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Connaissez-vous les “internet checkpoints” ? Peut-être pas. Ces vidéos YouTube longues, remarquables tant par la musique qu’elles diffusent que les milliers de commentaires qu’elles comportent, doivent être trouvées par soi-même, au hasard d’une errance aux confins du web. En écrivant cet article, je brise déjà ce mythe des “internet checkpoints” : en théorie, on doit y arriver tout seul. Mais ce n’est pas ce qui est le plus intéressant avec ce phénomène du web, que je vais m’empresser de définir. Pour l’Urban Dictionnary, “l’Internet Checkpoint” est un endroit spécifique d’internet où des gens de tous horizons racontent où en est leur vie. Initié par l’utilisateur YouTube taia777 en 2012, la vidéo originelle a été supprimée de la plateforme pour des problèmes de droits d’auteur. (…) (elle est depuis à nouveau accessible ici) Les personnes arrivent sur la vidéo par hasard puis ils trouvent la magnifique collection de commentaires qui nous font réaliser qu’importe où nous vivons, nous sommes liés les uns aux autres quelle que soit notre nationalité ou notre ethnicité”. 

Depuis la disparition de la vidéo originelle, plusieurs plages audio ont pris le relais, dont celle-ci. Les commentaires portent particulièrement sur le deuil, les amitiés disparues, la nostalgie de temps plus faciles passées devant le jeu Donkey Kong Country 2.

Les checkpoints : l’heure du bilan

L’important, dans les “internet checkpoint”, ce sont les commentaires : ce sont eux qui font la magie de ces instants suspendus. Si l’on parle de “checkpoint”, c’est en raison de la teneur de ces commentaires : les “checkpoint” sont les moments d’un jeu vidéo où le joueur peut se détendre après une épreuve difficile (un combat, une traversée, une énigme etc.) et sauvegarder sa partie. Les commentateurs profitent des “internet checkpoint” pour faire un bilan des épreuves qu’ils ont dû affronter dans leur vie : un deuil, une rupture, la maladie ou, plus simplement, la difficulté de vivre sous le capitalisme. Des millions de personnes lisent les commentaires et des centaines voire des milliers prennent le temps de répondre, de compatir et d’encourager.

« Checkpoint: Funny how this appears at just the right time, isn’t it? Crushed under the weight of school, I’ve come to the point in my life where I once again find myself questioning what the point of it all is. » 

(“Checkpoint : c’est drôle comme les choses apparaissent pile au bon moment n’est-ce pas ? Écrasé par le poids de l’institution scolaire, j’arrive à un stade de ma vie où je me retrouve une fois encore à questionner le but de tout ça”)

« Checkpoint: I’m having an existential crisis. I’m 31 years old, with a mediocre job, without someone special, still living with my parents, fat, and I haven’t finished college yet. At least I could say that everything else is stable, since when I come back at my house, I can relax and play Videogames without worrying about anything else. I will try my best to lose some weight, and try to finish college. I won’t give up. I will update in 3 years. Guillermo G. February 23, 2020, 5:17PM (Greetings from Mexico)« 

(“Checkpoint : j’ai une crise existentielle. J’ai 31 ans, un boulot médiocre, personne dans ma vie, je vis encore chez mes parents, je suis gros et je n’ai pas fini l’université. Au moins je peux dire que les choses autour de moi sont stables puisque quand je rentre chez moi je peux me détendre et jouer aux jeux vidéos sans me soucier de quoi que ce soit d’autre. Je vais faire de mon mieux pour perdre un peu de poids et finir l’université. Je ne vais pas tout laisser tomber. Je mettrais ce commentaire à jour dans 3 ans. Guillerma G, 23 février 2020 à 17h15 (Salutations du Mexique)”)

L’effet “checkpoint”, ce n’est pas seulement la reviviscence de souvenirs chaleureux plus ou moins enfouis. C’est la comparaison entre ce moment à jamais disparu et sa vie telle qu’elle est devenue. Qui suis-je désormais, après toutes ces années ?

