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Voilà. Le Conseil national du Parti Socialiste s’est décidé. Comme en 2019, sa liste de prétendants députés européens sera conduite par Raphaël Glucksmann pour poursuivre « l’héritage social-démocrate de la construction européenne ». Les médias s’en félicitent. Leurs pronostics pleuvent. Pour eux, Glucksmann est “le nouvel espoir” de la gauche, il va “créer la surprise” et “sauver le Parti Socialiste”. Ils tirent mille conclusions d’une réussite potentielle à une élection où pourtant quasiment personne ne va voter, qui n’est jamais déterminante, et qui est démentie dès l’échéance électorale suivante. Rappelons-nous notamment de Daniel Cohn Bendit, qui avait fait 21% aux européennes en 2009 pour Europe Ecologie Les Verts, pour qu’ensuite le même parti fasse 2,3% aux présidentielles qui ont suivi. « Vu les retours que j’ai, je suis sûr qu’il peut finir à 15%, voire plus », a confié  le patron de Free, Xavier Niel, à propos de Raphaël Glucksmann, lors d’un dîner en ville, d’après le journal de droite l’Opinion. Chez Frustration, nous ne sommes pas invités à ces dîners en ville. Dommage, nous pourrions y dire tout le mal que nous pensons de lui.  

À chaque fois que j’aperçois Raphaël Glucksmann dans la presse ou à la télévision, je ne peux m’empêcher de voir, à travers lui, son père, le philosophe André Glucksmann, qui fut maoïste dans sa jeunesse avant de devenir sarkozyste et pro américain. Et de me rappeler ce dernier, en 2003, écumant les plateaux TV pour expliquer à quel point les États-Unis avaient raison de bombarder les Irakiens. Je me souviens aussi, de la première phrase incroyable publiée par André Glucksmann dans une tribune dans Le Monde co-signée à l’époque avec Pascal Bruckner et Romain Goupil, démarrant par ces mots : « Quelle joie de voir le peuple irakien en liesse fêter sa libération et… ses libérateurs ! ». Des « libérateurs » qui tuèrent plus de 100 000 civils et plongèrent la région dans le chaos et la misère qui y règne depuis (un tiers des quarante millions d’Irakiens vivent sous le seuil de pauvreté, alors que la région est l’une des plus grandes réserves de pétrole du monde), tout en nourrissant le terrorisme. Bien sûr, Raphaël Glucksmann ne peut porter la responsabilité des turpitudes de son père. Mais l’a-t-on une seule fois entendu se désolidariser de lui, de ses amis, de ses idées?  Au contraire, il aime à dire que « Tout le monde voudrait que je fasse mon Œdipe, mais je n’en ressens aucun besoin, ni dans ma vie personnelle ni dans ma réflexion intellectuelle ». Il le démontra d’ailleurs à l’époque, en écrivant plusieurs articles dans la revue Le meilleur des mondes, publication néoconservatrice et atlantiste, c’est-à-dire soutenant systématiquement la politique étrangère des Etats-Unis.

Sarkozy, Kouchner, BHL, elle fait rêver, la gauche de Raphaël Glucksmann

Dans la lignée de son père, Raphaël Glucksmann tenta  d’organiser la candidature de Bernard Kouchner aux élections présidentielles de 2007, ce qui l’a amené à participer à des réunions du parti d’ultra droite Alternative Libérale, dont il faillit même être candidat aux élections législatives. Des vidéos le démontrent, contredisant ses mensonges sur le sujet. Kouchner, de sinistre mémoire, va-t-en-guerre pro américain, payé par Total pour blanchir la multinationale des accusations de travail forcé en Birmanie, deviendra finalement ministre de Nicolas Sarkozy, ce qui fut loin de déplaire à Raphaël Glucksmann. Il avait lui-même assisté à un meeting de sa campagne présidentielle. En 2007, impossible pourtant d’ignorer ce qu’était Sarkozy jusqu’alors, ministre de l’Intérieur s’attaquant continuellement à nos libertés publiques, organisant notamment le fichage génétique des faucheurs d’OGM et des étudiants en grève et stigmatisant les immigrés à longueur de journaux télévisés.

Quand des journalistes du Monde lui demandent quel est, finalement, son métier, il répond : « C’est la pire question pour moi, j’ai toujours été porté par les décisions de l’instant ». Éternel luxe bourgeois de la liberté.

