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En 2022, 903 personnes sont mortes suite à un accident du travail, selon les statistiques compilés par nos confrères de Politis. Ce chiffre est en augmentation constante depuis 20 ans. En avril 2022, le journal l’Humanité sortait les statistiques d’Eurostat (l’INSEE de l’Union Européenne) sur la mortalité au travail : la France est largement en tête, avec une mortalité deux fois supérieure à la moyenne européenne. L’info n’a été que très peu reprise, et la plupart de nos grands médias, toujours prompts à dénoncer les « retards » de la France vis-à-vis de ses voisins, ne s’y sont pas intéressés. La mort au travail et plus largement la souffrance au travail sont un véritable tabou médiatique : les accidents mortels surviennent en moyenne deux fois par jour. En moyenne, chaque jour, 90 personnes subissent un accident grave qui leur laisse des séquelles à vie. Qui en parle ? Pas grand-monde. Qui se demande comment nous en sommes arrivés là ? Quasiment personne. Et pour cause, se demander pourquoi on meurt et on souffre autant au travail en France, c’est mettre en accusation les trois derniers gouvernements, sarkozyste, socialiste et macroniste, qui ont détricoté le droit à la santé au travail. C’est mettre en évidence la responsabilité du patronat dans ce triste record. Bref, c’est mettre en lumière le fait que la lutte des classes ne se joue pas seulement dans les manifestations de rue et leur répression, mais bien aussi dans la façon dont nos corps sont traités au travail, par la bourgeoisie et ses représentants.

Article initialement publié en mai 2022, mis à jour le 8 janvier 2024

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Source Eurostat

La souffrance au travail est très largement sous-estimée

Il y a 4 ans, mon oncle Pierre décédait en se rendant au travail. Son cœur a lâché alors qu’il conduisait. Il avait 53 ans et fait désormais partie de tous ces ouvriers et employés qui sont morts en silence, sans que le lien entre leur décès et leur travail ne soit fait. Qui s’en occupe ? La presse, qui considère les accidents de travail, quand elle en parle, comme des faits divers ? Certainement pas. Le patronat ? Évidemment que non. Mon oncle était conducteur de tramway dans l’agglomération de Bordeaux, après avoir conduit des bus. Il aimait rouler dans la ville au petit matin, discuter avec les jeunes de retour de soirée, mais avec le passage au tramway, son métier était devenu très stressant : comme tous ses collègues, il avait la hantise de l’accident, dans une ville où le tramway coexiste avec les voitures, les piétons et les vélos.

Surtout, ses horaires étaient très décalés : il travaillait parfois très tôt le matin, parfois tard le soir. Il est établi depuis longtemps que le travail de nuit et les horaires décalés augmentent le risque de pathologie cardiaque. Aucun corps ne peut s’habituer à un tel rythme, ce qui explique la surmortalité liée au travail de nuit. Mais mon oncle n’était ni un acteur connu mort en skiant ni un homme politique : son décès n’a pas provoqué de scandale, dans sa triste banalité de voir un homme de la classe laborieuse mourir d’un accident cardiaque à 53 ans. Notre société individualise le malheur : aucun de nous n’a attribué la tragédie que nous vivions (mon oncle avait 6 enfants) comme relevant de la responsabilité de son employeur et des gouvernements successifs.

La comptabilisation des accidents du travail graves ou mortels en France, quand elle est mentionnée, est de toute façon très largement sous-estimée. Et pour cause : les chiffres de la mort au travail et des accidents proviennent essentiellement de deux organismes : la branche « accident du travail – maladie professionnelle » de la Sécurité sociale, qui couvre les salariés du secteur privé, et la Mutualité sociale agricole, la sécu des agriculteurs. Pour les fonctionnaires et les indépendants, les données sont lacunaires voire inexistantes. Un auto-entrepreneur qui se blesse ou qui se tue en allant livrer à domicile à vélo ? Aucun chiffre officiel ne le mentionnera.

Il en va de même des maladies d’origine professionnelle : elles sont très sous-estimées. Le fléau du cancer, en France, est au mieux traité comme un problème lié aux produits que l’on consomme (tabac, viandes rouges, alcool…), au pire comme une tragédie individuelle, la faute à pas de chance… L’origine professionnelle est très rarement prise en compte. On estime le nombre de  nouveaux cas de cancers d’origine professionnelle entre 52 000 et 82 000 par an, mais moins de 2 000 cas sont reconnus comme tels par l’Assurance maladie.

