En France, on déteste davantage les députés que les patrons. Et quand on n’arrive pas à boucler ses fins de mois, c’est auprès de l’Etat qu’on vient exiger de l’argent, pas auprès de son employeur ou de son DRH. Intouchables entreprises privées est une enquête en 4 épisodes, publiée entre le 17 et le 21 juin 2019, sur l’idéologie de l’entreprise reine et de la résignation du salarié sujet :
Episode I : Quand le contribuable paye pour le MEDEF
La réalité politique et sociale d’entreprises épargnées par la vindicte populaire et la régulation politique a été illustrée par le mouvement des gilets jaunes et par les quelques mesures politiques qui ont suivi : c’est à notre système fiscal, effectivement injuste, que des comptes ont été exclusivement demandés. Ce sont nos politiques qui ont été principalement ciblés. Et à la fin, c’est le contribuable qui a payé pour l’augmentation de la prime d’activité auxquels ont droit les petits salaires, c’est le bénéficiaire de la sécurité sociale que nous sommes tous qui a permis l’exonération des heures supplémentaires. A cela s’ajoute la « prime Macron », cette somme facultative et au montant libre d’argent que chaque employeur a pu verser à ses salariés au début de l’année, sans s’acquitter d’impôt ou de cotisations sociales. Le patronat et les actionnaires français et internationaux sont passés entre les gouttes d’un des plus long mouvement social de notre histoire : presque personne ne leur a demandé de mettre au pot commun.
Un patronat peu inquiété par le mouvement social, choyé par les forces politiques
Peu inquiété par le dernier mouvement social en date, le patronat ne l’est guère davantage par les politiques institutionnelles : le gouvernement actuel lui déroule le tapis rouge. En deux ans, il l’a exonéré de toute une partie de cotisations sociales sur les salaires jusqu’à 1,8 SMIC (donc une grande majorité des salariés) et a considérablement allégé les contraintes juridiques qui pèsent sur lui. Et dans l’opposition, pas grand monde ne s’élève contre cet état de fait. Si les envolées lyriques contre « la finance prédatrice » ou les « 1% » sont monnaie courante, elles n’engagent pas à grand chose et surtout ne semblent pas contredire un discours globalement bienveillant sur « nos TPE-PME », « nos start up innovantes » et “nos grands groupes” qu’il faut aider et favoriser. Jusqu’à la gauche radicale, on se garde bien de crier haut et fort ses projets alternatifs pour le monde de l’entreprise privée : plus personne ne semble évoquer un horizon politique qui irait au delà du système actuel où « les Français [sont] rois dans la cité et (…) laissés serfs dans l’entreprise » pour reprendre une citation célèbre de Jean Jaurès.
Le résultat est par conséquent le suivant : nous payons tous pour ce que qui constitue d’énormes subventions annuelles en faveur des entreprises privées. Nous payons en tant que contribuable par nos impôts et nous payons en tant que travailleurs par nos salaires qui stagnent, quand nous avons la chance d’en avoir un régulier. En 1980, en moyenne 9 jours travaillés par an et par travailleur finançait directement les actionnaires. En 2012, c’est 26 jours de travail qui financent le capital. A cela s’ajoute les impôts que nous payons et nos services publics qui se dégradent pour rendre possible l’exonération fiscale et sociale dont bénéficient désormais les entreprises. Comment un tel rapt a pu être possible ?
