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Le texte de loi sur l’immigration qui vient d’être voté par le Sénat et l’Assemblée nationale a entraîné un torrent de commentaires indignés dans les médias. « Une rupture politique et morale », titre par exemple Le Monde dans son édito en s’interrogeant : après une telle loi, Emmanuel Macron, « peut-il encore jouer ce rôle de rassembleur et de combattant contre l’usage politique de la xénophobie dont le pays a tant besoin ? ». Le storytelling est bien en place : cette loi serait une grande surprise, un tournant horrible qui éloignerait le macronisme de ses ambitions initiales de rempart face au Rassemblement National. Il n’en est en réalité rien. Cette loi est cohérente avec celles qui ont précédé, les macronistes ne font que poursuivre une politique déjà largement initiée par leurs prédécesseurs et s’ils ont abouti à cette loi, ce n’est en aucun cas une compromission politique avec les idées du RN, mais parce qu’une très grande partie d’entre eux, et en particulier ceux qui décident à la tête de l’État, partagent la même vision du monde que le Rassemblement National.

La fiction d’une divergence de vues entre le macronisme et le lepénisme a eu longtemps la peau dure. L’éditorial d’Edwy Plenel dans Mediapart est à ce titre symptomatique : « Ce jour où le macronisme s’est révélé un lepénisme », titre-t-il avant d’expliquer qu’« une digue n’avait pas encore totalement cédé, celle du rapport au monde et aux autres, à l’étranger et à l’ailleurs. Celle de l’humanisme en somme, où se joue l’essentiel, face à l’extrême droite dans ses diverses expressions partisanes. ». La vague médiatique actuelle a cela de particulier, que chacun semble découvrir la Lune, y compris les opposants les plus coriaces à Emmanuel Macron, et qui ont pourtant tant documenté ses méfaits. Comment peut-on affirmer que la digue de l’humanisme n’avait pas encore sauté ? Les jeunes de banlieue, les gilets jaunes, les syndicalistes, dont on compte par centaines les blessés, les emprisonnés, les handicapés à vie et les morts, c’était de l’humanisme ?

Quel humanisme ! Cette députée macroniste daigne encore adresser la parole à son chauffeur algérien. Et elle parle aussi à son jardinier noir, n’ayez crainte.

L’ancien premier ministre Édouard Philippe a le mérite de l’assumer : ce texte est conforme aux valeurs des macronistes. Pourquoi l’assume-t-il ? Parce qu’il sait que c’est la voie politique qui a été choisie depuis bien longtemps. Il sait aussi bien que nous que l’avenir de la défense de la bourgeoisie se situe dans des coalitions entre la droite et l’extrême-droite.  Il ne peut pas le faire encore politiquement, alors il le fait sur le plan des idées. Il va même jusqu’à vouloir créer un statut spécial pour les musulmans. Il le fera bientôt sur le terrain des alliances politiques. Il joue le coup d’après, alors que ceux qui sont actuellement au gouvernement sont obligés d’entretenir ce simulacre d’opposition au Rassemblement National, qui n’a quasiment plus aucun contenu idéologique, comme l’alternance bidon entre les socialistes et la droite auparavant. On remarquera que sur les sujets favoris du RN, le gouvernement n’utilise pas le 49.3 et n’esquive pas leurs amendements, bien au contraire, alors que toutes les lois anti sociales (dont le RN se moque éperdument) sont déroulées automatiquement par ce dispositif légal autoritaire et les amendements de la FI ne sont ainsi jamais pris en compte. Rassurez-vous, on nous demandera quand même de voter pour Édouard Philippe dans quelques années pour faire barrage au RN et les alliances se feront aux législatives qui suivront. 

Avant cette nouvelle réforme, on dénombrait déjà 29 lois sur l’immigration depuis 1980 

Pour amadouer les députés et ministres hésitant à voter la loi, voire à démissionner, François Bayrou a eu l’idée de prétexter médiatiquement que la loi serait à nouveau débattu si elle avait besoin des voix du RN pour passer. Cette tactique cynique en a convaincu une grosse partie. Le fond de la loi les indiffèrait donc. Leur seul problème était de voter avec le RN, par peur sans doute de déplaire à une partie de leur électorat plus mesuré. Finalement, si le RN avait voté contre, la loi ne serait pas passée et elle a pourtant été entérinée, mais ce gouvernement n’est plus à un mensonge près. 

Pourquoi le fond de la loi les indiffère ? Parce que, d’une part, les idées occupent en réalité une place secondaire dans le mandat de beaucoup de ces députés, visant principalement le maintien de leur niveau de vie et leur réélection. D’autre part, parce que cette loi est la suite de beaucoup d’autres, et les a en réalité moins surpris que ce qu’ils prétendent. On dénombrait déjà 29 lois sur l’immigration depuis 1980. Ce sujet obsède beaucoup plus les politiciens que la population. Voici quelques exemples de réformes mises en place par le passé, parmi une foule d’autres :

  • Durcissement des conditions d’obtention des visas (loi de 1991 et loi de 1993) ;
  •  Fragilisation du droit du sol entre 1993 et 1998 ;
  • Délit de solidarité pour ceux qui aident les étrangers en situation irrégulière (1994) ;
  •  Délit de « mariage de complaisance » (2003), peine de cinq ans de prison ;
  • Durcissement des conditions du regroupement familial (1993, 2006, 2007). La loi de 2007 prévoit notamment que « pour obtenir l’autorisation de faire venir sa famille, le demandeur doit se conformer aux principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ».
  • Conditionnement du versement des prestations sociales à la régularité du séjour et à l’intégration (1993, 2007) ;
  • Mise en place d’une carte de séjour spécifique aux secteurs considérés comme tendus (2006) ;
  • Création d’un « passeport talent » (2016), « réservé aux meilleurs » selon Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur à l’époque, c’est-à-dire, en l’occurrence, les chefs d’entreprise, les artistes et les sportifs, pour leur éviter les difficultés administratives des autres immigrés.

