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Pour les médias mainstream, les manifestations qui ont éclaté en Géorgie suite à des élections contestées sont un affrontement entre peuple “pro-européen” et gouvernement “pro-russe”. Comme toujours, ce qui se passe en dehors des grandes puissances n’est analysé que du point de vue de leurs intérêts. Or, les choses sont plus complexes et dépendent d’un contexte social et économique qu’il convient toujours d’analyser. Ce qu’il se passe en Géorgie est bien la révolte d’un peuple fatigué par l’emprise du parti d’un milliardaire tout puissant et par la pauvreté dans lequel il est maintenu, sur fond d’impérialisme russe. J’étais à Tbilissi, capitale de la Géorgie, la semaine où les manifestations insurrectionnelles – qui continuent encore – ont débuté. Dans cet article, j’y raconte ce que j’ai vu et ce qui me semble pouvoir expliquer la situation.

Pour les médias mainstream, les manifestations qui ont éclaté en Géorgie suite à des élections contestées sont un affrontement entre peuple “pro-européen” et gouvernement “pro-russe”. Comme toujours, ce qui se passe en dehors des grandes puissances n’est analysé que du point de vue de leurs intérêts.

La Géorgie est un pays de 3,7 millions d’habitants coincé entre la Russie et la Turquie, également limitrophe de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan. Plusieurs millions de Géorgiens vivent en dehors de leur pays, notamment en Turquie. Le pays a connu plusieurs phases d’indépendance, troublées par des moments d’annexion par l’Empire ottoman puis l’Empire russe. République démocratique indépendante après la chute du tsarisme, la Géorgie est envahie par l’Armée rouge et devient un territoire soviétique, sous la forme d’une République socialiste d’Union soviétique. Patrie de naissance de Staline, la Géorgie cultive pourtant, durant la période soviétique, un fort sentiment nationaliste anti-russe. Il se concrétise au moment de la chute de l’URSS, où la Géorgie devient la république autonome qu’elle est toujours.

Dans la capitale, Tbilissi, l’habitat est souvent dégradé en immédiate périphérie du centre-ville où se succèdent les hôtels de luxe (photo NF)

Mais cette autonomie est relative : une partie du pays, constituée de territoires séparatistes soutenus par la Russie, échappe au contrôle des autorités. En 2008, la tentative du président Saakachvili de reprendre de force le contrôle de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, au nord du pays, s’est soldée par un échec et a entraîné l’intervention, jusqu’aux portes de la capitale, de l’armée russe.

La fin du soviétisme a entraîné une importante hausse de la pauvreté et l’intégration dans le jeu capitaliste mondial s’est faite dans la douleur pour la plupart des gens. Le système de protection sociale a disparu et la précarité est totale : quasiment la moitié des jeunes travailleurs sont auto-entrepreneurs. Une utopie macroniste où chacun tente d’ouvrir sa boutique, lancer son propre business et le plus souvent devenir livreur ou chauffeur de taxi.

De plus, le pays peine à trouver un modèle économique qui profite réellement à la population. La fin du soviétisme a entraîné une importante hausse de la pauvreté et l’intégration dans le jeu capitaliste mondial s’est faite dans la douleur pour la plupart des gens. Le système de protection sociale a disparu et la précarité est totale : quasiment la moitié des jeunes travailleurs sont auto-entrepreneurs. Une utopie macroniste où chacun tente d’ouvrir sa boutique, lancer son propre business et le plus souvent devenir livreur ou chauffeur de taxi. Dans la capitale, Tbilissi, les bars et cafés lancés par des jeunes gens enthousiastes – et qui mettent à l’honneur le patrimoine viticole remarquable du pays – sont trop souvent destinés aux touristes, car la faible rémunération des Géorgiens, même ceux des villes, ne leur permet guère d’en profiter. Ces lieux de convivialité, ainsi que les nombreux “vintage shop” qui proposent des vêtements aux coupes années 1990 à des prix élevés, sont visités avant tout par les touristes européens et asiatiques qui peuvent profiter d’une belle ville au patrimoine ancien et aux quartiers un peu délabrés, au charme très “Berlin est”. 

Chaque année, des dizaines de milliers de Géorgiens, notamment les jeunes, partent tenter leur chance ailleurs. 

