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Avec leur droit du travail en lambeaux et leur protection sociale quasi inexistante, les États-Unis d’Amérique semblent fournir l’exemple parfait d’un pays où les capitalistes ont gagné la guerre des classes depuis longtemps. Et tant pis si cela accouche d’un président aussi grotesque et putschiste que Donald Trump, ou un papy bafouillant à la Biden. Lorsque la bourgeoisie française évoque la première puissance mondiale, c’est davantage pour vanter la “valeur travail” des Américains, peuple soi-disant doté d’une mentalité de winner, que pour son espérance de vie en recul et son assurance maladie privatisée. Pourtant, il se passe des choses intéressantes au pays de l’Oncle Sam. Les campagnes présidentielles de Bernie Sanders, la grande démission des travailleurs, la dépénalisation du cannabis, le mouvement Black Lives Matter…. et des grèves. Beaucoup de grèves. Des grèves dures, longues, massives. Souvent victorieuses, toujours transformatrices. 

Dans le ferroviaire, le retour de la lutte des classes

À l’automne 2022, un spectre hantait l’Amérique, le spectre d’une grève des travailleurs du fret ferroviaire. L’économie du pays risquait d’être paralysée, le commerce international ralenti et les hôpitaux privés d’approvisionnements vitaux. Car au paradis de la voiture, 40% des marchandises transitent par le rail, via sept compagnies privées. Elles se partagent entre elles le territoire américain, conséquence de la libéralisation du secteur initiée dans les années 1980 et d’une consolidation progressive des gros acteurs. Ces firmes, dont la BNSF rachetée par le multimilliardaire Warren Buffett en 2009, sont devenues de véritables vaches à lait pour leurs actionnaires. Depuis 2010, elles ont reversé 196 milliards de dollars de bénéfices à leurs propriétaires tout en n’investissant que 150 milliards dans la maintenance et le développement des infrastructures. Comme le déplorait récemment le New York Times, le taux de profit a doublé, les bénéfices battent des records, les prix augmentent, les accidents se multiplient et les capacités stagnent. 40 % du réseau ferré a été abandonné entre 1980 et 2008. De plus en plus de marchandises sont prises en charge par les transporteurs routiers, entraînant un coût écologique désastreux. 

Depuis 2010, les compagnies ferroviaires ont reversé 196 milliards de dollars de bénéfices à leurs propriétaires tout en n’investissant que 150 milliards dans la maintenance et le développement des infrastructures.

L’autre conséquence de la prédation des actionnaires est la dégradation stupéfiante des conditions de travail. Entre 1980 et 2020, le secteur est passé de 500 000 à 135 000 employés. Les trains s’allongent toujours plus, au point de s’étirer parfois sur cinq kilomètres, tout en étant opérés par de moins en moins de travailleurs. Ces derniers sont désormais soumis aux logiques de management néolibéral du “juste à temps” (Precision Scheduled Railroading, dans le jargon). Les employés de la BNSF doivent être mobilisables en 90 minutes, 24 heures sur 24, sept jours sur sept, 365 jours par an. Afin d’éviter l’absentéisme et les refus, les compagnies ferroviaires ont mis en place un système à points : chaque retard ou absence, y compris en cas d’urgence familiale ou médicale, entraîne la perte d’un point et d’un jour de congé. Un employé à court de points peut être mis à pied sans solde pendant trois semaines, la récidive entraînant généralement un licenciement. Résultat, les travailleurs du rail sont dans l’impossibilité d’organiser une vie de famille. La date de leurs vacances leur est imposée, et aucun congé sans solde ou arrêt maladie n’est autorisé. La sécurité au travail et les salaires qui stagnent s’ajoutent à cette pression continue.

Face au refus du patronat, 120 000 travailleurs syndiqués menaçaient de mettre l’économie du pays à l’arrêt.

La question des conditions de travail se trouvait logiquement au cœur des négociations salariales qui ont lieu tous les cinq ans. Face au refus du patronat, 120 000 travailleurs syndiqués menaçaient de mettre l’économie du pays à l’arrêt. De quoi donner des sueurs froides au Parti démocrate, à quelques semaines des élections de mi-mandat. La Maison-Blanche s’est directement impliquée dans les négociations en convoquant les représentants syndicaux et les directions. Dans la nuit qui a précédé le début du préavis de grève, un Joe Biden triomphal a annoncé la signature d’un accord : les syndicats ont obtenu une revalorisation des salaires de 24 % sur cinq ans (dont la moitié rétroactivement), un jour de congé payé supplémentaire et une prime d’environ 11 000 dollars par employé (10 000 euros). Warren Buffett passe à la caisse, la grève semble évitée, mais l’accord doit encore être soumis au vote des travailleurs syndiqués. Ces derniers, conscients de leur immense pouvoir de négociation et du rapport de force favorable, ne semblent pas s’en satisfaire…

Dans le public, des grèves titanesques repoussent les tentatives de privatisation de l’éducation et augmentent les salaires

Mardi 19 février 2019, dans l’État rural de la Virginie-Occidentale, impossible de trouver une école publique ouverte. Les enseignants sont tous en débrayage pour protester contre le projet de loi déposé au parlement local par la droite conservatrice. Le texte propose d’ouvrir l’État aux écoles sous contrats (“charter school”) et doit allouer une petite portion des impôts locaux à la subvention des écoles privées. Pour les enseignants du public, il s’agit d’un cheval de Troie inacceptable. Comme en 2018, ils se mobilisent immédiatement et sur tout le territoire pour fermer les écoles. L’effet est immédiat : le parlement vote en catastrophe le retrait de la loi

Au pays des privatisations massives, l’éducation fait partie des rares bastions qui échappent encore au marché. De la fondation de Bill et Melinda Gates à la famille DeVos (des milliardaires proches de Trump), tout le monde veut croquer sa part du gâteau. Le secteur est majoritairement géré à l’échelle des comtés et des États, et financé par les impôts locaux. D’où ces mobilisations territoriales pour défendre le système éducatif, sans cesse attaqué par les intérêts capitalistes. Cela donne les grèves victorieuses des enseignants de Chicago (2012) qui ont inspiré le mouvement “Red for Ed” (les États “rouges” – couleur du Parti républicain conservateur – pour l’éducation) parti de Virginie-Occidentale. En 2018, il s’étend dans de nombreux États (Arizona, Oklahoma, Colorado, Caroline du Nord) et obtient des victoires tonitruantes : retrait des textes visant à initier la privatisation, augmentation des salaires, alignement des retraites et assurances maladie sur l’inflation.

