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En cette nouvelle saison, les producteurs ont imaginé un Koh-Lanta qui fait la part belle à nos régions : quatre équipes, Sud, Nord, Est, et Ouest, s’affrontent, avant de devoir fusionner entre elles. La recette d’une émission qui comptabilise entre 5 et 6 millions de téléspectateurs/trices chaque vendredi soir, bien que renouvelée, rythmée et attrayante, ne se défait pas de certaines logiques discriminantes qu’elle traîne depuis ses débuts.

Sud en bleu, Nord en violet, Est en vert et Ouest en orange… Ce sont quatre équipes qui s’affrontent dans ce Koh-Lanta nouvelle génération, chacune représentant une partie de la France. Sur le papier, cela paraît alléchant : chaque téléspectatrice et téléspectateur peut ainsi s’imaginer dans l’une d’entre elles et soutenir son camembert normand, à défaut du chorizo corse. 

Hélas, un village de petits producteurs parisiens est passé par là et ne résiste toujours pas à l’envie de se débarrasser de ses gros clichés sur la “province” qui entoure leur belle capitale. Les quatre régions annoncées sont ainsi disproportionnées et sans liens culturels ou géographiques entre elles. Tout autour de Paris, nous pouvons observer cette chose informe et lointaine, le “reste de la France”, composé de l’ouest, de l’est et du sud. La capitale se retrouve de fait dans l’équipe du Nord. 

J’ai fait commenter cette carte à une amie, Elisa, qui vit aux alentours de Toulouse et connaît particulièrement bien nos régions (contrairement à moi, parisien en voie de gentrification éternelle). D’après elle, il s’agit d’une carte “qui ne traduit pas les solidarités territoriales qui existent réellement. Par exemple les zones sud ouest et sud est sont ignorées au profit de deux espaces : l’ouest et le sud. L’ouest s’apparente à tout ce qui est près de l’Océan ou de la manche. Et le Sud, ce qui est près de la méditerranée. Mais dans les faits : quel est le lien entre un normand et un basque ?, se demande-t-elle.

Normand d’origine, je me sens en effet plus proche de l’équipe du Nord que celle de l’Ouest, et ce indépendamment du taux d’alcoolémie plus ou moins similaire : climat froid et pluvieux identique, coutumes, nourriture à base de crème (à éviter pour préparer au mieux Koh-Lanta, naturellement).

Culte du corps et de l’utilité sociale 

Lorsque vous regardez un épisode de Koh-Lanta, vous avez cette impression de vous retrouver devant l’équivalent français, sans être cheap pour autant, des films “Indiana Jones” et “Seul au monde”, ou encore de la série phare et inspirante “Lost”. La musique exotique retentit, rythmée par des tambours anxiogènes, des plans en accélérés en veux-tu, en voilà, des décors paradisiaques, l’action se déroulant aux îles fidji, dans le Pacifique… Chaque équipe, constituée de six aventuriers, doit s’occuper de son campement sur l’île et passer, chaque jour, une épreuve… après avoir récupéré une bouteille à la mer tels de véritables naufragés, cela va de soi. 

Les équipes doivent faire du feu, trouver de quoi manger et fabriquer leur propre campement.

Celles-ci sont réparties en deux catégories. En premier lieu, il y a l’épreuve de confort, afin de gagner de la nourriture ou de quoi faire du feu sur son campement, par exemple. Malheur à la dernière équipe dans le classement qui ira se geler les miches dans une île toute pourrie sans vivres, le temps d’une longue nuit. Et une seconde épreuve, d’immunité cette fois : les trois premiers arrivés échappent ainsi au devoir d’éliminer un de leurs membres lors du conseil, d’où provient le cultissime “et leur sentence… est irrévocable”, prononcé par l’animateur Denis Brogniart à un(e) candidat(e) éliminé(e). 

En moyenne, on assiste à peu d’épreuves de réflexion, d’imagination, de logique ou de repérage géographique. La plupart se concentrent davantage sur les capacités physiques, mais également mentales des compétiteurs : course à pieds, tenir sur un poteau le plus longtemps possible, apné, concours de tir… Cela dit, notons tout de même qu’un certain nombre d’entre elles demandent aux équipes d’avoir un mental d’acier et d’être synchros ou de parfaitement se coordonner, ce qui donne à l’écran de beaux moments d’esprit d’équipe très agréables à regarder et à commenter, comparables à une finale de Coupe du monde de football, au moins.

Déjà épinglé pour des problèmes de sexisme et d’inégalité entre les hommes et les femmes, Koh-Lanta peut également mettre en avant et glorifier de manière plus ou moins consciente les corps sportifs et relativement minces, au regard des canons classiques. Dans le clan du Sud, c’est Aubin qui est le deuxième aventurier menacé de départ au prochain conseil après Carole. On lui reproche de n’être pas suffisamment bon et endurant sur les épreuves, euphémisme pour signifier que sa corpulence ne convient pas vraiment aux compétitions proposées par le jeu télévisé… Par conséquent, il est entraîné à se comporter de manière égoïste. Lors de l’aventure, il se réjouit d’avoir trouvé le collier d’immunité pour sauver sa peau et ne pas être éliminé au prochain conseil. Cette trouvaille devient ainsi sa principale réussite et fierté au cours de ce jeu, qu’il dédiera même à son enfant, face caméra. 