« Checkpoint: Trying to live. My rapist is getting out of prison soon. My father ruined my entire childhood and he only got 7 years. 7 years of “good behavior” and a lifetime of pain. I’m so tired. . Edit: i’ve never seen kindness like this before. I’ve never seen people be so kind and supportive with someone they don’t even know. I’m trying as hard as I can to get through life. I hope you are all doing okay and that you make it through life too. You made me remember that there are good people, thank you.« 

(“Checkpoint : j’essaye de survivre. Mon violeur sort de prison bientôt. Mon père a détruit toute mon enfance et il n’a été condamné qu’à 7 ans de prison. 7 ans de “bonne conduite” et une vie entière de douleur. Je suis si fatigué. Edit : je n’ai jamais connu une telle gentillesse auparavant. Je n’ai jamais vu des gens aussi gentils et encourageant avec quelqu’un qu’ils ne connaissent même pas. J’essaie vraiment de tenir le coup autant que je peux. J’espère que vous allez tous bien et que vous vous en sortez aussi. Vous m’avez fait me souvenir qu’il y a des gens bien, merci”.)

Depuis la vidéo originelle, qui contient une partie de la bande originale du jeu vidéo “Donkey Kong Country 2” (1995),  plusieurs musiques mises en vidéo sur Youtube sont devenues des “internet checkpoints”. La pratique ayant été créée par des anonymes et ne répondant à aucune règle institutionnalisée, elle n’est labellisée par personne. On peut noter que, le plus souvent, ce sont des musiques tirées de la bande-originale de jeux vidéos à succès, ce qui a toute son importance, puisque les commentaires portent souvent sur la nostalgie qu’elles installent chez ceux qui les écoutent.

L’effet “checkpoint” vient précisément de là : en écoutant la bande originale d’un jeu vidéo auquel vous avez joué des dizaines et dizaines d’heures pendant votre enfance, adolescence ou jeunesse, vous renouez avec les sensations et l’état d’esprit que vous aviez à ce moment-là. Le terme de “madeleine de Proust”, en référence à un passage magnifique et célèbre de l’œuvre de l’écrivain du même nom, serait un peu galvaudé pour décrire le phénomène. L’effet “checkpoint”, ce n’est pas seulement la reviviscence de souvenirs chaleureux plus ou moins enfouis. C’est la comparaison entre ce moment à jamais disparu et sa vie telle qu’elle est devenue. Qui suis-je désormais, après toutes ces années ? Les millions de joueurs de “Donkey Kong Country 2”, qui étaient donc enfants dans les années 90 et jeunes adultes au moment de la mise en ligne de l”internet checkpoint originel, ont donc été confrontés à ce petit choc existentiel.

Depuis, les checkpoint se sont multipliés, avec des jeux plus récents. J’aime particulièrement celui tiré de la bande originale du jeux Minecraft (alors que je n’y ai jamais joué), “Infinite Amethyst”. Dans Minecraft, les joueurs bâtissent leur propre univers. Écouter la musique des années après leur rappelle ces temples de créativité et de sérénité qu’ils ont dû délaisser pour la violence de la vie moderne. 

Dans cette vidéo qui propose un titre phare de la bande originale de Minecraft, de jeunes adultes ou des adolescents racontent leurs doutes existentiels et leur appétit intact pour la vie et les autres.

“I had a long relationship with someone. a relationship with so many ups and down and challenges to put into nice terms, but me and her played this Minecraft world. In the new cherry grove biome, we built this huge house with cats, dogs, rabbits basically every step in the house. We might not be together anymore, but this music brings me back. After listening to this i almost cried. I might not like her as much anymore, but I’m so thankful for the good times we’ve had. And thanks to this game.”

(“J’ai eu une relation longue, une relation avec énormément de hauts et de bas, de difficultés, mais elle et moi jouiions à Minecraft. Dans le nouveau monde des cerisiers, nous avons bâti cette immense maison avec des chats, des chiens, des lapins absolument partout à l’intérieur. Nous ne sommes plus ensemble désormais mais cette musique me ramène à cette époque. Après l’avoir écouté j’ai presque pleuré. J’ai beau ne plus l’aimer autant maintenant, je suis reconnaissant des bons moments que avons eus ensemble. Merci à ce jeu”.)