Notre société individualise le malheur : aucun de nous n’a attribué la tragédie que nous vivions (mon oncle avait 6 enfants) comme relevant de la responsabilité de son employeur et des gouvernements successifs.

Les autorités le savent, à tel point qu’il existe une Commission sur la sous-déclaration des accidents du travail et des maladies professionnelles qui se réunit à intervalles réguliers pour estimer le montant de cette sous-estimation. Pourquoi un montant ? Parce que le seul intérêt que le législateur a trouvé pour s’intéresser à la question est un problème budgétaire : en effet, c’est une branche spécifique de la Sécurité sociale, l’Assurance maladie AT-MP (pour “Accident du Travail – Maladie Professionnelle”), qui est chargée d’indemniser accidents et maladies professionnelles. Cette branche a la particularité d’être financée exclusivement par des cotisations des employeurs. Or, puisque la réalité est toujours sous-estimée, c’est le plus souvent l’Assurance maladie – à laquelle nous cotisons tous – qui prend en charge les cancers, les maladies professionnelles, les accidents non déclarés au travail etc. Nos problèmes de dos, nos problèmes de stress, c’est la collectivité qui les prend en charge, pas le patronat. C’est pourquoi cette commission décide chaque année combien la branche AT-MP doit reverser à l’Assurance maladie : des centaines de millions d’euros, le plus souvent.

Les autorités savent donc que les chiffres sont sous-estimés : les accidents sous-déclarés, les cancers non reconnus… mais tout va bien, l’équilibre budgétaire est fait ! Pourquoi une telle banalisation des problèmes de santé au travail ? Parce que nous avons considérablement régressé en matière de prévention.

« Pas vu, pas pris »

Il est 23 heures et l’immense tapis roulant de cet entrepôt de logistique express en région parisienne tourne dans un raffut difficilement concevable : imaginez des centaines de rouleaux métalliques qui s’entrechoquent. Rajoutez le bruit des transpalettes, celui des marches arrière des camions qui viennent s’apponter aux quais de déchargement, et vous aurez une idée de l’ambiance sonore de ce vaste bâtiment. C’est ici que sont livrés des colis à destination de Paris, triés puis répartis dans des camionnettes pour que votre livre, votre smartphone ou vos baskets arrivent le lendemain matin chez vous. Il faut travailler vite, dans le bruit, dans la chaleur l’été et dans le froid l’hiver, et de nuit pour certaines équipes constituées de gens qui sont prêts à sacrifier leur cycle de sommeil et leur vie sociale pour gagner un peu plus que le salaire de base (qui équivaut au SMIC). 

En théorie, même dans un endroit pareil, c’est la direction de l’entreprise qui est responsable de la santé des salariés. C’est le cas depuis 1898, lorsque la loi a enfin reconnu que lorsqu’un travailleur se blessait, ce n’était pas de son fait mais de celui de l’employeur. En théorie donc, l’employeur doit donc « 1° Éviter les risques ; 2° Évaluer les risques qui ne peuvent pas être évités ; 3° Combattre les risques à la source » : ce sont les trois premiers principes généraux de prévention définis à l’article L4121-2 du Code du travail. Si une situation présente un danger grave et imminent, les salariés disposent, via leurs représentants, d’un droit d’alerte. C’est une conquête importante, notamment suite à la catastrophe de Courrières en 1906 : 1099 ouvriers sont tués, la plupart abandonnés au fond d’un réseau minier suite à une explosion dont le risque avait été évoqué à plusieurs reprises par les travailleurs, en vain. Cette tragédie (la plus importante catastrophe minière en Europe) et les mouvements sociaux qui en découlèrent ont eu pour effet de renforcer, progressivement, le droit à la santé au travail.

