Récemment, le nom Karim Bouamrane, chef d’entreprise et maire PS de Saint-Ouen relativement inconnu du grand public, a commencé à apparaître dans les médias. D’abord grâce à une interview dans Le Figaro où il s’est prêté à l’exercice habituel pour être reçu des journalistes mainstream : vomir sur la France Insoumise. Il l’a toutefois fait d’une manière habile, qualifiant ses cadres “d’enfants d’aristocrates ou de bourgeois”, lui dont le père était ouvrier du bâtiment. Mais si Karim Bouamrane connaît une audience inédite, c’est surtout parce qu’il ferait partie des personnes, avec Xavier Bertrand ou Bernard Cazeneuve, qui seraient envisagées par les macronistes pour succéder à Gabriel Attal comme Premier ministre. Mais alors, qui est-ce ?
Karim Bouamrane, le winner : quand on veut on peut !
Les noms qui circulent pour la nomination du Premier ministre sont l’occasion de découvrir 50 nuances de bourgeois. Avec Karim Bouamrane, on a affaire à un autre type, en apparence plus sympathique : ici, le patron “parti de rien”. En apparence seulement car le patron parti de rien devient parfois pire que tous les autres car intimement convaincu que si lui a pu le faire, “tout le monde peut le faire”.
Et en effet, s’il a perdu en 2014 face à la droite à la mairie de Saint-Ouen, après 69 ans de gouvernance communiste, il fût élu maire en 2020. Ce qui fût l’occasion de déclarations du type : “le plafond de verre est définitivement brisé.” Vraiment ? Et d’autres phrases du genre : “J’ai transformé en positif tous les obstacles.” Bref, un winner !
À Frustration, nous ne faisons pas de la morale et il ne nous appartient pas de juger les stratégies mises en place par les classes populaires pour s’en sortir. Karim Bouamrane, franco-marocain, est fils d’ouvrier, il a grandi en cité HLM. Comme tous les gens qui viennent de ce milieu, il a été assigné à “rester à sa place”, a été victime d’un racisme odieux (il fût accusé, dans les campagnes électorales, et du seul fait de ses origines marocaines, d’être “communautariste, machiste, sexiste, islamiste”) et on se doute qu’il a du faire preuve d’une hargne et d’une détermination particulières pour réaliser son parcours de directeur des ventes et de petit chef dans de nombreuses entreprises, tout comme pour monter au sein des arcanes d’un parti bourgeois aussi gangréné par le racisme, le colonialisme et le mépris de classe que le Parti socialiste.
C’est par ailleurs toujours aux personnes issues des classes populaires, issues de l’immigration ou racisées qu’on vient d’abord demander des comptes sur leurs positions sociales, alors même que ces parcours dits “d’ascension sociale” sont très rares. Quand on reproche à un footballeur d’être riche, ce n’est pas la richesse qu’on lui reproche, il la mérite autant, si ce n’est plus, que les grands capitalistes, c’est de voir des Noirs et des Arabes disposer de cette richesse. Pourquoi c’est à Jamel Debbouze précisément qu’on demande de s’engager contre Bolloré, lui qui contrôle une infinité de médias et d’artistes ? Bref, derrière des “bonnes intentions” en apparence, encore des injonctions à rester à sa place.
Le problème que pose ce genre de profils n’est donc pas le fait qu’il soit parvenu à enfoncer des portes pour faire partie de la bourgeoisie, pour obtenir du pouvoir en politique. Le problème est la manière dont Karim Bouamrane politise son parcours. La société capitaliste est essentiellement une société où les privilèges s’acquièrent de manière héréditaire, mais on sait bien que pour perpétuer sa légitimité elle laisse une petite porte ouverte à une infime minorité de personnes issues des classes populaires, à condition qu’elles sachent faire preuve de reconnaissance et adhèrent à l’idéologie de leur nouvelle classe. Pour le dire autrement, pour un cas comme Karim Bouamrane, combien d’autres restent sur le carreau ? Le fait qu’un parcours comme celui-ci soit possible invalide t-il le racisme structurel, la monopolisation du pouvoir par la bourgeoisie blanche ? Evidemment non.
Et pourtant… Pourtant c’est le discours que tient, au-delà de l’incarnation, Karim Bouamrane. Le Monde nous apprenant que juste après son élection, “il s’est promis de visiter les écoles de la ville pour délivrer plusieurs messages : il n’y a pas de fatalité à grandir dans un quartier”. Bref l’idéologie droitière habituelle du mérite, du “si on veut on peut”, du “il faut se sortir les doigts” etc.
