L’actualité médiatique s’est récemment tournée, comme tous les trois mois, vers le sujet de la “fraude sociale”, un ensemble vague de pratiques visant à “profiter” de la sécurité sociale en sous-déclarant de façon intentionnelle ses revenus, sa situation de famille, etc. pour avoir droit à davantage de prestations. “Ce qui énerve les Français, c’est la voisine de palier qui touche une allocation de mère isolée et y’a un loulou dans le circuit ; c’est le frère qui utilise la carte vitale du gars assuré social, alors que lui ne l’est pas parce qu’il est en situation irrégulière ; c’est le ferraillou qui roule en Mercedes et qui touche le RSA. C’est ça qui énerve les Français et pas la fraude fiscale.” : cette phrase bien puante a été prononcée par Roselyne Bachelot, femme politique et médiatique, fille de dentistes, elle-même pharmacienne puis éternelle politique. Bref, quelqu’un dont les revenus ont toujours été dépendants de la sécurité sociale ou de l’État. Elle se base sur une série de clichés, pas toujours clairs (“y’a un loulou dans le circuit”) et identifiables grâce à une série d’objets médiatiquement associée à la fraude des pauvres : la Mercedes évidement mais aussi la télévision à écran plat achetée avec l’allocation de rentrée scolaire – un bon pauvre doit conserver sa télé à tubes cathodiques achetée en 1992 ; ou encore la carte vitale prêtée au copain sans papier – pauvres et étrangers, dans la tête d’un bourgeois médiatique, c’est la même engeance.
C’est pour répondre à ce dernier cliché sur la fraude – la carte Vitale qui fait le tour du quartier – que Gabriel Attal, ministre jamais avare d’une nouvelle idée à la con, a annoncé un projet de fusion de la carte vitale et de la carte d’identité. Ainsi, il sera plus difficile d’utiliser la carte vitale du “frère en situation irrégulière” et d’utiliser une ancienne carte vitale, ou un doublon.
Sauf que cette situation décrite par Roselyne Bachelot, suscitant visiblement les inquiétudes de Gabriel Attal, est ultra marginale, pour la simple et bonne raison, nous dit, dans son dernier rapport, la Cour des comptes – cette institution chargée de mettre son nom dans les finances de toutes les institutions de l’État et de la sécurité sociale – “qu’il n’existe plus de cartes Vitale en surnombre pour les assurés du régime général de sécurité sociale depuis 2018 et, dans les autres régimes, le nombre de cartes surnuméraires est désormais marginal (moins de 1 000 fin septembre 2022, concentrées dans les régimes des Mines, de l’Assemblée nationale et du Sénat, contre 2,4 millions fin 2018)”. Tiens donc, il y aurait des cartes vitales doublonnées à l’Assemblée nationale et au Sénat ?
La fraude des médecins et pharmaciens dont on ne parle jamais
L’arnaque à la carte Vitale, nous dit encore la Cour des comptes, peut aussi permettre “la facturation de soins fictifs en tiers payant par un professionnel de santé”. Ah bon ce n’est pas que les “frères” qui fraudent ? Pas du tout. En fait, la fraude des particuliers est très marginale quand on parle de “fraude sociale”. Fin 2022, l’Assurance maladie communiquait sur le résultat de sa détection annuelle de fraude : “Sur les 315,8 M d’€ de préjudices détectés et stoppés l’an dernier, près des trois quarts portent sur des frais de santé, pour l’essentiel facturés à tort par des professionnels de santé (consultations, actes, remboursements de soins et de médicaments, etc.)” constatait-elle. On apprenait aussi les petites combines de pharmaciens : “L’année 2022 a également été marquée par des escroqueries portant sur des délivrances de tests antigéniques aux professionnels de santé par des pharmacies d’officine, pour un montant de plus de 58 M d’€.” En fusionnant la carte Vitale avec la carte d’identité pour faire pression sur les usagers, Gabriel Attal ne fait absolument rien d’ennuyeux pour les professionnels responsables donc de ¾ des arnaques à l’assurance-maladie.