En théorie donc, l’employeur doit donc « 1° Éviter les risques ; 2° Évaluer les risques qui ne peuvent pas être évités ; 3° Combattre les risques à la source » :

C’est grâce aux évolutions législatives conquises tout au long du XIXe siècle que les représentants du personnel de ce grand entrepôt de logistique express ont pu faire venir des experts en santé au travail – dont je faisais partie – pour rendre un rapport sur l’exposition de leurs collègues aux risques professionnels. Le rapport, accablant, a permis de rendre compte des conséquences du travail de nuit, du bruit, des cadences infernales sur la santé des travailleurs. Mais pour quels effets ? Le droit à l’expertise des représentants du personnel, auparavant accordé aux Comité d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de travail (CHSCT), et désormais aux Comités Sociaux et Économiques (fusion du CE, des délégués du personnel et des CHSCT réalisée en 2017 par la réforme du Code du travail de Macron) permet des avancées : c’est par exemple une expertise commandée par le CHSCT qui avait permis de mettre sur le tapis et de renseigner la justice sur le harcèlement institutionnel dont ont été victimes, dans les années 2000, les salariés de France Télécom – devenu depuis Orange.

souffrance au travail mortalité
Source : Eurostat

Mais il n’est pas si évident, pour les salariés, de faire respecter leur droit à la santé. A force d’entendre à longueur d’antenne que le droit du travail est « très protecteur en France », on ne s’imagine pas que le droit n’existe que s’il est appliqué. Or, de très nombreux travailleurs n’ont pas la possibilité de le faire. Les indépendants, grands absents des statistiques de la mortalité et des accidents du travail, sont soumis à la nécessité de répondre à leurs clients et de conserver un bon chiffre d’affaires, quitte à travailler dans des conditions risquées. Les agriculteurs disposent, via la Mutualité sociale agricole, d’un système de remplacement en cas de maladie, mais combien utilisent réellement ce droit ?

A force d’entendre à longueur d’antenne que le droit du travail est « très protecteur en France », on ne s’imagine pas que le droit n’existe que s’il est appliqué.

Les travailleurs de l’ubérisation, qui n’ont pas droit aux congés maladie et sont soumis aux cadences de leur algorithme, sont également privés de ce droit. C’est également le cas des salariés des entreprises de moins de 11 salariés, qui ne disposent pas de représentant du personnel, car le seuil à partir duquel l’entreprise est obligée d’organiser des élections est de 11 salariés. Les micro-entreprises (moins de 10 salariés) représentent pourtant 2,7 millions de salariés en 2015, soit au moins 18% de salariés qui ne sont pas représentés par des délégués du personnel. Seuls les salariés d’entreprises de plus de 50 salariés disposent de la possibilité de faire intervenir un expert extérieur et indépendant en cas de risque grave constaté ou de modification importante des conditions de travail (réorganisation, déménagement…).

Lorsque l’on regarde les statistiques de la mortalité au travail par profession, réalisé par l’observatoire belge des inégalités, mais qui ne sont certainement pas fortement éloignés de la situation française, on voit bien que ce ne sont pas ceux dont on vante la “prise de risque” (les “entrepreneurs”) qui en prennent le plus, loin de là :

Les professions dont la surmortalité au travail est la plus forte sont agents de sécurité, routiers, travailleurs du BTP, réceptionnistes, restaurateurs… Mais aussi évidemment éboueurs, une profession physiquement très pénible. 

Toutes professions confondues, mes collègues et moi ne pouvions que constater la même chose : la protection de la santé des salariés est de plus en plus relative. Les employeurs ont de moins en moins peur des conséquences de leurs atteintes à la santé des salariés. Pourquoi ce sentiment croissant d’impunité ? Parce que les gouvernements successifs ont tout fait pour le créer.

Tout d’abord, l’affaiblissement des syndicats rend de plus en plus difficile l’existence de contre-pouvoirs du côté des salariés. « Pas vu, pas pris », résumait une avocate en droit du travail lors d’une expertise dans l’agroalimentaire : si personne ne dénonce une atteinte au droit du travail, elle persistera. Dans un entretien à Frustration, Arthur, ouvrier métallo, soulevait bien la réalité de la prévention des accidents du travail dans notre pays : « Quant aux normes de sécurité, bon, si on voulait se faire l’avocat du diable, on pourrait dire qu’il y en a des tonnes et des tonnes, mais elles ne sont quasiment jamais respectées. Disons qu’on va respecter les basiques : on va protéger ses yeux pendant qu’on soude et ses poumons pendant que l’on ponce, mais ça ne va pas plus loin » me racontait-il. Dans son entreprise, pas la trace d’un seul syndicaliste…

Les employeurs ont de moins en moins peur des conséquences de leurs atteintes à la santé des salariés. Pourquoi ce sentiment croissant d’impunité ? Parce que les gouvernements successifs ont tout fait pour le créer.