« Fuck GD » (Georgian Dream, le parti au pouvoir) dans une rue de Tbilissi (Photo NF)

Une vie politique gangrénée par le nationalisme

L’indépendance du pays ayant été régulièrement menacée au cours de son histoire – dernièrement en 2008 lors des tensions avec la Russie – elle est la question qui structure la vie politique géorgienne. Celle-ci est monopolisée par deux partis : le Rêve géorgien, soutenu par le milliardaire Bidzina Ivanichvili, enrichi en Russie, et le Mouvement national uni (MNU), fondé par Mikheïl Saakachvili. Les deux partis s’accusent mutuellement, depuis des années, de trahir la nation géorgienne. Le Rêve géorgien est au pouvoir depuis 2012 et conserve la majorité au Parlement après les élections législatives d’octobre dernier – dont les résultats sont contestés, on va y revenir. Le MNU est le principal parti d’opposition mais son leader, Saakachvili est emprisonné depuis 2021 pour abus de pouvoir et détournements de fonds lors de sa présidence. 

La vie politique géorgienne est monopolisée par deux partis : le Rêve géorgien, soutenu par le milliardaire Bidzina Ivanichvili, enrichi en Russie, et le Mouvement national uni (MNU), fondé par Mikheïl Saakachvili. Les deux partis s’accusent mutuellement, depuis des années, de trahir la nation géorgienne. Le Rêve géorgien est au pouvoir depuis 2012 et conserve la majorité au Parlement après les élections législatives d’octobre dernier – dont les résultats sont contestés.

Le Parlement – vidé de son opposition – est le point de ralliement des manifestations. Chaque soir, la tentative de le prendre d’assaut se reproduit, avec plus ou moins de conviction (Photo BCO)

Avant de parler du pouvoir actuel, un mot sur Saakachvili : en France, ce nom est parfois évoqué lorsque l’on parle du parcours du dirigeant de gauche Raphaël Glucksmann. Il a en effet été son proche conseiller lors de sa présidence. Or, la politique de Saakachvili est tout sauf progressiste : il a testé grandeur nature les théories néolibérales et considérablement démantelé les services publics et la protection sociale de son pays, tout en dérégulant les licenciements, les créations d’entreprises et le droit du travail. Sans parvenir à dynamiser l’économie du pays mais en reconduisant la pauvreté endémique et les grandes inégalités de revenus que l’on peut percevoir quand on marche dans les rues de Tbilissi : le centre-ville est ponctué de grands hôtels de luxe mais les quartiers adjacents comportent des habitations très dégradées, tandis que les supérettes où s’affairent des employés fatigués restent ouvertes jusqu’à minuit. Le rêve américain en Géorgie…

Comme dans de nombreux pays, la question nationaliste a pris le pas sur tous les autres sujets sociaux, et les deux principaux partis ont mené la même politique économique, puisque le Rêve géorgien n’est pas revenu sur le grand bond en avant néolibéral de Saakachvili.

Comme dans de nombreux pays, la question nationaliste a pris le pas sur tous les autres sujets sociaux, et les deux principaux partis ont mené la même politique économique, puisque le Rêve Géorgien n’est pas revenu sur le grand bond en avant néolibéral de Saakachvili.

Une élection volée

Depuis 2012, le parti Rêve géorgien règne sur le pays en remportant les élections successives. A partir de 2020, il fait voter des lois très similaires à celles qui sont passées en Russie au cours de la dernière décennie. L’une visait à contrer “l’influence étrangère” en pénalisant les médias et organisations recevant des financements internationaux et l’autre s’en est pris violemment aux personnes gays, lesbiennes, bi et trans. La nouvelle loi votée en juin dernier interdit le mariage entre personnes de même sexe, l’adoption d’un enfant par des LGBT, ainsi que les opérations chirurgicales pour changer de genre. La loi a interdit les rassemblements publics « visant à promouvoir les relations homosexuelles et l’identification d’une personne à un genre différent » ainsi que la « propagande LGBT », et toute référence ou image positive des relations entre personnes de même sexe dans les médias, les films et à l’école. 

Une loi votée en juin dernier interdit le mariage entre personnes de même sexe, l’adoption d’un enfant par des LGBT, ainsi que les opérations chirurgicales pour changer de genre. La loi a interdit les rassemblements publics « visant à promouvoir les relations homosexuelles et l’identification d’une personne à un genre différent » ainsi que la « propagande LGBT », et toute référence ou image positive des relations entre personnes de même sexe dans les médias, les films et à l’école. 