Du sarkozysme au macronisme, les entreprises privées : premières bénéficiaires
Pour le coup, il ne s’en est pas caché. Durant sa campagne, Macron est allé draguer et soutirer des dons au patronat mécontent des lois françaises et aux actionnaires insatisfait de sa fiscalité. Multipliant les dîners, lunch et autres petit déj de levée de fond, il s’est notamment attardé à Londres, où il a obtenu le soutien actif des patrons de la « French Tech ». Tels les aristos exilés de la Révolution Française, piaffant d’impatience pour le retour de la monarchie, un quarteron de patrons français s’était installé à Londres depuis plusieurs années, pour bénéficier du laxisme britannique en matière de législation des entreprises : très faible imposition, droit du travail au rabais… Au sein d’un club très sélect présidé par le patron du numérique Albin Serviant (désormais propriétaire du magazine Têtu), a été réuni pour Macron un tas de patrons en attente d’un contexte plus favorable pour revenir en France. Dans la même logique, le candidat Macron s’est rendu à des dîners organisés notamment par le patron de Celio, Marc Grossman, dans la banlieue chic de Bruxelles, pour rencontrer le gratin du patronat et de l’actionnariat français domicilié en Belgique pour échapper à l’Impôt de Solidarité sur la Fortune – Nos riches sont ainsi : ils choisissent leur pays de résidence personnelle ou de siège social en fonction de ce que leurs lois ont à leur offrir. Macron a fait des promesses, pour encaisser des chèques. Durant la campagne, son équipe a nié avec vigueur être financée par des riches, et la presse a complaisamment relayé le mensonge d’une campagne financée par un « une quantité de petits et moyens donateurs ». Nous avions dès avril 2017 enquêté sur ces levées de fond, d’autres magazines l’ont fait peu à peu. Désormais, tout le monde le sait, mais il est trop tard.
Toujours est-il qu’une fois arrivé au pouvoir, c’est pour ces soutiens de taille que les premières mesures du président ont été prises : ses premières lois à sujet économique et social – les ordonnances réformant le code du travail et la loi de finances pour 2018 – ont satisfait les deux groupes de soutiens : riches souhaitant payer moins d’impôts, patrons voulant traiter leurs salariés comme bon leur semble, souvent les deux à la fois : tous ont été comblés. La loi de finance a mis en place une harmonisation de la fiscalité sur le capital fort avantageuse pour les actionnaires, et une suppression de l’Impôt de Solidarité sur la Fortune, transformé en impôt taxant uniquement le patrimoine immobilier, et non plus financier. Des milliards ont été ainsi transféré aux bourgeois (entendu comme « ceux qui possèdent les moyens de production », pas simplement les gens qui ont le même accent que Valérie Lemercier dans « Les Visiteurs »), comme nous l’expliquions ici.
Retour sur investissement des donateurs et soutiens de Macron :
Dans la loi de financement de la sécurité sociale pour 2018, puis dans celle pour 2019, l’année suivante, Macron et ses ministres ont parachevé l’œuvre du gouvernement précédent pour ce qui est de la contribution des entreprises à notre protection sociale : le CICE (Pour « Crédit d’Impôt Compétitivité des Entreprise »), ce crédit d’impôt mis en place sous Hollande et coûtant la bagatelle de 20 milliards d’euros par an aux contribuables, a été inscrit dans la loi : cette mesure provisoire est devenue définitive, et a été « transformée en baisse de charges » en 2019 : traduit en langage réel, ça signifie qu’alors que les patrons devaient jusqu’à présent financer, par le biais de cotisations patronales sur chaque salaire de leurs employés, notre protection sociale (assurance maladie, retraite, chômage etc.), cette contribution n’est plus due, exceptée sur les gros salaires (c’est à dire une minorité de la masse salariale française).
Sympa pour les employeurs et pour les actionnaires qui bénéficient d’un « coût du travail » moins élevé, comme ils disent. Moins sympa pour le contribuable et le bénéficiaire de la sécurité sociale : car pour compenser ces vingt milliards en moins, c’est l’État qui paye à la place des employeurs. Et pour ça, il a deux leviers : taxer davantage la population et lui offrir des services publics et sociaux de moindre qualité. Autant dire que la situation catastrophique des urgences que le pays connaît actuellement, avec des gens qui meurent à force d’attendre leur tour et des soignants qui se suicide, découle directement de cette orientation prise par les gouvernements successifs. Et autant dire aussi que la taxation prétendument écologique sur le diesel, l’augmentation de la CSG des retraités ou autres taxes injustes sont des bricolages menés par des hauts fonctionnaires mis par le gouvernement devant cette équation impossible : comment continuer à faire tourner la société quand on a cessé de demander à ceux qui ont la plus grosse part du gâteau de contribuer au pot commun ?
