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Loin des pantalonnades de Very Bad Trip, son précédent succès planétaire au box-office, Todd Phillips présente avec Joker une œuvre qui utilise l’univers des super héros pour proposer bien autre chose que l’éternel conflit entre le bien et le mal. Alors que la trilogie réalisée par Christopher Nolan esquissait de manière superficielle la psychologie de Batman et les raisons de sa transmutation, Phillips consacre ici la totalité de son film aux évolutions du Joker, de comique raté à triste héros d’une population violente et désorganisée.  

L’étendue et la diversité des débats qui entoure le film est à souligner, certains prétendant y voir « une ode aux luttes insurrectionnelles et aux gilets jaunes en particulier », tandis que d’autres critiquent au contraire ce qu’ils considèrent comme un appel démesuré et dangereux à la violence. Le film n’est en fait ni l’un ni l’autre. Il ne valorise pas la violence, bien au contraire, puisque c’est celle que le Joker a subie enfant qui explique principalement, sans les excuser, ses dérives meurtrières. Il ne valorise pas non plus les luttes insurrectionnelles, puisque celles-ci sont limitées à des incendies et à des meurtres sans la moindre revendication politique et sociale. En ce sens, Joker est un film nihiliste. Il est illusoire d’y trouver un message progressiste, le héros étant un fou dénué de morale, s’attaquant à des personnes parfois sans défense, tuant des hommes sans armes et déjà à terre.

Une lutte limitée à la haine guidée par la jalousie

Joker ne présente donc aucun message. Ce n’est pas son objet. Par contre, il propose un point de vue sur les pauvres. Et ce point de vue est bourgeois, c’est-à-dire extérieur à eux (à l’inverse, le film Discount ne présente pas un point de vue bourgeois) Il se place à distance, au-dessus des pauvres, dans la grande tradition de la création artistique bourgeoise, qui semble ne pas connaître de juste milieu entre le misérabilisme scabreux (des romans d’Émile Zola aux films des frères Dardenne et certains de Ken Loach) et la glorification exagérée (des héros de Victor Hugo à ceux incarnés par Jean Gabin). Les  classes laborieuses sont soit magnifiées, soit diaboliques, soit à la marge de la société.

Dans Joker, les pauvres sont montrés sous une forme uniquement négative.  Le chaos initial dans la scène d’ouverture est causé par des grévistes qui arrêtent de ramasser les ordures. Quant au Joker, s’il perd son travail, c’est d’abord parce que des gamins des rues l’agressent, et ensuite à cause d’un collègue, sans doute aussi pauvre que lui, qui le dénonce calomnieusement. S’il sombre définitivement dans la folie, c’est certes en partie à cause des coupes budgétaires qui empêchent son assistante sociale de continuer à le recevoir et à lui prescrire des médicaments, mais il lui avait précédemment été reproché le fait que, de toute manière, elle n’écoutait rien de ce qu’il disait et ne s’intéressait pas réellement à lui. Le seul personnage qui a l’air capable d’un peu d’empathie et d’affection, la voisine du Joker, s’avère en fait finalement être une illusion.

Ce point de vue sur les pauvres a pour corollaire une vision de la lutte contre la bourgeoisie qui est limitée à la haine des riches guidée par la jalousie et le ressentiment. Pendant tout le film, le Joker rêve de passer à la télévision et de devenir une star de one man show, tandis que sa mère adoptive fantasme sur le fait que son père est son ancien amant le milliardaire Thomas Wayne. Son déluge de violence vient, outre les sévices subis enfant, de sa frustration sexuelle, de son manque de père, et de son incapacité à avoir suffisamment de talent pour être célèbre. Sa haine se tourne vers les riches, mais la source en est lui-même. Sa violence est déterminée par son affect et non pas par ses revendications. La population qui se met en mouvement n’a pas d’autres horizons que de détruire et de vénérer cette nouvelle idole grotesque, atteinte de graves problèmes psychologiques, et qui n’a ni projet, ni idée, ni talent. Les manifestants ne sont présentés que comme des émeutiers. Le Joker n’a le soutien réel de personne ; ceux qui arborent le même maquillage, et provoquent les mêmes méfaits, le font par mimétisme et non par solidarité.

Dans de nombreux films, les classes laborieuses sont présentées ainsi, négativement, individualistes, forcément inquiétantes, incapables d’action collective non violente. Ce sont des misérables dans les deux sens du terme : d’une extrême pauvreté et inspirant le mépris. Ce qui est davantage nouveau, c’est que des manifestants croient se reconnaître dans ce type de films, ou en tout cas pensent judicieux de les utiliser comme symbole de leurs révoltes. Par exemple, actuellement, certains d’entre eux au Liban, au Chili et à Hong Kong arborent le maquillage du Joker. Pourtant, l’émancipation qu’il nous propose n’est qu’un conformisme de plus, réduisant la classe laborieuse à ce que les bourgeois voudraient qu’elle soit, une masse infantile qui enterre la raison pour se détruire elle-même, incapable de s’inscrire dans une histoire à construire collectivement.

Guillaume Etiévant