L’ancien président du mouvement Alternative Libérale, Edouard Fillias, dont le but premier était de supprimer la Sécurité Sociale,  garde un excellent souvenir du « charisme de Raphaël, de son exceptionnelle aisance sociale et intellectuelle, due probablement à son milieu », comme il l’explique à France Info. « Il est lumineux, passionné, avec une forme de détachement et d’élégance », précise, quant à lui, Bernard Henri-Lévy, dans un article du Monde. Ce détachement bourgeois revient beaucoup dans les descriptions de Raphaël Glucksmann dans les innombrables articles le concernant. Il a eu un parcours classique de bourgeois, qui lui autorise ce pseudo romantisme. Après le lycée Henri IV et Sciences Po Paris, il réalise des documentaires, crée une société de communication, dirige brièvement un magazine littéraire. Il navigue professionnellement, au gré de ses envies. Quand des journalistes du Monde lui demandent quel est, finalement, son métier, il répond : « C’est la pire question pour moi, j’ai toujours été porté par les décisions de l’instant ». Éternel luxe bourgeois de la liberté.

Comme tous les jeunes bourgeois, Raphaël Glucksmann a eu mille vies : il y aurait un film français à 132 entrées à faire de ce portrait sans concession (si) du Monde sur son (typique) parcours atypique.

Glucksmann se situe toujours dans le sens des Etats-Unis

On pourra nous rétorquer qu’on a le droit de changer, d’évoluer avec le temps, de sortir peu à peu de son aveuglement. Que le Glucksmann d’hier n’est pas celui d’aujourd’hui. En réalité, il n’a quasiment pas changé. Devenu depuis 2019 député européen soutenu par le Parti Socialiste (avec d’ailleurs un très mauvais score, contrairement à ce que prévoyaient les médias déjà l’époque), il a toujours l’air de beaucoup aimer la guerre. En tout cas, le nettoyage ethnique mené actuellement par Israël en Palestine, ne semble pas lui poser de gros problèmes, si l’on observe ses votes au Parlement européen, lors du débat sur une résolution datant du 19 octobre : il a voté contre les amendements condamnant les exactions d’Israël à Gaza. La députée LFI Alma Dufour et la juriste franco-palestinienne Rima Hassan ont détaillé ses votes sur Instagram . Il s’est prononcé notamment contre « la reconnaissance des actes de guerre israéliens et du nombre de victimes palestiniennes », et contre « la reconnaissance, selon les mots du secrétaire national de l’ONU, du fait que les violences ne sont pas survenues dans le vide mais sont le fruit d’un conflit et d’une occupation de longue date sans perspectives d’issue politique. » La ligne de Glucksmann est en fait parfaitement claire :  il se situe toujours dans le sens des États-Unis. Il écrit des milliers de lignes sur Poutine, ce qui est justifié, mais ne dit quasiment jamais mot des autres régimes autoritaires alliés des américains (Arabie Saoudite, Turquie, Qatar, etc.). Et siéger dans le groupe d’Eva Kaili, ancienne vice-présidente du Parlement européen, chez qui on a retrouvé 900 000 euros en liquide versé par le Qatar, ne semble pas non plus le perturber.

Il s’est prononcé notamment contre « la reconnaissance des actes de guerre israéliens et du nombre de victimes palestiniennes », et contre « la reconnaissance, selon les mots du secrétaire national de l’ONU, du fait que les violences ne sont pas survenues dans le vide mais sont le fruit d’un conflit et d’une occupation de longue date sans perspectives d’issue politique. »

Ce qui guide aussi l’action de Raphaël Glucksmann, c’est son européisme. Il souhaite par exemple à tout prix l’élargissement de l’Union européenne, sans prendre en compte ses impacts sociaux. « Si vous votez pour nous, nous soutiendrons l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne. Si vous êtes farouchement hostile à cette adhésion, je vous propose de voter pour la liste du RN. », affirme-t-il. La messe est dite. Le débat est clos. Les délocalisations, les milliers d’emplois détruits en France à cause des élargissements successifs, ça ne parle pas à Raphaël Glucksmann. Et si vous osez l’évoquer, vous faites le jeu du RN. Rappelons qu’en Ukraine tous les partis de gauche sont interdits, mais cela aussi Glucksmann s’en fout. Sa vision de l’Europe, c’est celle de l’ancien ministre et président de la Commission européenne Jacques Delors, à qui il dresse des éloges, en revendiquant son héritage. Delors, c’est le celui qui, parmi de multiples méfaits, a mis fin à l’indexation des salaires sur l’inflation au début des années 1980, a massivement financiarisé l’économie française, et a, avec l’Acte unique européen dont il fut l’un des plus farouches défenseurs et contributeurs, gravé dans le marbre le caractère néolibéral de la construction européenne.