L’un des rares cortèges organisés des manifestations quotidiennes à Tbilissi. La plupart des gens se rendent aux rassemblements entre amis, n’emportant avec eux qu’un drapeau géorgien ou celui de l’UE et équipés de masques et lunettes de protection (Photo BCO)

Lors de sa campagne en vue des élections d’octobre, le Premier ministre Irakli Kobakhidze n’a pas hésité à annoncer l’interdiction future, en cas de victoire, du parti MNU, et la mise en œuvre de nouvelles mesures répressives. Autant dire qu’il avait clairement annoncé son intention de transformer la Géorgie en régime autocratique. 

Le 26 octobre ont donc eu lieu les élections législatives dans tout le pays, remportées à 54% des voix par le parti au pouvoir. Mais les résultats sont contestés par de nombreuses organisations : l’ONG Transparency International évoque des trucages et des pressions affectant au moins 10% des votes. 

Dans les rues, lors des manifestations, les participants interrogés évoquent une élection “achetée” par le parti au pouvoir. Il faut dire que Rêve géorgien est tenu par le milliardaire Bidzina Ivanichvili, 365e fortune mondiale selon Forbes en 2019 et qui équivaut à plus que le budget annuel de l’Etat géorgien !

Dans les rues, lors des manifestations, les participants interrogés évoquent une élection “achetée” par le parti au pouvoir. Il faut dire que Rêve géorgien est tenu par le milliardaire Bidzina Ivanichvili, 365e fortune mondiale selon Forbes en 2019 et qui équivaut à plus que le budget annuel de l’Etat géorgien ! Autant dire qu’il est omnipotent et règne de fait sur le pays, depuis sa villa d’architecte construite sur les hauteurs au-dessus de Tbilissi.

Les canons à eux de la police sont postés chaque soir sur la Place de la Liberté. La répression a déjà fait 400 blessés et de très nombreuses arrestations.

Des manifestations quotidiennes et insurrectionnelles

Dès le lendemain des élections, les députés de l’opposition ont annoncé qu’ils refusaient de siéger. Le Parlement européen a voté le lendemain une résolution non contraignante rejetant le résultat des élections. Seul parti désormais représenté au Parlement, le Rêve géorgien, via son premier ministre reconduit, a déclaré, en représailles, le report des démarches d’entrée de la Géorgie dans l’Union européenne, lancées plusieurs années auparavant. C’était le jeudi 28 novembre. 

Depuis, tous les soirs, des milliers de manifestants convergent vers le Parlement, via l’avenue Roustavéli qui est l’artère principale du centre de Tbilissi. Samedi 30 novembre, les manifestations pacifistes ont viré à l’affrontement : les manifestants ont tenté de prendre d’assaut le bâtiment, sans succès à ce jour. Depuis, ces manifestations sont devenues un rendez-vous quotidien, en particulier pour la jeunesse.

Seul parti désormais représenté au Parlement, le Rêve géorgien, via son premier ministre reconduit, a déclaré, en représailles d’un rejet, par le Parlement européen, du résultat des élections, le report des démarches d’entrée de la Géorgie dans l’Union européenne, lancées plusieurs années auparavant. C’était le jeudi 28 novembre. 

Des boissons chaudes et des biscuits sont distribués gratuitement lors des soirées de manifestations (Photo NF)

Presque toutes les nuits, on entend résonner les tirs de feux d’artifices : c’est l’arme principale des manifestants contre les policiers, ainsi que des lasers verts qu’ils pointent dans leur direction afin de les aveugler.  La police dispose quant à elle de canons à eau et de lacrymogènes, ainsi que des « titushki », une sorte de milice civile à la solde du gouvernement, qui frappe et intimide les manifestants en marge des cortèges. Les manifestants viennent désormais tous équipés de lunettes de chantier, parfois de casque et de masques de protection, depuis interdits par le gouvernement (comme en France, où ils sont confisqués par la police à l’entrée des grandes manifestations parisiennes). Durant plusieurs nuits, des tentatives de barricades ont été amorcées, sans succès sur la durée.

Il est difficile pour la population de tenir le terrain, en raison de la brutalité croissante de la répression, des nombreuses arrestations mais aussi de l’hiver qui s’installe. Sur place, les habitants distribuent gratuitement des boissons chaudes, du pain et des biscuits. 

Presque toutes les nuits, on entend résonner les tirs de feux d’artifices : c’est l’arme principale des manifestants contre les policiers, ainsi que des lasers verts qu’ils pointent dans leur direction afin de les aveugler.

Pro-européens VS. pro-russes ?