L’inspection du travail est en théorie l’autorité administrative capable de contraindre l’employeur à prendre des mesures de protection de la santé des salariés. Mais cette administration est débordée car soumise à une réduction croissante de ses effectifs : on compte en France moins d’un inspecteur du travail pour… 10 000 salariés. Et lorsque des inspecteurs du travail prennent les devants et dénoncent des atteintes fortes à la santé des salariés, ils peuvent subir les foudres du pouvoir politique sous la coupe duquel ils restent placés : c’est ainsi qu’Anthony Smith, inspecteur du travail dans la Marne, a été mis à pied par sa propre hiérarchie pour avoir voulu contraindre une structure d’aide à domicile à donner les protections nécessaires à ses salariés, très fortement exposés au virus du Covid-19 en plein confinement. L’employeur avait les bons réseaux de notabilité locale et nationale… lui non.

La médecine du travail, qui est censée suivre la santé des salariés, est un service choisi par l’employeur, qui peut changer de médecin en cas de contrariété. De plus, la loi travail adoptée par les socialistes en 2016, dite loi El Khomri, a supprimé la visite médicale d’entrée sur un poste de travail et espacé la fréquence de la visite médicale obligatoire (de deux à cinq ans). Cette même loi a facilité le travail de nuit, alors que la même année, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (l’ANSES, établissement public qui dépend notamment des ministères de la Santé et du Travail) rendait un rapport alarmant sur les effets néfastes avérés du travail de nuit sur la santé.  

Combien de morts au travail supplémentaires auront fait les socialistes qui voté la loi El Khomri et les macronistes qui ont adopté les ordonnances loi travail en 2017 ? Car à cause d’eux, les salariés sont moins bien représentés, le patronat a moins peur des conséquences des mauvaises conditions de travail, tandis que les autorités administratives chargées de faire respecter le droit du travail sont moins présentes.

« Les salariés doivent apprendre à dire non, et travailler à mieux s’organiser » m’a répondu un DRH, dernièrement, lorsque j’évoquais les problèmes aigus de surcharge de travail

Lors de nos expertises, mes collègues et moi-même mettons, comme nous aimons à le dire, « les pieds dans le plat ». Fourrant notre nez partout dans l’entreprise, comme la loi nous en donne encore le droit, nous interrogeons une grande partie des salariés, en leur garantissant l’anonymat, et nous rendons un rapport que nous communiquons aux syndicats, à l’inspection du travail et à la médecine du travail. Point d’orgue de notre intervention, nous rendons nos conclusions face à la direction et aux représentants du personnel réunis : harcèlement moral, épuisement professionnel, risques avérés pour la santé des salariés… nous ne mâchons pas nos mots. Sauf que de plus en plus souvent, les directions ne prennent même plus l’énergie de nous répondre : « les salariés doivent apprendre à dire non, et travailler à mieux s’organiser » m’a répondu un DRH, dernièrement, lorsque j’évoquais les problèmes aigus de surcharge de travail qui touchaient tous ses salariés, menant une partie d’entre eux au burn out.

La souffrance psychique, toujours plus individualisée

Cette individualisation de la souffrance au travail, dont les directions d’entreprise sont les premiers vecteurs, est globalement vécue comme telle par mon entourage. Nous prenons nos Lexomil, nos Xanax, nous démissionnons de nos jobs et nous téléchargeons des applis contre l’insomnie. Ce DRH, qui a pour seule réponse la capacité des salariés à « dire non », surfe sur la vague de dépolitisation de la santé au travail, qui est encouragée par tous les acteurs de la santé en France : des médecins généralistes qui prescrivent des anxiolytiques à gogo aux mutuelles qui proposent des stages « anti-stress », en passant par les gourous du développement personnel qui incitent à « travailler sur soi » plutôt que sur son environnement, notamment de travail.

Apprendre à dire non. Maîtriser sa respiration. Apprendre à mieux s’organiser. 

Dans une grande entreprise publique que j’ai pu visiter, les arrêts maladie se succédaient, des salariés avaient des crises de larmes seuls dans leur bureau : la direction a alors mis en place des stages intitulés « comment prendre un bon petit déjeuner ». Vous ne voyez pas le rapport ? Moi non plus, mais au moins “la direction agit pour la santé de ses salariés”, nous a-t-on répondu au service des ressources humaines.

