Au son de “grogne”, c’est de manière quasi instinctive l’image d’un moustachu pas content du tout du tout qui nous vient, a priori, en tête. Non, il ne s’agit pas du plombier intérimaire et immigré italien Mario Bros, mais bien du syndicaliste rougeâtre, cet étrange personnage qui risque de grogner à tout moment tel un sanglier enragé à deux doigts de charger.
Ce terme médiatique est utilisé afin de désigner des grévistes ou des manifestants en colère de leur condition ou d’une innocente petite réformette ultra-libérale à venir. Un étrange objet lointain aux yeux du journaliste parisien, pour qui le mécontentement est ici apathique, et les mouvements sociaux qui s’y rattachent sans autre finalité que l’insatisfaction ponctuelle. On attend que la “grogne” passe, en règle général, afin d’éviter qu’elle ne s’installe pas trop sur des ronds-points, par exemple.
Des exemples, en veux-tu en voilà, car on en trouve pelle dans les médias depuis de nombreuses années venant d’éditos, de Unes et de papiers journalistiques : “Craigniez-vous (sic) que cette grogne sociale ne s’étende dans le temps et se durcisse ?”, se questionne innocemment France bleu.“Mais parallèlement, la grogne sociale n’en finit plus de grimper en France”, “analyse” Europe 1 dans une remarquable retranscription d’interview lèches bottes du milliardaire et ami de Lagardère (actionnaire d’Europe 1) Bernard Arnault (actionnaire du Parisien). “La grogne gronde aux quatre coins du monde”, titre également France culture.
Au cours de mes études, j’ai travaillé plusieurs mois dans une émission politique de France Télévisions, à Paris. Certains et certaines journalistes se faisaient une idée lointaine et caricaturale d’une manifestation. Sur le terrain, ils pouvaient ramener des images génériques (mais évidemment pas du tout « militantes », à leurs yeux) : la poubelle qui brûle, les manifestants aux regards enragés et à l’attitude énervée, quasi bestiale, des “casseurs” … Pire : le présentateur et certains producteurs, n’allant jamais sur le terrain, se fabriquaient de leur bureau et au travers ces images une conception bien à eux de la manifestation. Par conséquent, le terme de “grogne sociale” revenait systématiquement, sans jamais le questionner, dans la mesure où le terme venait appuyer leur conception d’une manifestation : une bande de plouc énervée de manière ponctuelle, rien de plus, rien de moins.
Les synonymes du terme “grogne”, d’après le Larousse :
- Bougonnement – jérémiade – lamentation – murmure – pleurnichement (familier) – pleurnicherie (familier)
L’autre image qui nous vient instinctivement en tête à l’écoute du terme nauséabond de “grogne”, c’est l’enfant capricieux et pleurnicheur, le papy un peu “grognon” qui murmure tout seul dans sa barbe qui gratte. Par un effet de rebond, ce terme place les manifestants ou grévistes en position passive d’éternelles victimes plaintives sans autre aspiration ou finalité politique que … se plaindre de leur condition, et rien d’autre.
On serait presque tenté de lui préférer l’expression de “Colère sociale”. Presque, car comme le précise sa définition dans Le Larousse, il s’agit d’un “État affectif violent et passager, résultant du sentiment d’une agression, d’un désagrément, traduisant un vif mécontentement et accompagné de réactions brutales”. Que ce soit une “grogne” ou une “colère”, le sentiment est seulement passager, ponctuel, c’est-à-dire l’exact contraire de quelque chose qui pourrait s’installer sur le long terme, remettant clairement en cause une situation dans sa totalité (un système économique capitaliste financiarisé et politique, au hasard …)
“Quand j’entends l’expression répétée “grogne sociale” dans les médias, pour moi, c’est un peu court. Je préfère révolte sociale, car le vocabulaire est utilisé pour minimiser ce qu’il se passe”, analyse mon père Mustapha, syndicaliste depuis dix ans et gréviste plus d’une cinquantaine de fois. Révolte, selon le Larousse, signifie “Action violente par laquelle un groupe se révolte contre l’autorité politique, la règle sociale établie”. Des Gilets jaunes au mouvement social national du 5 décembre, on y est, on y sera ?