De ce point de vue, ce genre de personnalités est un piège qui nous est parfois tendu. Si leurs parcours, leurs personnalités les rendent souvent beaucoup plus sympathiques qu’un personnel politique essentiellement issu de milieux ultra privilégiés (la hype de gauche pour une personne comme Rachida Dati est par exemple symptomatique de ce phénomène), cela n’en fait pas pour autant des alliés politiques, surtout si la leçon qu’ils tirent de leur parcours est que s’ils sont méritants, tout le monde peut l’être, faisant croire que des volontés individuelles pourraient tordre les structures lourdes d’une société de classe.
Karim Bouamrane : porte-parole du PS pendant le pire du hollandisme (2016)
Karim Bouamrane est donc un apparatchik du Parti socialiste. Il fût nommé porte-parole du parti en 2016, l’année de la loi El Khomri dite “Loi Travail”, l’une des pires lois de régression sociale des vingt dernières années, qui avait entraîné une forte mobilisation et… une forte répression. D’une manière générale, le rôle du porte-parole du PS était donc de faire le SAV de la guerre anti-pauvres que menait la présidence Hollande.
C’est aussi lui qui avait pour mission de créer une dynamique autour de l’oubliée “primaire de la gauche” en vue de l’élection présidentielle de 2017 et qui fut un désastre : Mélenchon refusa d’y concourir et se retrouva finalement largement en tête à gauche, Benoît Hamon emporta la primaire avant de réaliser un score lamentable de 6,3% à la présidentielle, beaucoup des cadres du PS et affiliés trahirent leur engagement de soutenir le vainqueur pour finalement se tourner Macron (Valls, De Rugy…).
Une opposition factice à Macron
Peu de temps après l’élection de Macron, Etienne Baldit sortît un article au titre assez drôle : “Sans rire, un porte-parole du PS présente son parti comme “la première force d’opposition à Macron“. Il parlait de Karim Bouamrane. Le journaliste rappelait à raison que ce titre paraissait largement usurpé puisque “seuls 5 députés Nouvelle gauche (nouveau nom des socialistes à l’Assemblée) avaient voté contre la confiance au gouvernement Philippe”. Bref : Karim Bouamrane voulait que le PS soit perçu comme de l’opposition sans toutefois l’être réellement. C’est toujours le cas. Si son nom est évoqué, c’est parce qu’il fonctionnerait avec l’objectif de Macron, tel que décrit par Le Monde, de donner une impression de cohabitation, sans alternance réelle.
De nombreux autres indices vont en ce sens. Prenant position sur le désormais défunt, mais ultra réactionnaire, Gérard Collomb, à l’époque ministre de l’Intérieur, il disait “il a été un super maire de Lyon et a fait énormément de choses pour la ville”. Mais il lui adressait aussi des reproches, avec une de ces célèbres formules qui ne veut rien dire mais qu’on entend tout le temps : “on dirait qu’il n’a jamais endossé le costume de ministre de l’Intérieur.” et l’opposait à Cazeneuve, Sarkozy ou Manuel Valls, qui, selon lui, “incarnaient l’autorité du ministre de l’Intérieur.” On le comprend : le vrai problème de Collomb c’est qu’il n’était pas assez autoritaire…
Karim Bouamrane dit aussi des trucs comme : “Pour moi, le combat n’a jamais été cultuel ou ethnique, mais social, culturel et politique” Dire que le “combat n’a jamais été cultuel ou ethnique” on connaît, ça veut dire “taisez-vous les antiracistes”. Par une astuce rhétorique, les réactionnaires ont réussi à imposer l’idée que parler du racisme ce serait “croire aux races”, revendiquer l’égalité ce serait agir pour une “lutte ethnique”, du “communautarisme” qui invisibiliserait “le social”. Mais comme toujours avec ces gens qui affirment la primauté “du combat social” sur l’antiracisme, faisant mine d’ignorer le lien intrinsèque entre les deux, le dit “combat social” est entièrement absent de tout leur parcours politique. Si Karim Bouamrane mène le combat social, c’est du côté du patronat car il a validé toutes les lois anti-sociales du hollandisme, et ne s’est fait connaître dans ses différents mandats que pour ses thématiques sécuritaires.
Si Karim Bouamrane est envisagé par la droite malgré son origine sociale, c’est parce qu’il incarne un exemple d’ascension sociale. Mais si ce dernier a pu briser certains plafonds de verre, c’est précisément en adhérant pleinement à une idéologie qui valorise le mérite individuel tout en occultant les structures de classe et de “race” qui continuent de marginaliser la grande majorité. En fin de compte, son rôle semble davantage servir à légitimer un système inégalitaire plutôt qu’à le transformer en profondeur.
Pour Macron, ce serait l’occasion de parfaire son coup : donner une apparence de changement, tout en continuant comme avant et en rejetant le résultat des élections.
Rob Grams
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