L’isolement et les barrières auxquelles sont confrontés les enseignants au jour le jour — la grève les a fait voler en éclat. Un torrent d’amour, c’est ce que j’ai ressenti au cours de ce mouvement. Il y avait un réel sentiment de communion et d’amour pour l’autre. Bien sûr, il est difficile de faire grève, mais une fois que vous êtes lancé, c’est exaltant.

 Arlene Inouye, présidente du principal syndicat d’enseignants

À Los Angeles, les enseignants obtiennent une hausse des moyens et des salaires en fermant les écoles du plus grand comté du pays pendant une semaine. Trente mille grévistes, soutenus par les parents d’élèves, défilent dans les rues du centre-ville. Après cette victoire, la présidente du principal syndicat d’enseignants déclare à la revue socialiste Jacobin : « L’isolement et les barrières auxquelles sont confrontés les enseignants au jour le jour — la grève les a fait voler en éclat. Un torrent d’amour, c’est ce que j’ai ressenti au cours de ce mouvement. Il y avait un réel sentiment de communion et d’amour pour l’autre. Bien sûr, il est difficile de faire grève, mais une fois que vous êtes lancé, c’est exaltant. Honnêtement, je ne pensais pas que les membres de notre syndicat auraient ce sentiment d’avoir autant de pouvoir. Je pense qu’aujourd’hui, chacun se dit « j’ai gagné, nous avons tous gagné ». Nous avons un immense pouvoir collectif. »

Contrairement à la fonction publique française, le taux de syndicalisation reste très élevé chez les fonctionnaires américains (plus de 30%, contre 18 % en France). Et cela se ressent. En janvier 2019, Donald Trump avait entamé un bras de fer législatif en suspendant la paie des fonctionnaires pour forcer les démocrates à voter le financement de son mûr. Les contrôleurs aériens ont débrayé quelques heures et immédiatement fait plier le président. 

Dans le privé, les travailleurs collectionnent les victoires

Il ne se passe plus une semaine sans que la presse américaine évoque la création d’un nouveau syndicat ouvrier. Starbuck, Trader Joe, Chipotle, Apple, Amazon et la chaîne de magasins de sport REI font partie des entreprises les plus citées. À ce mouvement de fond s’ajoutent des grèves spectaculaires. Fin 2021, dix mille salariés de John Deere (leader mondial des machines agricoles) répartis sur quatorze sites industriels ont conduit une grève d’un mois, stoppant la production. Ils ont obtenu gain de cause au troisième round des négociations, arrachant une hausse de salaire brut de 25 % sur six ans et une prime de 8 500 dollars par employé. Avant eux, 48 000 ouvriers de General Motors avaient arrêté le travail dans cinquante sites de production pendant six semaines. GM avait tenté de supprimer l’assurance maladie des grévistes, tandis que les chauffeurs routiers syndiqués des entreprises chargés de desservir les usines avaient refusé d’assurer les livraisons, en solidarité. Selon le Crédit Suisse, le constructeur automobile aurait perdu quelque cent millions de dollars de chiffre d’affaires par jour de grève, avant de céder. Les grévistes obtiennent une hausse de salaire de 14 % sur quatre ans et une amélioration de leur assurance maladie, entre autres. 

Fin 2021, dix mille salariés de John Deere (leader mondial des machines agricoles) répartis sur quatorze sites industriels ont conduit une grève d’un mois, stoppant la production. Ils ont obtenu gain de cause au troisième round des négociations, arrachant une hausse de salaire brut de 25 % sur six ans et une prime de 8 500 dollars par employé.

De même, suivant l’exemple des professeurs d’école de Los Angeles, 48 000 salariés et doctorants de la gigantesque UCLA (Université de Californie à Los Angeles) ont conduit une grève historique de 5 semaines et obtenu une hausse de salaire de 50%.

Ces grèves massives masquent de nombreux autres mouvements victorieux dans des entreprises plus petites. En 2022, le nombre de grèves était en augmentation de 39% et le nombre de créations de nouvelles délégations syndicales progressait de 50%, confirmant une tendance observée depuis plusieurs années. Parfois, la simple menace d’un débrayage suffit à obtenir satisfaction. Fin 2022, 15 000 soignants des hôpitaux du Minnesota devaient cesser le travail pendant trois jours. Ils ont obtenu une hausse de salaire de 15 % et une augmentation des effectifs. 

Les directions syndicales elles-mêmes sont de plus en plus fréquemment débordées par leurs bases, plus revendicatives et ambitieuses. Dans le fret ferroviaire, les travailleurs syndiqués ont majoritairement rejeté l’accord négocié avec l’aide de la Maison-Blanche et se sont auto-organisés pour porter la lutte au Congrès.

Comment une telle dynamique est-elle possible ? Lire la deuxième partie :


Christophe est l’auteur de Les Illusions perdues de l’Amérique démocrate (Vendémiaire, 2021). On peut le suivre via sa newsletter ici, et sur Twitter @PoliticoboyTX.