Les “grands plans de lutte contre la fraude” des gouvernements successifs sont essentiellement centrés sur la fraude des usagers. Sauf qu’en la matière, il est très difficile de distinguer la fraude intentionnelle de l’erreur ou de l’oubli : il s’agit, le plus souvent, d’un problème de déclaration de situation, ou de non-déclaration d’un changement. La fraude des professionnels est nettement moins difficile à estimer, puisque nous avons affaire à des entreprises organisées dotées d’une administration – des gens sont payés pour faire ce que vous, simple particulier, risquez d’oublier. Mais lorsque cela concerne les professionnels, la confusion est moins difficile à faire : l’année dernière, on apprenait qu’à eux seuls, 36 pharmaciens étaient accusés d’avoir arnaqué l’assurance maladie grâce aux tests covid pour un montant total de 53 millions d’euros. Derrière ces faits spectaculaires, la fraude des professionnels de santé se traduit par des actions plus quotidiennes et banales : facturer des actes qui n’ont pas eu lieu, changer la nature de ceux réalisés pour qu’ils soient mieux rémunérés, etc.
Il existe ensuite un autre type de fraude qui ne concerne pas les usagers : la fraude aux cotisations sociales. Il s’agit des entreprises qui ne payent pas leurs cotisations à l’Urssaf et qui, de ce fait, font perdre de l’argent à la sécurité sociale.
La fraude sociale des usagers de prestation sociale ne nous coûte rien
Bref, le terme médiatico-politique de “fraude sociale” n’a absolument aucune consistance car il se réfère à des situations qui n’ont rien à voir en termes de montant, d’intentions et de mécanisme :
D’un côté, nous avons la fraude des usagers, qui concerne des prestations telles que le RSA et dont il est difficile de démêler la fraude intentionnelle de l’erreur, surtout que l’on parle souvent de personnes qui sont dans des situations compliquées face à des administrations complexes, à tel point que le fait majeur est le non-recours aux prestations : on estime à un tiers le nombre de ménages éligibles au RSA qui ne le demandent pas. Un tiers ! À titre de comparaison, seuls 3.2 % des prestations distribuées peuvent être considérées comme frauduleuses. C’est la lutte contre ces 3.2 % de fraudes qui aggravent le phénomène du non-recours, en raison des contrôles et des contraintes croissantes qui pèsent sur nous (France Info, une fois n’est pas coutume, le raconte bien ici). Nous sommes de plus en plus nombreux à renoncer aux prestations auxquelles nous avons le droit. Et pourtant, le ministère des Finances explique au journal La Croix que “dans beaucoup de cas, la fraude au RSA est le fait de réseaux mafieux” avec le recours à des piratages informatiques pour détourner des prestations dues à des usagers. Cette fraude n’est pas exclusivement le fait du voisin de palier ou du cousin par alliance de votre belle-sœur. La fraude et/ou les omissions des usagers coûtent entre 2.5 et 3.5 milliards d’euros par an à la sécurité sociale… Ce qui est compensé par les 3 milliards d’euros de prestations non versées en raison du non-recours à ses droits. Tant que le non-recours aux prestations dues n’est pas réglé, la fraude des usagers ne devrait pas être un sujet : de fait, elle ne nous coûte rien.
De l’autre côté, nous avons donc la fraude des professionnels, qui pèse bien plus lourd. La fraude des professionnels de santé représente donc, selon les rapports, entre 70 et 80 % des fraudes estimées envers l’assurance-maladie, tandis que la fraude aux cotisations des entreprises privées fait perdre chaque année 8 milliards d’euros à la sécurité sociale. Une perte nette et sèche. Quant à la fraude des professionnels de santé, elle est estimée par la Cour des comptes à 1 milliard d’euros. Attention, parmi ce milliard sont comptabilisés plusieurs dizaines de millions d’euros d’ “arrêts maladie de complaisance”, terme inventé pour fliquer les médecins et leur propension à proposer des arrêts maladies aux gens qui vont mal au travail, entre autres.