Exonéré de ses obligations fiscales, le patronat est maintenant épargné de ses devoirs sociaux :
Cette énorme opération d’exonération fiscale des entreprises privées et de leurs actionnaires s’est accompagnée d’un terrible mouvement d’exonération juridique et sociale des employeurs. Les ordonnances travail, appliquées dès septembre 2017, ont parachevé dix ans de destruction du code du travail par les gouvernement successifs, qu’ils soient de droite, « de gauche », ou « ni de droite ni de gauche » : Il y a encore trente ans, un patron devait demander une autorisation administrative pour licencier quelqu’un. Désormais, il peut évoquer un motif économique quel que soit ses difficultés réelles pour licencier comme bon lui semble. Cerise sur le gâteau, dans ces mêmes ordonnances Macron : s’il licencie sans motif (« sans cause réelle et sérieuse », dit le Code du travail) et qu’il est jugé au Prud’hommes pour ça, il peut désormais connaître à l’avance ce qu’il va devoir payer. Une façon, confesse le gouvernement, de réduire « l’insécurité juridique » qui pesait sur les employeurs et les angoissait. Commettre une infraction mais savoir à l’avance combien ça va coûter : autant dire que virer quelqu’un n’a jamais été aussi facile.
Et qui dit virer plus facilement, dit gouverner plus tranquillement, avec ses salariés-sujets plus dociles. Non seulement le gouvernement de Macron a augmenté les possibilités des employeurs et réduit ses obligations juridiques mais en plus il a affaibli les quelques contre-pouvoirs dont disposent les salariés : les Comité d’Hygiène et de sécurité (CHSCT) ont été fusionné avec les Comités d’Entreprise, et leurs prérogatives et nombre d’élus réduits. Les prérogatives des syndicats ont également été réduites. Bref, si la loi El Khomri de 2016 avait été un beau cadeau pour les patrons, les ordonnances travail ont été le jackpot. Les salariés peuvent déjà sentir les effets de tout ça : c’est quand la dernière fois que vous avez vu un médecin du travail ? Tout le volet santé et sécurité du droit du travail a été vidé de sa substance, comme nous le montrions dans une précédente enquête. Partout en France, la souffrance au travail augmente. La précarité du travail, la soumission des salariés flippé du chômage aussi. Tout ça on peut tous le ressentir au quotidien, le voir chez nos proches, le connaître dans les statistiques alarmantes qui sortent chaque année.
Comment de telles régressions, qui touchent la majorité de la population, ont-elles pu passer aussi facilement ? Car certes, des manifestations et quelques grèves ont eu lieu, on se souvient de Nuit Debout ou des grandes marches de l’automne 2017, mais clairement les atteintes au droit du travail ont moins déchaîné les passions que les augmentations d’impôts sur le carburant ou les pensions des retraités. Lesquelles sont aussi un effet direct de toutes ces politiques qui ont consisté à faire payer le contribuable à la place du patron. Mais pour beaucoup de gens, c’est « l’Etat » qui nous plume et se gave sur notre dos, les doigts plein de caviar au restaurant de l’Assemblée Nationale. Or, si l’Etat nous plume, c’est parce qu’il a arrêté de taxer les patrons et les actionnaires.
Toute cette opération de soutien législatif et financier aux entreprises privées- d’une ampleur inédite dans l’histoire de notre pays -, a été rendue possible par une puissante propagande pro-entreprise mobilisant deux grands mythes : le mythe des petites entreprises qui galèrent, et la fable des start up qui innovent.