Les temps sont durs, dans le pays comme à votre travail. N’attendez pas le messie électoral ou l’insurrection finale, devenez un combattant de l’intérieur ! Pour vous y aider, voici le début de notre manuel.
Après tout, les cadres dirigeants ont leurs guides pour « devenir un leader ». Les DRH ont leurs formations pour « gérer les conflits ». Les rentiers ont des conseillers pour « faire fructifier leur patrimoine ». Et nous, qu’avons-nous pour les combattre ? Des livres d’histoire. Les militants sont en effet devenus archivistes : on nous bassine avec les Trente Glorieuses, les grands syndicats dans des usines où se côtoyaient des milliers de travailleurs, toujours prêts à braver l’autorité du patron qui avait la frousse. On nous vend la jeunesse des années 1970 avec ses cheveux longs et ses grandes idées. On nous raconte le PC sous George Marchais, c’était quelque chose. D’accord, mais concrètement qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Je suis très heureux que la Commune de Paris ait eu lieu, nettement moins que les communards se soient tous fait massacrés, mais ça ne m’aide pas plus que ça quand je vais travailler chaque matin et que je subis, comme la majorité de mes semblables, un système capitaliste qui se porte bien merci, et qui poursuit sa course inlassable. Notre époque n’est pourtant pas en reste d’idéaux et de contestation. D’abord parce que nous aussi nous avons eu nos grands mouvements sociaux qui nous ont montré que les grandes confrontations ça fonctionne encore.
Mais avons-nous nos livres, nos bibles, nos étendards pour partir chaque matin le poing levé ? Voyons voir, que nous a-t-on sorti ces dixdernières années pour défier l’élite et ses chiens de garde ? Nous avons eu d’abord Indignez-vous ! : l’opuscule, au top des ventes, écrit par un glorieux résistant pour dire à la jeunesse qu’en cas d’occupation nazie il faut devenir résistant et surtout qu’il ne faut jamais céder devant l’injustice dans la rue, au travail et bien sûr, dans la politique – comme nos n’ont pas cédé devant la barbarie. Deux ans après son triomphe éditorial, le vieux résistant a soutenu le Parti socialiste qui, actuellement au gouvernement, se fait le serviteur lâche, et fier de l’être, des puissants de ce monde. Puis nous avons eu L’insurrection qui vient : un traité gaucho-mystique proposant une analyse du monde contemporain par cercles concentriques, à la fois extrêmement prétentieux et terriblement difficile à lire et nous expliquant, comme son nom l’indique, que l’insurrection n’allait plus tarder. Comment le savent-ils ? Précisément grâce à l’explication métaphysico-bizarre qui précède leur prophétie. Il n’y a plus qu’à attendre.
Les voilà donc nos grands manifestes contemporains, ou du moins ceux qui ont réussi à percer en dehors des cercles d’initiés. L’un nous dit de crier au scandale et de signer des pétitions à la pelle, pour les Droits de l’Homme, les poulets au grain, contre la faim dans le monde, tout ce que vous voulez, et l’autre nous dit d’attendre, car ça va péter et sévère.
Et sinon concrètement on fait quoi ? Parce que pendant ce temps, soit vous y êtes depuis un bail, soit vous y voilà : où ça ? Dans cette institution, cette administration, cette entreprise, où vous allez généralement passer plus de 35 heures par semaine et laisser une grosse partie de votre disponibilité mentale et de votre colonne vertébrale.
Or, sauf si vous êtes cyniques depuis votre naissance, vous avez eu des idéaux ou du moins le goût du travail bien fait. Mais voilà que ça commence, vous réalisez que le service public que vous devez mener, que la production ou la création à laquelle vous devez contribuer sont détournés, malmenés, qu’ils s’éloignent considérablement de ce que vous aviez pu imaginer.
Le monde des études ou du lycée nous a présenté le monde professionnel comme un agencement harmonieux d’acteurs travaillant les uns avec les autres, avec une conscience de l’importance de leur mission, pas dupes du caractère commercial de leurs échanges mais tout de même motivés par autre chose que le seul appât du gain. « Quelle est votre vocation ? », « Révèle ton talent » nous bassinent les conseillers d’orientation et leurs affiches dès le collège, en nous faisant espérer une adéquation entre nos goûts, nos rêves et notre futur emploi… L’entrée sur le « marché du travail » nous fait mettre au placard ces idées bien trop naïves. C’est à ce moment-là que la révolte toute théorique des jeunes gens se transforme en frustration. Car à de rares exceptions près, les métiers sont détournés d’une quelconque prétention à la solidarité ou à la beauté par un système économique qui vise à l’accumulation et à la rentabilité maximale. Plus des entreprises sont rachetées par des fonds de pension ou des investisseurs institutionnels, plus le spectre des 15 % d’intérêts par an vient dégrader les conditions de travail de leurs salariés et le sens que ceux-ci peuvent donner à leurs tâches. Cette logique s’immisce dans les services publics ou les secteurs à but non-lucratif comme l’éducation ou l’énergie. Ingénieur informaticien ? Vous allez concevoir des ordinateurs hyper puissants mais dont la durée de vie est à dessein limitée. Prof ? Vous n’allez pas pouvoir combattre l’échec scolaire car on vous confiera 35 élèves par classe. Ouvrier dans le bâtiment ? Vous serez divisés, précarisés, changeant d’équipe perpétuellement et mis sous pression par des contremaîtres désireux de réduire les délais au détriment de tout le reste.
