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Le 11 septembre dernier ont eu lieu les élections législatives en Suède. Les résultats définitifs ne seront connus que le mercredi 14 au soir en raison du score extrêmement serré, mais devraient confirmer la tendance actuelle, sauf grosse surprise.
L’inversion du résultat ne changerait pas radicalement les leçons à en tirer.

Trois faits marquants, donc :
1. Les sociaux-démocrates perdent face au “bloc des droites”, dans un pays où ceux-ci sont généralement très bien positionnés, et qui constitue une des incarnations du modèle social-démocrate.
2. L’extrême droite, sous forte influence néo-nazie, fait un score énorme et devient deuxième ou troisième force politique (il faudra attendre les résultats finaux) avec des scores proches du RN en France.
3. La gauche radicale (« Parti de gauche » : équivalent du Parti de gauche/France Insoumise en France) recule et fait un très mauvais score.

Quelles leçons en tirer ?

Première leçon : la social-démocratie est mourante

Après un PS laminé en France lors des deux dernières élections présidentielles, cette défaite continue de consacrer la mort lente de la social-démocratie en Europe. 

La Suède était un des rares pays où des gouvernements de gauche faisaient encore des trucs un peu de gauche. C’était évidemment de moins en moins vrai, avec des politiques de plus en plus libérales venant détruire ce qui avait été pendant longtemps un modèle en matière de services publics, de répartition, de tranquillité et d’intégration. 

Magdalena Andersson à la tête du parti social-démocrate de Suède
La gauche bourgeoise ne fait plus rêver personne, pire : elle dégoûte par ses trahisons et ses reniements. 

Si les sociaux-démocrates ont légèrement augmenté leur score, en pourcentage, depuis la dernière élection (30,5% à l’heure où est écrit cet article contre 28,3% en 2018), ce qui permettrait de relativiser ce constat, cela ne leur permet toutefois pas de faire face à un bloc de droite uni, la faute à un modèle mourant ayant perdu de son attrait. 

Les forces du capital sont tellement dominantes qu’elles ne tolèrent plus le moindre compromis, ne voient pas ce qui les y contraindrait. La gauche molle, libérale, de gestion, n’est donc plus du tout une option et c’est une gauche offensive, décomplexée avec les idées de lutte des classes et d’anticapitalisme, qui doit la remplacer au plus vite.

Deuxième leçon : la gauche radicale doit proposer une alternative claire et concrète au capitalisme et à la social-démocratie

La gauche radicale doit se tenir à distance des partis bourgeois et proposer réellement autre chose. Elle ne peut pas être une version un peu plus à gauche des partis sociaux démocrates alors que ceux-ci ont vocation à disparaître, sinon elle disparaîtra avec ces derniers.

Pour les campagnes électorales elle doit avoir une stratégie sur comment adresser les problèmes posés par la droite et les médias, car malheureusement ceux-ci résonnent ou deviennent des problèmes populaires. En Suède, la campagne s’est concentrée sur la montée (réelle) des violences des gangs et sur l’Ukraine, au point d’éclipser les autres sujets. Ces sujets ne doivent pas être ignorés ou traités avec mépris. Pour les classes populaires, c’est parce qu’il est devenu très difficile d’imaginer et de se projeter dans une amélioration radicale de leurs conditions de vie qu’il est plus simple d’envisager une amélioration très partielle et plus immédiate de ces dernières : la réduction de la violence criminelle dont elle est victime ou témoin. De la même manière, il est plus facile d’imaginer réduire les inégalités avec son voisin qu’on imagine « assisté », et dont on partage globalement la condition, qu’avec les milliardaires et les capitalistes. Pour notre camp, il faut donc surtout trouver comment imposer véritablement, et de manière aussi décomplexée que la droite et les fascistes, notre agenda : sortie du capitalisme et mise en commun de l’outil productif, égalité entre les femmes et les hommes, écologie…

Nooshi Dadgotar à la tête du parti de gauche radicale de la Suède
Nooshi Dadgostar, parfois présentée en France comme la “Mélenchon suédoise”, était la candidate pour le Vänsterparti (“Parti de gauche”)

Pour avoir une gauche radicale populaire, ses leaders, portes-paroles, militants, candidats, ne peuvent pas provenir pour l’essentiel de milieux de cadres, de profs, et d’étudiants. C’est l’idée même de représentation qu’un mouvement radical doit contester au maximum. 
Il est possible de faire face à une droite unie, y compris en Suède. Près de 20% des électeurs s’y sont abstenus, sûrement pour les mêmes raisons qu’en France. C’est notamment là que se trouvent celles et ceux qui peuvent faire changer les choses. 

