérêts, qu’ils passent davantage de temps au supermarché que dans les clubs privés.
- Créer un organe de contrôle citoyen :
Actuellement il n’existe presque aucune mesure de contrôle. Seule la Cour des comptes peut fouiner mais n’est habilitée à en sortir que des « recommandations ». La Haute autorité pour la transparence de la vie publique commence à renvoyer quelques dossier en justice pour des fraudes avérées. Un organe de contrôle équivalent des jurys d’assises mettrait tout ceci au clair : les informations seraient présentées aux citoyens et ceux-ci seraient habilités à juger.
- Permettre la révocabilité des élus :
Actuellement, rien ne contraint un élu à appliquer les quelques éléments de programme qu’il donne en pâture à ses électeurs. Hors élection, il est davantage sous pression de ses amis avocats et patrons que de ceux qui l’ont investi. Il est temps que les citoyens se rappellent au bon souvenir de leurs représentants grâce à une mesure simple : à partir d’une pétition rassemblant un certain pourcentage du corps électoral, on pourrait organiser un référendum de révocation d’élus qui feraient n’importe quoi : combien de députés PS auraient réfléchi à deux fois avant de voter la très impopulaire loi Travail si un tel système avait existé ? Nettement plus qu’actuellement, où tous ont d’abord pensé à leur prochaine investiture par le Parti pour conserver leur notabilité et leur rente.
Les Fillon passent, l’embourgeoisement de notre classe politique reste. S’il finit par dégager comme les autres, les éditorialistes et les politiques auront beau jeu de s’en réjouir et ça sera reparti comme avant. N’en restons pas là à faire le procès d’un homme et de sa moralité en carton-pâte. Faisons celui de la Ve République tout entière et demandons un changement de régime.
[1] On conseille la lecture de Fils et filles de… Enquête sur la nouvelle aristocratie française, Aurore Gorius et Anne-Noémie Dorion, La Découverte. Tous les liens de sociabilité entre les riches de la finance et de l’industrie, les riches de la politique, les riches de la culture sont passés au crible.
[2] Termes prononcés lors d’un déplacement en Corse le 21 septembre 2007.
[3] Article « Le “confidentiel dépense” de Fillon – Le Premier ministre joue les modestes. Mais son logement a pris de l’embonpoint, ses frais de personnel sont maquillés et ses voyages en avion jamais payés », Le Canard Enchaîné n° 4623, 3 juin 2009.