Le capitalisme existe depuis près de deux siècles. Avec lui, le salariat. Il est donc certain que la perte de sens et la souffrance au travail ne datent pas d’hier. Pourtant, il y a eu une extension des zones d’application de la logique financière. Dans des secteurs auparavant épargnés, la règle de la rentabilité a progressivement remplacé, ces trente dernières années, celle du service rendu. L’utilité financière a remplacé l’utilité sociale dans l’énergie ou les services publics ou encore dans le moindre aspect de la vie des entreprises. À mesure qu’on externalise, rationalise, qu’on rend attractif et compétitif, plus corporate et moins familial, il est devenu rare de trouver un lieu de travail qui ne génère pas souffrance et dégoût. Et personne ne peut se satisfaire de ça, sauf ceux qui récupèrent la mise à la fin. Pour eux c’est tout bénef mais pour vous et ceux qui travaillent, c’est toujours plus lourd à supporter. Une fois que vous avez saisi qu’il n’y a pas de domaine professionnel miraculeusement épargné par la logique libérale que vos élus – mitterrandiens, chiraquiens, sarkozystes, hollandistes, vallsiens, vous pouvez confondre les noms ça n’a aucune importance – ont étendu un peu partout pour « booster la croissance » et « augmenter l’emploi », avec le succès que l’on sait, il faut faire un choix.
Lorsque que vous avez constaté que chaque branche a ses sangsues, que tout est bien rôdé pour faire des produits jetables mais rentables, polluants mais faciles à écouler, et que vous n’aurez généralement pas votre mot à dire, plusieurs possibilités s’offrent à vous :
Se résigner à avoir un boulot stressant, frustrant ou ennuyeux, attendre que ça se passe, prendre des anxiolytiques si besoin et passer vos journées à penser à vos prochaines vacances. C’est la solution retenue par beaucoup de Français. Que faire quand vous n’aurez plus le budget pour partir ? Quand votre travail vous broiera les nerfs ou fera de vous un légume avant que vos antidépresseurs ne s’en chargent ? Quand sera-t-il temps de songer à se battre ?
Monter sa petite entreprise, être indépendant. C’est logique que ça tente du monde. Ne plus avoir de chefs sur le dos, gérer soi-même son budget, ses horaires. C’est encouragé par l’État, notamment par la création récente du statut d’auto-entrepreneur, et par une bonne partie des banques. Le souci, c’est le risque de devenir esclave de son banquier après l’avoir été de son patron. Sans capital de départ conséquent, vous prenez le risque de la faillite et des dettes. Plus de mutuelle, plus de congés payés. Une liberté chèrement acquise et bien précaire. Et si vous réussissez, vous affrontez le risque de devenir à votre tour un chef, celui qui paiera comme les autres ses employés au SMIC pendant des années parce que « c’est la conjoncture, tu comprends ».
Partir, se retirer de la société. Certains choisissent cette option. La vie sociale étant trop injuste, ils décident d’y contribuer le moins possible. Ils partent à la campagne, ils montent des squats, des festivals alternatifs. Parfois ils réaniment des villages, cherchent à construire une vie locale conforme à leurs valeurs. Cette position est compliquée, car elle coupe ses partisans du reste de la population. Souvent caricaturés à l’extrême, parfois se caricaturant eux-mêmes, ceux qui choississent cette voie ne sont pas forcément faciles à imiter. On peut tout simplement n’en avoir ni les moyens, ni l’envie.