Troisième leçon : la bourgeoisie est prête à opérer son tournant fasciste

En Suède aussi, la droite libérale (l’équivalent de LREM) est prête à gouverner avec l’appui de l’extrême droite, après s’être alignée sur son agenda. Comme, de facto, en France, mais avec une absence de complexe encore plus forte. Toute les droites et extrêmes droites européennes observent cela, il y a donc un risque d’entraînement et d’accélération. C’était d’ailleurs la proposition stratégique faite par Eric Zemmour lors de la présidentielle. Mais c’est aussi celle, déjà mise en place par Emmanuel Macron, sous couvert de “compromis” ou de proposition de “gouvernement d’union nationale” : dans les faits, LREM n’a pas la majorité à l’Assemblée nationale mais n’est pas du tout empêchée de gouverner, car l’opposition de droite et d’extrême droite n’en est pas une… 

“Le SD est actuellement, et de loin, le plus gros parti au monde avec des racines nazies”

Tobias Hübinette, chercheur suédois

On le sait d’avance : c’est l’extrême droite qui sortira in fine grande gagnante de ces alliances. Elle prétextera avoir été empêchée quand ces gouvernements n’auront aucun résultat sur les problèmes qu’ils dénoncent (l’insécurité en gros, car ils n’arrivent jamais à la réduire par ailleurs) et avoir besoin d’avoir « les mains libres ».

La fascisation progresse très rapidement et toutes les digues morales et éthiques (qui n’étaient que de l’affichage) sautent.

La bourgeoisie est tout à fait prête à prendre un tournant fasciste.

Les Démocrates de Suède, parti créé par des néonazis, sont arrivés en très bonne position
Manifestation des “Démocrates de Suède” en 1991, aujourd’hui deuxième parti de Suède et premier au sein du bloc des droites victorieux

Le mot peut paraître fort mais il est à la hauteur du danger : les mal-nommés “Démocrates de Suède” (SD) sont un parti fondé par des néonazis. Tous les jours la presse révèle les liens entre ses militants et les mouvances fascistes. Comme le note le chercheur Tobias Hübinette, cela fait que le SD est “actuellement, de loin, le plus gros parti au monde avec des racines nazies”. Dès le lendemain de l’élection, Linus Bylund, un des leaders du parti, disait, par exemple, devant le Parlement suédois, que les prochains jours seraient consacrés au “rugby-journaliste”, c’est-à-dire à s’en prendre physiquement aux journalistes… ambiance. 

La droite et l’extrême droite ne parlent que de ça mais ne règlent jamais les problèmes d’insécurité et de criminalité 

Comme la victoire du bloc de droite s’explique en grande partie par la montée de l’insécurité, le sujet mérite d’être développé. 

Sur ce thème, la gauche est généralement partagée entre deux écueils. Le premier consiste à jouer la surenchère répressive au point de contredire ses valeurs et surtout de valider les solutions de l’adversaire qui font préférer, à un électeur doué de logique et convaincu par ce discours, l’original à la copie. Le second consiste à nier le problème (parler de “sentiment d’insécurité”, s’appuyer sur des chiffres peu représentatifs qui minimisent les faits, etc). 

En Suède, la violence des gangs a augmenté
Mobilisées en Suède sur le thème de la montée (réelle) de la violence des gangs, la droite et l’extrême droite sont bien incapables de régler les problèmes qu’elles soulèvent. 

L’enjeu principal ne consiste pourtant pas à nier l’insécurité mais à décentrer un petit peu et rappeler qu’elle n’est pas l’unique problème, loin s’en faut. Aussi pénible soit-elle pour les populations et les classes populaires, il est important de la mettre en perspective avec les autres problèmes auxquels nous sommes aussi confrontés : chômage, bas salaires, exploitation au travail, urbanisme en faveur de la bourgeoisie, destruction de l’environnement dont nous subissons directement les effets, appauvrissement des services publics, rapports néo-coloniaux avec les pays pauvres… Agir sur ces problèmes, si cela ne règle pas tout, permet par ailleurs de réduire de manière notable l’insécurité à moyen terme.   