À première vue, il est difficile d’échapper à cette caractérisation du conflit amenée par les médias européens, les manifestants étant généralement nommés, dans les articles et reportages, “pro-européens” voire “pro-UE”. D’ailleurs, dans les rues de Tbilissi, il n’est pas rare de voir des graffitis “fuck Putin” qui accompagnent souvent les “fuck GD” (pour “Georgian Dream”). Ces graffitis en anglais visent à alerter les journalistes et la population européenne et chercher leurs protections contre le régime autoritaire et sa répression. La présidente de Géorgie, Salomé Zourabichvili, utilise la même stratégie. Cette responsable politique, élue avec le soutien du Rêve géorgien, s’est progressivement détachée de ce parti avant d’en devenir la principale critique. Soutien des manifestants, elle reste en poste malgré la fin de son mandat et cherche à obtenir l’aide des pays européens dont les médias la reçoivent régulièrement.

À première vue, il est difficile d’échapper à cette caractérisation du conflit amenée par les médias européens, les manifestants étant généralement nommés, dans les articles et reportages, “pro-européens” voire “pro-UE”.

Le soir, des feux sont allumés le long de l’avenue Roustavéli pour réchauffer les manifestants (Photo NF)

Dans les manifestations, les symboles sont rares : il n’y a aucun drapeau de partis politiques ou de syndicats. Seuls les drapeaux géorgiens et européens sont brandis, peints sur les murs, vendus par des vendeurs installés aux principaux points de la manifestation. 

L’intégration dans l’Union européenne est-elle donc le carburant des manifestations géorgiennes ? Peut-être pas autant que le rejet de la Russie, incarnée par la puissance du milliardaire Bidzina Ivanichvili, qui s’y est enrichi après la chute du mur de Berlin. 

L’UE devient alors le seul recours d’un pays placé sous la coupe d’un parti unique et de son richissime soutien. De plus, me rappelle Cem, étudiant turc en visite à Tbilissi, l’intégration dans l’UE c’est aussi la promesse d’un passeport Schengen, le Graal pour cette jeunesse qui n’a pas notre liberté de circulation, loin de là : à l’aéroport de Tbilissi, les agents de Frontex, l’agence garde-frontière de l’Union européenne, surveillent étroitement les départs vers l’Ouest.

Face à l’autocrate Ivanichvili, l’UE devient le seul recours d’un pays placé sous la coupe d’un parti unique et de son richissime soutien. De plus, me rappelle Cem, étudiant turc en visite à Tbilissi, l’intégration dans l’UE c’est aussi la promesse d’un passeport Schengen, le Graal pour cette jeunesse qui n’a pas notre liberté de circulation,

En Géorgie comme en Turquie, de nombreux chiens vivent en ville, nourris par l’ensemble de la population. Ceux de Tbilissi s’invitent dans les manifestations où ils sont nourris et caressés toute la nuit par les insurgés. (Photo NF)

En réduisant les manifestants à leur camp géopolitique, on passe sous silence leurs propres revendications démocratiques, égalitaires et sociales. Si les Géorgiens sont victimes de l’impérialisme russe, c’est d’abord bien parce qu’ils sont soumis à une caste politique corrompue et capitaliste qui décide de leurs alliances internationales au gré de ses intérêts : le Rêve géorgien poursuivait bel et bien l’objectif d’intégration à l’UE avant que son autoritarisme l’en éloigne, preuve que réduire les intérêts de ce parti à un camp “pro-russe” est bien trop réducteur. 

En réduisant les manifestants à leur camp géopolitique, on passe sous silence leurs propres revendications démocratiques, égalitaires et sociales. Si les Géorgiens sont victimes de l’impérialisme russe, c’est d’abord bien parce qu’ils sont soumis à une caste politique corrompue et capitaliste qui décide de leurs alliances internationales au gré de ses intérêts.

Il n’est pas certain qu’en résumant leur engagement à la volonté de rejoindre l’UE on aide les manifestants à obtenir le soutien du reste de la population, dont la fierté blessée par des siècles d’intervention étrangère la rend perméable au discours nationaliste, anti-”valeurs occidentales” que le parti au pouvoir a pris, pour continuer à maintenir la prospérité de sa caste. 

Force au peuple géorgien dans sa quête d’indépendance – de tous les impérialismes comme de sa propre classe parasite. 


Nicolas Framont

Photo d’en tête : peinture murale à côté du Parlement de Géorgie, photo BCO


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