Il y a ceux qui choisissent de changer des choses par la voie politique. Assumant le jeu des urnes et des parlements au risque d’y laisser des plumes idéologiques, ils pensent pouvoir subvertir les institutions et ramener l’État au service de l’intérêt général. Un travail de longue haleine, exigeant leurs soirées et leurs vacances, au sein de collectifs plus ou moins hiérarchisés qui, tandis qu’ils gravissent les pentes du pouvoir, se coupent de leur base et favorisent ambitieux et beaux parleurs. Leur métier n’est plus qu’une activité secondaire. Ils y sont le « gauchiste de service » mais peuvent pourtant laisser les choses se faire sans réagir et certains vous sortent à chaque fois la leçon selon laquelle une fois qu’ils auront obtenu un grand changement au niveau national, toutes ces petites affaires seront automatiquement résolues. C’est un pari risqué, car en attendant se joue sous leurs yeux ce qu’ils prétendent combattre, et cela cause plus de souffrance et d’injustices que leurs tracts n’en réparent.
Enfin, vous pouvez vous dire qu’il y a quelque chose à faire, à votre niveau, pour gripper l’engrenage. Sans doute que ça ne va pas changer le monde, mais ça évitera à vous et à vos collègues de voir la situation se dégrader. Cela redonnera confiance dans l’action collective et, ce faisant, démontrera la possibilité de résister et de changer les choses, ici comme ailleurs. Il ne faut pas attendre d’avoir trouvé la solution miracle pour s’élever contre l’injustice quand elle est là. Cela ne vous empêche pas, par ailleurs, d’être un militant politique ou de sortir de la société quand vous le pouvez, pour imaginer d’autres formes de vie. Mais vous décidez que vos combats et vos idées ne doivent s’arrêter nulle part et ne pas en rester à quelques domaines que vous choisiriez pour exercer votre sens des responsabilités. Vous pourriez faire pousser les courgettes les plus bio, ça ne vous excuserait pas d’obéir à un ordre injuste. Vous pourriez donner 10 000 € par mois à Action contre la Faim, ça ne fera pas moins de vous un lâche si vous fermez les yeux sur ce qu’il se passe en bas de chez vous.
Cette dernière solution consiste à devenir un combattant de l’intérieur. Quelqu’un qui prend acte des injustices continuelles et qui choisit de se battre ici et maintenant. Revenu des petits livres rouges et des réunions de concertation, il sait que l’élite ne se combat pas uniquement dans les idées, mais aussi au quotidien, partout où elle impose sa loi. Et cette loi, sur le lieu de travail, c’est le chef qui l’incarne. C’est donc lui que le combattant de l’intérieur cherche à combattre, en établissant des collectifs, en unissant ses collègues, en ne négociant qu’en position de force, en ne cédant pas à la menace.
Les combattants de l’intérieur, dans une société où le travail engendre dépression et suicide, peuvent sauver des vies. Dans un monde où les collectifs ouvriers ont été quasi-anéantis, il peut rétablir de la solidarité là où régnait le chacun pour soi encouragé par les nouvelles méthodes de management. Là où règne l’opacité sur les budgets et les effectifs, il peut partager les informations pour réellement permettre le débat. Pas pour établir une entreprise éthique et vertueuse à la sauce Montebourg, mais pour redonner prise à la contestation et au renversement du pouvoir.
Les conséquences des actes d’un combattant de l’intérieur peuvent aller d’instaurer une ambiance moins pourrie à la cantine à provoquer un mouvement social victorieux qui, comme le 25 mai dernier pour les ouvriers de l’usine de thé Fralib, peut transformer une entreprise capitaliste en coopérative où pouvoir et initiatives sont partagés équitablement entre ses travailleurs. Ce genre de victoire est rendu possible par le travail en amont de gens qui n’ont pas attendu la phase officielle de négociation pour savoir à quelle sauce ils allaient être mangés et par quels moyens il était possible de renverser la situation. Syndicaliste, lanceur d’alerte ou agitateur occasionnel, le combattant de l’intérieur n’est pas un professionnel, il choisit de faire ce qui lui semble juste et il n’attend pas d’en avoir le titre. Il pratique donc l’insurrection au quotidien et non celle qui vient. L’indignation en acte et non en opuscule.
L’objectif est clair : vous devez modifier le cours des choses. Changer les conditions de travail, vous opposer à une décision qui les empirerait, modifier une politique qui dégrade selon vous le sens et l’intérêt de votre travail. Pour y parvenir, vous devez établir un rapport de force. Son principe est simple : pour obtenir un changement, une bonne argumentation ne suffit pas, ni des bons sentiments. Vous devez prouver à vos adversaires que vous êtes puissant et déterminé, qu’ils ont des plumes à laisser. Le premier adversaire que vous aurez à affronter, toutefois, c’est vous. Car il est probable que vous ne vous sentiez pas légitime à agir, ni capable, ni compétent. Ce n’est en effet pas un rôle facile à assumer. Cela demande d’avoir l’estomac bien accroché, un brin d’organisation mais aussi une bonne dose de confiance en soi.
Regardez les membres de l’élite.