Corruption, matraquage des manifestants, destruction des droits sociaux : Raphaël Glucksmann se forme à la politique en Géorgie

Tout cela va très bien au camarade Glucksmann, car la « question » sociale ne l’a jamais passionné. Enfin, je suis de mauvaise foi, il s’y met tranquillement. Auparavant, dit-il, il avait « zappé complètement la question sociale ». Manifester pour les retraites ça ne l’avait « jamais fait vibrer », disait-il, comme le rappelait un savoureux éditorial du Monde Diplomatique. On peut le comprendre, ce qui le faisait « vibrer » entre 2009 et 2013, c’était de conseiller l’ancien président géorgien ultra libéral Mikheïl Saakachvili, qui, durant cette période, supprima le salaire minimum, licencia des dizaines de milliers de fonctionnaires et diminua fortement les impôts des entreprises et des actionnaires.

En France, on peut conseiller un dictateur puis devenir le candidat miracle de la gauche “réaliste”

Dès 2008, Raphaël Glucksmann parlait avec grandiloquence de Saakachvili.  « Certes, Saakachvili n’est pas Gandhi. Mais, sous son impulsion, la Géorgie a changé de visage : la corruption a été presque réduite à néant, les journalistes étrangers y jouissent d’une liberté totale, les élections s’y déroulent sous le contrôle des organisations internationales, l’économie décolle sans rente pétrolière, le gouvernement est formé de jeunes gens dont la double nationalité américaine, anglaise ou israélienne fait ressembler Tbilissi à une Babel occidentale plantée au cœur du Caucase ». C’est beau comme du Aragon faisant l’éloge de Staline, sans le talent. Car la réalité du règne de Saakachvili, pendant que Glucksmann le conseillait, et qu’il était marié à sa ministre de l’Intérieur, est dramatique. Corruption, tortures sur les prisonniers... Saakachvili moisit désormais dans les geôles georgiennes, condamné pour abus de pouvoir, et en particulier pour avoir organisé la répression féroce des manifestations de 2007 (passage à tabac, arrestations illégales, etc.).

“À gauche”, Ne nous réconcilions pas

En France, le sort de la population continue à indifférer Glucksmann. Pendant les Gilets jaunes, les réformes des retraites, bref, tous les grands moments de mobilisation sociale, on l’a très peu entendu. Il est ainsi loin d’être surprenant que le PS se rallie une fois de plus à lui. Rappelons que ce parti est dirigé par Olivier Faure, ancien dirigeant d’entreprise qui ne faisait pas partie des frondeurs du PS sous Hollande et avait défendu la Loi Travail.  Pour résumer, Glucksmann est adoubé par tous les gens qui se prétendent de gauche sans l’être. Cela va jusqu’à l’infâme Daniel Cohn Bendit.

Contrairement à ce qu’affirme Ruffin, dans son échange avec Glucksmann (…) il y a bien deux gauches irréconciliables dans ce pays. Ou plutôt, des idées, des forces, des engagements de gauche, et d’autres qui ne le sont pas, mais qui prétendent l’être pour des raisons électoralistes et financières.

La classe dominante a besoin régulièrement de recycler la social-démocratie, de mettre en avant des personnages inoffensifs pour elle et qui continueront à défendre ses intérêts. Des opportunistes, ou des gens qui le deviennent, car le système électoral et les institutions bourgeoises sont organisés pour cela. Le dialogue récent entre François Ruffin et Raphaël Glucksmann a été beaucoup médiatisé. L’intérêt de ce débat sur le fond, et la qualité des interpellations de Ruffin, même s’il ignore volontairement certains sujets centraux comme le nettoyage ethnique en Palestine, ne doit pas faire oublier les buts qu’il sert. Si les médias apprécient tant cette discussion, c’est qu’elle se fait de manière courtoise, apaisée, et qu’elle permet d’invisibiliser Jean-Luc Mélenchon. Quoi qu’on pense de lui, et nous avons souvent critiqué certaines de ses tactiques politiques chez Frustration, les idées que ce dernier met en avant, que ce soit en soutien aux Palestiniens, ou dans les propositions radicales de transformation de la société qu’il défend, sont dangereuses pour les bourgeois, qui adoreraient revenir au bon vieux temps où la gauche libérale dominait le débat politique.

Contrairement à ce qu’affirme Ruffin, dans son échange avec Glucksmann, où il critique « la gauche radicale qui fait tout pour effrayer », il y a bien deux gauches irréconciliables dans ce pays. Ou plutôt, des idées, des forces, des engagements de gauche, et d’autres qui ne le sont pas, mais qui prétendent l’être pour des raisons électoralistes et financières. Notre camp n’a pas besoin de dialoguer avec Raphaël Glucksmann. Son futur score aux élections européennes doit nous indifférer. Faire reculer Macron, pied à pied, centimètre par centimètre, partout où c’est possible, est la seule tâche qui doit nous occuper. Pour cela, nul besoin de se réconcilier avec Raphaël Glucksmann ou ses futurs clones.  


Guillaume Étievant


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