Il n’y a désormais pas une seule grande entreprise qui ne mette en place une « ligne d’écoute » où les salariés peuvent être mis en relation avec des psys ubérisés qui ne connaissent ni votre secteur, ni votre travail, ni votre situation. L’obsession de la ligne d’écoute, qui est aussi celle du gouvernement Macron dont les membres ne font qu’un avec l’univers de la grande entreprise privée, est symptomatique de la dépolitisation de la santé psychique au travail : la question est littéralement externalisée. Pour Ghjulia Rosso, psychologue dans un service public de santé, les formations anti-stress proposés aux agents, qu’elle analyse dans un article publié dans Frustration en juin dernier, sont devenues un remède pire que le mal : « Ces formations, et l’utilisation cynique qu’en font les directions, visent à ce que l’effondrement planifié des services publics de santé semble de plus en plus acceptable, invisibilisé par les efforts individuels de réorganisation, de poursuite des missions du service public malgré tout. Il est particulièrement ignoble que ce programme de destruction repose autant sur l’investissement et le professionnalisme de travailleurs sociaux qui feront toujours tout pour atténuer la violence des situations rencontrées. Il est doublement ignoble qu’on envahisse le plus intime de chacun par des injonctions à se réformer soi-même, à s’adapter à des réformes inacceptables. »

Dans les entreprises où j’interviens, le burn out d’un ou d’une salarié-e est toujours vécu comme un tabou suprême : « X est en arrêt long, il n’allait pas bien », « elle n’a pas su faire face à la pression et a craqué »

C’est ainsi que le burn out ou épuisement professionnel est, en France, entièrement confié à la responsabilité individuelle. Il n’est pas reconnu comme maladie professionnelle, alors même qu’il survient nécessairement en lien avec le travail. Il faut dire que les pathologies qu’il engendre (le stress post-traumatique ou la dépression), sont systématiquement décrites, par les médias, les médecins ou dans les conversations ordinaires, comme des maux individuels. Dans les entreprises où j’interviens, le burn out d’un ou d’une salarié-e est toujours vécu comme un tabou suprême : « X est en arrêt long, il n’allait pas bien », « elle n’a pas su faire face à la pression et a craqué » : la pudeur hypocrite règne en maître dans nos chères entreprises pathogènes. 

Face à la multiplication des burn out, les directions rivalisent de procédés pour se dédouaner de toute responsabilité. « C’est quelqu’un qui avait des problèmes par ailleurs ». Tiens, ça alors ? Des problèmes par ailleurs ? Comme si un travail qui vous broie, une mise au placard forcée ou une surcharge de travail permanente n’allait pas contaminer le reste de votre vie sociale, intime, familiale ? Les directions d’entreprises procèdent systématiquement à l’inversion de causalité : si vous allez mal au travail, c’est certainement parce que vous allez mal dans votre couple. On peut tous imaginer l’état de notre couple lorsqu’on rentre tous les soirs brisé par notre travail, avec comme seul horizon le somnifère qu’on va prendre devant Maison à Vendre sur M6.

Il y a quelques semaines, un soir, j’ai rencontré Mathieu S., manager dans une entreprise de services numériques. Il m’a raconté qu’on lui avait proposé, dans le cadre de son apprentissage du “management” (notion floue qui mélange de façon bien perverse “prendre soin de son équipe” et “la faire travailler le plus possible”) une formation intitulée “comment créer un sentiment d’urgence au travail”. Il s’agit donc de créer – de toutes pièces – l’urgence, urgence permanente qui est devenue, dans beaucoup d’entreprises, un mode ordinaire de travail…. C’est dire si la survenue des burn out n’est pas un souci du patronat français ! 

Les directions d’entreprises procèdent systématiquement à l’inversion de causalité : si vous allez mal au travail, c’est certainement parce que vous allez mal dans votre couple.