Les grands patrons, hauts fonctionnaires, possédant à eux seuls plus de richesses et de pouvoir que la majorité de la population. Regardez aussi ceux qui en constituent la cour, ces notables venant des professions libérales ou bien ceux qui font la courroie de transmission dans les entreprises, les médias, les ministères et les administrations. Vous croyez qu’ils se posent les mêmes questions de légitimité que vous quand vous allez dire à votre chef que ça ne va pas comme ça ? Vous croyez qu’ils se demandent s’ils ont les compétences nécessaires pour savoir si ces réductions de salaires sont oui ou non indispensables à la survie de l’entreprise, comme vous le faites ?
Bien sûr que non. Les membres de l’élite économique sont des gens sûrs de leur légitimité. Ils font des études où on leur bourre le crâne avec leur prétendue excellence alors que pourtant, à HEC ou à Science Po, ils passent le plus clair de leur temps à organiser des soirées et à assister à des conférences lénifiantes sur tout et sur rien. Leur vie est une succession de buffets à volonté, d’apéritifs « offerts par la maison », d’hôtes ou d’hôtesses d’accueil tout sourire qui les font se sentir importants et séduisants.
Un député se prend-t-il autant la tête que vous sur sa légitimité quand il s’exprime sur les chiffres du chômage ? François Lenglet, l’expert-à-tout-faire de France 2, en sait-il plus que vous quand il annonce qu’il faut faire des économies ? Non, il a lu les journaux sur Internet, en a fait une belle tambouille et a rajouté ses opinions politiques. Une bonne partie des chefs improvisent comme François Lenglet. Ils ont juste le bon Power Point pour en mettre plein la vue. Ils ont en plus des infos auxquelles les salariés n’ont pas accès, mais rien de magique là-dedans. Si vous pouviez mettre le nez dans leur budget prévisionnel, vous verriez bien comment ils partagent le gâteau. Vous avez déjà essayé de discuter économie avec un étudiant d’HEC ? Il récite son manuel de libéralisme avec un air bêta et une grande dose d’auto-persuasion, mais le reste du temps il le passe en soirée à chanter ivre « Les Lacs du Connemara ».
L’essentiel est dans les apparences et la mise en scène de leur propre compétence. Cette nécessité d’avoir l’air d’être une élite cultivée a été théorisée par le fondateur de Science Po lui-même, Émile Boutmy, qui venait de comprendre, en 1871, sur les cendres de la Commune et les débuts de la IIIème République, que les masses populaires avaient cessé d’être domptées par la religion et la royauté et qu’il fallait donc trouver d’autres moyens de les subjuguer :
« Contraintes de subir le droit du plus nombreux, les classes qui se nomment elles-mêmes les classes élevées ne peuvent conserver leur hégémonie politique qu’en invoquant le droit du plus capable. Il faut que, derrière l’enceinte croulante de leurs prérogatives et de la tradition, le flot de la démocratie se heurte à un second rempart fait de mérites éclatants et utiles, de supériorités dont le prestige s’impose, de capacités dont on ne puisse pas se priver sans folie. »
Si les puissants donnent l’impression de savoir ce qu’ils font c’est parce que, contrairement à vous, ils savent que les choses ne sont pas affaire de justice ou de cohérence. Selon le type de grand chef ou de collègue ambitieux auquel vous avez affaire, cette conviction peut être saupoudrée de considérations éthiques. Il y a des chefs qui se donnent un cadre moral et des bornes à ne pas dépasser. Dans une période comme la nôtre, où les politiques leur ouvrent des boulevards en allégeant la législation du travail et où les médias leur tissent vingt couronnes de laurier par jour sur le thème « ces entrepreneurs qui sauvent quotidiennement la France » : un bon nombre se lâchent. Les membres de l’élite sont donc persuadés que la réalité sociale et professionnelle n’est qu’affaire de rapport de force. Cela représente un grand avantage par rapport à vous qui êtes un bon citoyen abreuvé par vos cours d’éducation civique et républicaine. Les puissants se targuent de savoir que rien n’est définitif et surtout que, dans un monde fondé sur une économie visant au profit, la loi du plus fort triomphe. Eux en déduisent que tout le monde peut donc être enfoiré et que tous les moyens sont bons. Nous pouvons donc en déduire que tout peut être contesté et modifié.
Laissons l’ennemi dans sa vanité crasse, mais ne lui laissons pas le monopole de la confiance de classe. Il est peut-être nécessaire de se donner du courage autrement qu’en lisant d’anciens récits de lutte. Ça ne suffit pas, pour combattre des adversaires plus puissants, de se dire abstraitement que la justice est de notre côté. Il faut nous aussi nous convaincre du bien-fondé de notre rage et de notre combat. Pour ça, les hymnes et les slogans ne suffisent pas.