Enfin, il y a évidemment la fraude fiscale, qui concerne exclusivement les bourgeois, sous-bourgeois et petits bourgeois. Car oui, pour les clampins moyens comme nous, salariés sans patrimoine, la déclaration d’impôts est assez facile à remplir : il n’y a que quelques chiffres à entrer, le plus souvent pré-remplis. Mais pour les gens friqués, la déclaration d’impôts regorge de recoins dans lesquels s’engouffrer pour déclarer et payer le moins possible. Mais le moyen le plus sûr reste de mettre son argent à l’étranger. La fraude fiscale est évaluée par le syndicat Solidaires Finances Publiques à une fourchette comprise entre 80 et 100 milliards d’euros. Cela comprend une fraude provenant des entreprises, notamment le contournement de l’impôt sur les sociétés mais aussi la fraude à la TVA et enfin toute une série de déclarations frauduleuses visant à réduire artificiellement son patrimoine et ses revenus pour payer moins d’impôts. Il existe ensuite au niveau mondial tous les montages financiers évitant aux entreprises et aux grandes fortunes de payer leurs taxes sur le capital en France, mais plutôt dans des paradis fiscaux où elles sont inexistantes : cette catégorie-là n’est pas toujours considérée comme de la fraude, puisqu’elle est “légale”. Elle n’en est pas moins extrêmement coûteuse pour les finances publiques.
Résumons :
- La fraude des usagers nous coûte 3 milliards d’euros par an, elle n’est pas toujours intentionnelle, elle peut être, nous dit le ministère des finances “le fait de réseaux mafieux” et elle est compensée par les 3 milliards d’euros de prestations non-perçues en raison, notamment, du flicage anxiogène que les gens subissent à cause de la lutte contre la fraude.
- La fraude des professionnels de santé coûte 1 milliard d’euros, on peut facilement dire qu’elle est intentionnelle car elle concerne des professionnels formés et informés, personne n’en parle.
- La fraude aux cotisations sociales coûte 8 milliards d’euros, elle est le fait des entreprises privées, elle est intentionnelle et elle marque la présence de travail dissimulé, ce qui prive de droits sociaux nombre de travailleurs.
- La fraude fiscale nous coûte entre 80 et 100 milliards, elle est le fait des personnes aisées et des entreprises privées, elle est intentionnelle. Des entreprises existent pour vous conseiller à mieux frauder, pardon, optimiser.
Contre qui le gouvernement a-t-il décidé de durcir les sanctions ? Contre la catégorie qui ne coûte rien, qui est déjà harcelée au point que ses membres préfèrent renoncer à percevoir leur dû.
Pourquoi les classes supérieures peuvent tricher
Si les classes supérieures fraudent autant, c’est d’abord parce qu’elles en ont les moyens. Gestionnaires de patrimoine pour les riches, banques d’affaires pour les entreprises, impunité pour les professionnels de santé… Ce sont elles qui ont les leviers permettant de payer ou non, de déclarer ou pas, de déplacer leurs fonds ou pas. Les moyens du commun des mortels sont nettement plus limités.
Ensuite, le rapport à la légalité des plus riches est beaucoup plus détendu : c’est ce que le criminologue américain Edwin H. Sutherland appellait “le crime en col blanc” : c’est un acte illégal commis par une personne respectable, de statut social élevé, dans son cadre professionnel. Pour lui, la criminalité des classes supérieures est systématiquement sous-estimée, car d’une part, les classes supérieures utilisent leur puissance politique et financière pour échapper aux condamnations et d’autre part, des systèmes juridiques spécifiques existent pour les milieux d’affaires et les professions bien établies. C’est le cas des professionnels de santé, dont les actes doivent être signalés aux Ordres (des médecins, des pharmaciens), qui sont des instances parallèles, et qui plus est, corporatistes. On est loin du bénéficiaire des allocations chômage dont les droits peuvent être suspendus au moindre doute.
Suttherland insiste sur le fait que le coût financier des crimes en col blanc est beaucoup plus grand que tous les crimes et délits communs en raison du statut des auteurs et des montants détournés/volés. Effectivement, un grand patron qui choisit de frauder le fisc nous coûtera bien plus cher qu’un allocataire du RSA qui n’a pas déclaré qu’il avait trouvé un petit boulot… Pourtant, devinez de qui on parle le plus ?
Sutherland a fondé la théorie de l’association différentielle : elle consiste à dire qu’un milieu social constitue un lieu d’apprentissage de l’écart aux normes, de la définition de ce qui est normal ou acceptable, parfois non-conforme aux normes de la société dans son ensemble.
Et l’on ne peut que constater que dans les milieux bourgeois, il se raconte que la loi qui s’applique aux Français moyens ne vaut pas nécessairement pour celles et ceux qui, bien nés, ont de grosses responsabilités et méritent un traitement différent. Il suffit de voir l’expression d’horreur des bourgeois quand l’un des leurs est traité, de façon souvent très éphémère, comme un justiciable ordinaire : Dominique Strauss-Kahn menotté après avoir été accusé de viol à New York ou Balkany en prison pour blanchiment de fraude fiscale. Quand son argent et son réseau permettent de résoudre tous les problèmes, comment considérer que la justice des simples citoyens s’applique à nous ?