Lors du procès France Télécom en 2019, les suicides et les dépressions de centaines de salariés, traités littéralement comme des déchets par une réorganisation violente de l’entreprise publique (le “plan NeXT”) ont été systématiquement discrédités par les avocats des cadres dirigeants. Ils ont défendu l’idée de salariés « fragiles », qui avaient déjà des problèmes, dont les troubles psychiques étaient « déjà là » avant qu’on n’essaie de les faire sortir « par la porte ou par la fenêtre », comme l’avait ordonné à ses hauts cadres Didier Lombard, PDG de France Télécom au moment des drames. L’écrivaine Sandra Lucbert a décrit le procès France Télécom dans un petit livre très justement intitulé Personne ne sort les fusils (Seuil, 2020). Elle raconte comment le langage de la psychologisation de la souffrance au travail interdit de poser les choses politiquement : la violence sociale est banalisée, rendue acceptable au regard des objectifs financiers. Rappelons qu’au terme de ce procès, la qualification de « harcèlement institutionnel » a été retenue, mais pas celle d’« homicide involontaire » : les 19 personnes qui ont mis fin à leurs jours et les 12 personnes qui ont essayé de le faire après avoir été violentées pendant des années par leur employeur auraient donc craqué à cause d’autre chose que l’hyperviolence de leur entreprise. Personne ne sort les fusils ?

comment on entretient la souffrance au travail

La France est devenue championne d’Europe de la mort au travail car depuis quinze ans – mais c’était déjà le cas avant, dans une moindre mesure –, notre patronat est choyé comme jamais par les gouvernements successifs. Il a de moins en moins peur de nous faire du mal : après tout, reconnu coupable de harcèlement institutionnel sur des milliers de salariés, Didier Lombard n’a pas fait de prison ! Les syndicats ayant été progressivement évincés des entreprises par la droite, les socialistes puis les macronistes, ils font de moins en moins peur. Mais surtout, le discours de la responsabilité individuelle a gagné du terrain : la santé au sens large est très dépolitisée, il semble normal que des ouvriers et des employés aient le dos broyé à 50 ans. La technocratie appelle cela la « pénibilité » : mais attention, le président Macron n’aime pas ce mot « parce que ça donne le sentiment que le travail c’est pénible »… Le discours macroniste va encore plus loin que le discours d’individualisation de la souffrance au travail qui s’est imposé ces dernières décennies : il s’agit désormais de nier carrément l’existence de problèmes de santé au travail. Le travail c’est la vie, le travail c’est chouette, les chaînes de production dans l’industrie c’est « la magie », comme disait la ministre déléguée chargée de l’industrie Agnès Pannier-Runacher en 2021. Nous sommes largement dirigés par des gens qui n’ont jamais utilisé leur dos, leurs mains ou leurs jambes pour travailler et qui viennent pourtant nous dire que travailler plus et plus longtemps, c’est super, et que la souffrance, c’est un mythe.

Comment inverser la tendance ?

La mortalité au travail n’est évidemment pas une fatalité. La France pourrait être un pays où l’on ne meurt plus à cause de son travail, directement (dans un accident) ou indirectement (du fait des conséquences à moyen et long terme de son travail). Pour cela, il faudrait rompre définitivement avec l’individualisation automatique de notre santé : on devrait présumer que la dépression est d’origine professionnelle, plutôt que de faire l’inverse. On devrait présumer qu’un cancer est d’origine professionnelle, avant d’étudier toutes les autres causes possibles. Pour cela, il faut que la société dans son ensemble se mêle de ce qu’il se passe au travail : actuellement, les entreprises sont des forteresses dans lequel il est de plus en plus difficile de rentrer. Que l’État s’en mêle, que les syndicats y retournent, qu’elles rendent enfin des comptes. Il faut que le patronat ait peur, pour qu’il fasse passer la santé de ses salariés avant les profits de ses actionnaires : on en est très très loin.

L’histoire de la santé au travail montre que c’est lorsque les salariés ont du pouvoir que leur santé est la mieux préservée

A plus long terme, l’histoire de la santé au travail montre que c’est lorsque les salariés ont du pouvoir que leur santé est la mieux préservée. Il y aurait par exemple moins de harcèlement moral si l’on pouvait voter l’exclusion d’un chef, pas simplement quand des « formations à la bienveillance » sont organisées. Il y aurait moins d’accidents du travail mortels si des salariés pouvaient stopper une chaîne de production ou bloquer un entrepôt quand les normes de sécurité y sont défaillantes. Le statut des indépendants serait aussi à revoir, avec une sécurité sociale beaucoup plus performante qui permettrait à chacun.e d’avoir des arrêts maladies compensées en termes de chiffres d’affaires, pour commencer.

Le pouvoir au travail, c’est la santé : il suffit de voir la mortalité de celles et ceux qui l’ont actuellement, et de celles et ceux qui, en ce moment, en sont cruellement privé-e-s.


Nicolas Framont