“Grossophobe”, Koh-Lanta ? Collier d’immunité en poche, Aubin échappe à l’élimination mais se débarrasse de Mathieu, afin de casser le duo qu’il aura constitué avec Alix, dégoûtée à en pleurer de colère et de tristesse. Malgré les explications d’Aubin tout à fait rationnelles au regard du fonctionnement du jeu télévisé, c’est malgré tout lui, le “petit gros”, qui passe pour le gros salop de l’histoire. C’est ballot. 

Sur cette île règne l’eugénisme, ok boomer ?

“Je vais éclater le noyau de la jeunesse”, tance en colère Estelle, menacée d’exclusion par son propre clan de l’Ouest. Comme Aubin, mais cette fois en raison de son âge, on la juge un peu à la traîne durant certaines épreuves. Alors que la jeune et fraîche Diane n’aura même pas participé à deux d’entre elles, c’est Estelle qui est pourtant sévèrement critiquée par toute l’équipe : manque d’efforts, abandonne trop vite… Et ils ne cachent pas leur déception : “elle dit qu’elle est sportive, mais elle est finalement décevante”, pestent Brice et Jodie. Bah oui, Estelle et tes 47 ans, tu nous vends ton petit côté “ex sportive” alors qu’au final, t’es qu’une vieille nulle. Ok boomer.

La structure de l’émission est organisée de sorte à ce que les groupes s’éclatent et les tensions apparaissent. Elle participe au côté télé réalité voyeuriste entrecoupée de clashs télévisés dont on pourrait bien se passer. Et ce sont, au final, les personnes corpulentes et âgées (trois femmes, par ailleurs, toutes âgées de plus de 40 ans), qui se retrouvent menacées les premières et qui, souvent à raison, pètent un plomb. A l’image de Carole qui, menacée la première dans le groupe du Sud, se sent logiquement exclue, considérée comme une pestiférée et rabaissée à son âge. Au final, ce sont elles qui passent pour les diaboliques et les manipulatrices, au détriment des jeunes cools et soudé(e)s, comme Diane et Jodie de l’équipe de l’Ouest, ou des garçons attachants tels que Dorian, Bertrand-Kamal, Laurent ou encore Brice.

« Vous m’avez considérée comme une maman ! », s’agace Carole de l’équipe du Sud, première candidate menacée de quitter l’aventure.

Mais l’émission a encore de quoi surprendre, à l’image d’une véritable série télé. L’épisode suivant, c’est Estelle qui remporte haut la main l’épreuve qui consiste à tenir le plus longtemps possible attaché à l’aide de ses jambes et de ses bras à un poteau en bois. “T’es plus âgée, tu as plus de mental que les jeunes”, s’amuse Marie-France pendant l’épreuve, devant Jodie et Dorian quelque peu embarrassés. Comme pour Aubin, l’organisation de ce show télévisé pousse les plus faibles d’apparence, enrobés et âgés, par l’enchaînement d’épreuves pour l’essentiel physiques, à la jouer stratège voire égoïste dès le début de l’aventure pour sauver leur peau. Au risque de passer pour les méchant(e)s et les manipulatrices/teurs de l’histoire.

L’idéologie du concours et de la performance au détriment du collectif ?

Il est intéressant de noter que les profils sociologiques sont très divers dans Koh-Lanta et assez représentatifs de la composition sociale et professionnelle du pays : boulangère, contrôleur de train, handballeuse professionnelle, mère au foyer… Malgré la présence d’équipes, les individualités prennent souvent le pas pendant l’aventure. Tout est justement fait pour casser ces belles stimulations collectives et penser au final qu’à sa gueule et sa victoire personnelle, dans la mesure où ce n’est pas une équipe qui gagne, à la fin, mais bien une personnalité. Exemple : l’équipe du Sud se brise lorsqu’arrive les deux premiers conseils et que l’individualisme reprend le dessus. Moins motivée et stimulée, la tribue se déchire et les épreuves perdues s’enchaînent ensuite.

A contrario, ô surprise, l’aventurier le moins apprécié de cette saison est évidemment le seul parisien, Adrien. Arrogant et peu motivé, sauf à escroquer et à trahir ses camarades dès le départ, il n’en paraît pas moins honnête dans sa démarche et plus ou moins en phase avec ce jeu télévisé. Si on se sent plus faible que les autres et qu’un seul ou une seule aventurier(e) remporte le jeu, et non pas une équipe, alors pourquoi diable faire semblant de la jouer collectif ? 

C’est l’équipe de l’Est, avec les charismatiques et très attachants Bertrand-Kamal et Alexandra, qui aura fait sensation dans ce Koh-Lanta les 4 terres. Pas une seule fois passée au conseil, leur tribue ne s’est jamais cassée, au contraire du Sud et, par conséquent, les faiblesses physiques des un(e)s et des autres à aucun moment pointées du doigt (à l’exception d’Alexandra, malade au tout début du jeu et victimisée par une seule personne du groupe, la handballeuse Hadja). Il se retrouvent dans un jeu télévisé qui n’est finalement pas tout à fait à leur image, à résister coûte que coûte à ses contradictions encombrantes. Et c’est d’ailleurs certainement pour cette raison qu’ils ont déjà gagné cette nouvelle saison et que l’on se souviendra d’eux.

Selim Derkaoui