“Checkpoint 6/8/2024 : Work sucks. I just came to terms with the fact that looking for a new job isn’t going to make me happier either; I love what I do, but I can’t stand my boss. I’d rather put up with their BS on occasion and keep doing what I love.

Life has a way of being bittersweet though. I’ve adopted a dorky cat that’s my best friend, my family and friends are really stepping up and supporting me though this whole predicamnet, and I’m just happy with all the people I’m around (outside from my boss, go suck a lemon!)

So here I am at 1 AM, listening to the most relaxing song in the world, reading comments from complete strangers, juxtoposition of monkeys in ties and some of the most gut wrenching stories people have to share. It’s a strange moment of calm. Keep at it wonderful strangers, i believe in you all!”

(Checkpoint 8 juin 2024 : le travail ça craint tellement. Je suis arrivé à la conclusion que changer de travail ne me ferait même pas être plus heureux. J’aime ce que je fais mais je déteste mon chef. Je suis prêt à supporter leur bullshit de temps en temps et continuer à faire ce que j’aime.

La vie est quand même douce-amer. J’ai adopté un chat un peu stupide qui est devenu mon meilleur ami, mes proches sont présents et me soutiennent dans cette période difficile et je suis content des gens qui m’entourent (en dehors de mon chef, va te faire voir !)

Me voilà donc à 1 heure du matin, à écouter la musique la plus relaxante du monde en lisant les commentaires d’absolus inconnus, connaître les histoires les plus déchirantes de cette foule d’anonymes. C’est un étrange moment de calme. Tenez bons, magnifiques étrangers, je crois en vous tous !”)

La nostalgie de l’enfance contre la vie capitaliste

J’ai longtemps un peu méprisé la nostalgie de l’enfance ou de l’adolescence. D’abord parce qu’elle n’est pas à la portée de tout le monde. Pour un nombre incalculable d’enfants, cette période est synonyme d’aliénation, de violence, voire de faim et de peur. La société capitaliste, a fortiori guerrière, maltraite et méprise les enfants, trop improductifs, trop irrationnels. La façon dont des jeunes vies sont broyées à Gaza dans l’indifférence de toute une partie de l’élite européenne dite “humaniste” montre bien à quel point même la mort et la souffrance d’enfant n’arrête pas le capitalisme et le colonialisme. 

La mémoire de notre enfance et, d’une façon générale, la nostalgie, peut-elle nous sauver de l’aliénation morale que nous impose notre vie d’adulte sous le capitalisme ? 

Cette plage audio issue de la bande originale du (très beau) jeux vidéo Outer Wilds ne constitue pas véritablement un checkpoint puisque les commentaires portent principalement sur le jeu lui-même, les expériences fortes que les joueurs ont pu vivre et les leçons qu’ils en ont tiré.

La mémoire de notre enfance et, d’une façon générale, la nostalgie, peut-elle nous sauver de l’aliénation morale que nous impose notre vie d’adulte sous le capitalisme ? 

Une chose est sûre : la classe dominante nous invite rarement à faire des “checkpoints”, c’est-à-dire des retours critiques sur soi, sur son chemin parcouru et sur ses aspirations réelles. On nous demande plutôt de croître, de progresser, d’avoir des “projets” et regarder vers le passé est perçu comme une preuve de faiblesse, une dangereuse incapacité à “aller de l’avant”. La culture des “internet checkpoints” va à l’encontre de cette injonction. Les milliers de gens, partout dans le monde, qui racontent où ils en sont dans leur vie et ce qu’écouter ces bandes originales de jeux de leur enfance leur fait acceptent de ne pas “aller de l’avant” à tout prix et dans n’importe quelle condition. Cette contre-culture de la nostalgie, du doute, de l’interrogation existentielle montre que si internet a été largement marchandisé, contrôlé et régulé par les Etats, les milliardaires et les grandes entreprises, il est si vaste que de nombreux endroits cultivent la solidarité et la gratuité. Les “internet checkpoints” font partie de ces îlots de résistance et de liberté.


Nicolas Framont



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