Rappelons-nous du Vallsisme

Ces lois ont largement freiné l’immigration en France. La migration familiale en particulier est en recul depuis dix ans et n’a absolument rien d’automatique. Comme le montre François Héran, sociologue, professeur au Collège de France, à partir des données d’Eurostat, « La France réunit 13 % de la population de l’Union européenne et 18 % de son PIB, mais n’a enregistré que 5 % des demandes d’asile déposées en Europe depuis 2013 par les réfugiés du Moyen-Orient, et 18 %, pas plus, des demandes d’origine africaine. ». On le voit, ces lois, qui ont eu un impact très fort, traversent les majorités politiques, qu’elles se prétendent de « droite » ou de « gauche », tout comme les réformes économiques et sociales sont semblables depuis des décennies, quel que soit les gouvernants. 

Le mandat de François Hollande a sans doute constitué l’apogée des mesures ultra libérales économiquement et autoritaires prises par un gouvernement se prétendant encore de gauche. L’ancien président de la République tente de se racheter une virginité aujourd’hui, tandis que Manuel Valls assume qu’il aurait voté la loi de cette semaine s’il avait réussi à rester député. Cela n’a rien d’étonnant. Rappelons-nous de la pauvre Leonarda Dibrani, enfant de quinze ans arrêtée par la police à la sortie de son autobus scolaire en 2013 (Valls était alors ministre de l’Intérieur) pour l’expulser au Kosovo, avant que, vu le tôlé médiatique, François Hollande tente de reculer en l’autorisant elle seule, sans sa famille, à revenir en France, une aberration contraire à la Convention internationale des droits de l’enfants. N’oublions jamais ce qu’a été le Vallsisme. La cohérence entre le matraquage des manifestants, les violences policières, les mesures anti-sociales innombrables, et les mesures anti immigrés étaient déjà là.

Il a bien la tronche d’un futur ministre du Rassemblement National, vous trouvez-pas? Le vert kaki de l’armée allemande lui sied très bien en tout cas.

Notre point de vue n’est évidemment pas de nier l’ampleur de cette nouvelle loi et l’enfer qu’elle va représenter pour d’innombrables personnes et familles. Ça a été assez dit par toute la presse de gauche et par ses militants politiques, et à juste titre : ces réformes sont bien celles portées par le Front National historiquement, comme l’a étayé Jean-Luc Mélenchon. En particulier, le texte  : 

  • accroît les possibilités de refus ou retrait du droit au séjour et du droit d’asile, y compris pour des personnes n’ayant fait l’objet d’aucune condamnation pénale, avec un pouvoir accru de l’administration au détriment des juges.  
  • remet en cause le droit du sol (puisqu’il faudra demander à être Français pour le devenir quand on en a le droit et ne pas avoir fait de peine de prison d’au moins six mois, alors qu’auparavant c’était automatique à 18 ans, si on était né en France). 
  • prévoit qu’une grande partie des prestations sociales (aides au logement, allocations familiales, Allocation personnalisée pour l’autonomie, etc.) soient conditionnées à une résidence de cinq ans en France ou à une durée d’activité professionnelle minimale. C’est la fin de l’universalité des droits. En particulier, quel va être le sort et la vie des enfants d’immigrés qui n’auront pas pu obéir à ces conditions ? Il leur sera quasiment impossible d’échapper à la misère. La solidarité nationale leur sera interdite.

Que nous reste-t-il ?

Alors, comment lutter face à cette loi inique et au projet qu’elle poursuit ? Les indignations morales ne suffisent pas, voire sont contre-productives. Les socialistes sont les spécialistes de l’indignation quand ils ne sont pas au pouvoir, et sont les premiers à nous matraquer quand ils y sont. La population n’est depuis longtemps plus dupe de ces singeries. Les députés FI se battent tant qu’ils peuvent à l’Assemblée, mais les arrangements se feront toujours sur la droite, la solution ne peut pas se trouver dans l’institution bourgeoise qu’est le parlement. La FI est devenue le nouveau Front National pour le pouvoir et les médias. Cette force politique est diabolisée, insultée, et le moindre mot de son leader interprété systématiquement de la pire des façons.  

Alors que nous reste-t-il ? Le principal, c’est-à-dire notre force collective. Notre capacité, ensemble, à bloquer le pays, à bloquer les entreprises, en brisant les reins de l’économie capitaliste, pour faire plier le pouvoir sous toutes ses formes : le pouvoir patronal, le pouvoir d’État, le pouvoir médiatique. Certaines initiatives ont déjà commencé, avec certains départements qui comptent créer de nouvelles allocations pour contourner en partie la loi, la CGT qui s’est enfin réveillée pour appeler à se mobiliser, etc. L’exploitation de ceux qui sont français et de ceux qui ne le sont pas est la même et se nourrit à la même source. Nous avons tous le même intérêt et les mêmes ennemis. 2024 sera l’occasion de le montrer à nouveau. Les Jeux olympiques seront le moment idéal. Nous aurons rapidement l’occasion d’en reparler.  


Guillaume Etiévant