Le rapport à la fraude fiscale est tout à fait décomplexé dans les milieux bourgeois. Au-delà des opérations frauduleuses, ils ont de très nombreuses personnes qui les aident à contourner le plus possible l’impôt via des techniques “d’optimisation fiscale” consistant à prendre les meilleures décisions (statut d’entreprise, mode de transmission aux enfants, investissement dans des fondations, etc.) pour payer le moins possible. En 2016, la banque suisse UBS était dénoncée par la presse internationale pour ses pratiques de soutien à la fraude fiscale. Pendant plusieurs années, la banque aurait démarché illégalement des contribuables français pour les aider à ouvrir un compte à l’étranger. L’enquête nous donne une idée du profil-type du fraudeur fiscal à la sauce UBS, et croyez-moi, ce n’est pas votre voisin de palier : “Les contribuables issus du monde médical [tiens donc, encore eux !)] détiennent un compte illégal sur dix détectés à UBS. Ils devancent les contribuables issus de la finance (courtiers, banquiers), détenteurs de 8 % des comptes illégaux, et ceux issus du monde scientifique (8 % des avoirs illégaux) (…) Les sportifs constituent environ 4,5 % des profils renseignés. Dans la liste des évadés, on trouve aussi des chefs d’entreprise (avec une forte prédominance des secteurs du commerce de gros et du textile), des avocats, ou encore des commerçants (bouchers, coiffeurs).” Bref, que des gens respectables.
Cette décomplexion face à la fraude et au contournement de l’impôt nous laisse d’ailleurs penser que si les riches sont à ce point obsédés par l’idée que les pauvres arnaquent la CAF dès qu’ils le peuvent, c’est parce que c’est ce qu’ils feraient à leur place…
La classe bourgeoise est une classe fraudeuse
C’est même scientifiquement prouvé. En 2012, une équipe de chercheurs en psychologie montrait que la richesse favorise la triche : à partir d’une série d’expériences psychologiques (observer les refus de priorité à un carrefour selon le type de véhicule, faire participer des gens de toutes classes sociales à des jeux où la triche était possible, etc.), ils ont établi, dans la prestigieuse revue Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS) que “an Higher social class predicts increased unethical behavior” – ce que l’on peut traduire par : “Une classe sociale plus élevée favorise l’augmentation des comportements contraires à l’éthique”. Bref, les bourgeois sont plus susceptibles de tricher que les autres. Mais l’aura dont ils jouissent, l’impunité dont ils bénéficient et toutes les ressources dont ils disposent pour se défendre (avocats fiscalistes, Ordre des médecins, etc.) les protègent de la vindicte populaire. En France, en 2023, les riches fraudeurs bénéficient d’une protection toute particulière : ce sont les pauvres qui sont sous le feu des projecteurs, et c’est contre eux que le gouvernement va agir, avec le soutien de récits médiatiques qui épargnent la bourgeoisie tricheuse.
Et il faudrait enfin parler de la fraude légale : l’exploitation du travail par ceux qui possèdent le capital est une atteinte aux principes de base de la vie en collectivité. Ce sont ceux qui travaillent qui devraient en récupérer les fruits. Mais au royaume capitaliste du vol, c’est légal. Les licenciements de masse et les délocalisations étaient légaux. Il a été possible, pour des entreprises et leurs actionnaires, de supprimer des emplois correctement payés ici pour exploiter et maltraiter ailleurs. C’est légal. La destruction de notre écosystème, l’épandage de pesticides dangereux est légale. S’acheter des yachts immenses et des avions privés à l’heure des grandes inondations et des grandes canicules est légal… Pas étonnant que les riches aient des difficultés à se sentir mal à propos de leurs fraudes et de leurs triches, guère différentes de l’ensemble de leurs actions habituelles.
Souvenez-vous de cette réalité la prochaine fois que quelqu’un, devant vous, accablera les “assistés”, les “tricheurs” et les “fraudeurs”. Nous savons maintenant de qui il s’agit.
Nicolas Framont