Dans le cas de la Suède, cela est d’autant plus vrai que, malgré une dégradation récente, elle reste un des pays les plus sûrs du monde et d’Europe. 

“Malgré les discours d’efficacité et les propositions ultra-répressives de la droite, elle a, dans ce domaine aussi, des résultats absolument pourris”

L’autre argument d’importance est de rappeler, malgré les discours d’efficacité et les propositions ultra-répressives de la droite, que, dans ce domaine aussi, cette dernière a des résultats absolument pourris. Voilà un constat que beaucoup s’abstiennent de faire mais qui est pourtant éloquent : les méthodes brutales de lutte contre la criminalité et les violences proposées par la droite et l’extrême droite ne fonctionnent absolument pas.

Quelques exemples :

Il faut dire que les méthodes proposées par la droite et l’extrême droite, loin de régler l’insécurité, sont même en partie propices à l’augmenter :

  • Réduire les aides sociales, les services publics, faciliter les licenciements et les bas salaires, laisser prospérer les paradis fiscaux,  favoriser la gentrification et la ghettoïsation créent autant de conditions propres à la prospérité du crime organisé.
  • Les mesures visant à armer la population et à laisser circuler ces armes augmentent les meurtres par armes à feu
  • Généraliser la prison pour des délits mineurs, revenant à mettre des petits délinquants, jeunes, au contact de criminels, dans un environnement ultra-violent tout en cassant largement leurs chances de réinsertion future, fait de cette dernière une véritable école du crime. 
  • Le harcèlement policier et les violences policières créent un ressentiment extrême, bien plus favorable aux explosions de violence qu’à sa disparition. 

Le lien entre immigration et crime organisé : une certitude contestable 

A la suite du fil Twitter dont est en partie tiré cet article, certains lecteurs et militants de la fachosphère ont reproché à ce dernier de ne pas évoquer ce qui serait pour eux la raison première de la montée de l’extrême droite en Suède : l’immigration. 

C’est parce que c’est bien le sujet de la violence des gangs qui a été mobilisée pendant cette campagne. Puis l’extrême droite s’est attelée à mettre un signe égal et à lier immigration et montée du crime organisé, au point que cela devienne synonyme pour certains. 

Pourtant si le crime organisé est parfois essentiellement présent dans les milieux immigrés, cela n’a rien d’une constante, permettant de délier les deux phénomènes et ne pas confondre une corrélation avec une causalité. Si le phénomène des gangs en Suède s’est effectivement essentiellement manifesté dans les banlieues pauvres des villes, où sont surreprésentés les habitants en provenance de l’immigration qui n’ont pas les moyens de vivre ailleurs – signifiant par là aussi qu’ils en sont également les premières victimes, ce qu’il est toujours bien de rappeler -, cela n’est pas une vérité générale que l’on retrouverait partout. 

En Irlande et en Pologne, le hooliganisme est un problème majeur d’insécurité, qui ne provient aucunement de personnes immigrées (les hooligans s’adonnant fréquemment, au contraire, à des actes racistes). 

En Russie, “la mafia russe”, nom donné à un ensemble divers d’organisations criminelles, dispose d’un pouvoir absolument effrayant et fait preuve d’une violence endémique. Ses membres sont blancs et slaves, comme les aime l’extrême droite. 

A ce fil Twitter, un internaute répondait encore : “le Japon n’a pas ces problèmes il me semble” (sous-entendu : parce que le Japon accueille peu d’immigration). Si le Japon est un pays sûr, le crime organisé est loin d’y être absent, avec plus de 23 000 yakuzas selon les dernières données. 

En Italie, les mafias italiennes et la Cosa Nostra sicilienne, à l’influence absolument tentaculaire et cause majeure de la criminalité dans le pays, ne sont aucunement liées à l’immigration et préexistaient absolument aux immigrations plus récentes. 

En Colombie, les cartels de drogue sont gérés par des Colombiens et aucunement liés à un phénomène d’immigration.

La liste pourrait continuer. 

Pour son documentaire, Donald Macintyre a passé trois ans avec la mafia de Manchester. Coupable de trafic de drogue, de rapt, de racket, de meurtres, de subornation de témoins, elle pourrit la vie des habitants et n’a aucun lien avec l’immigration

Le point commun entre plusieurs des phénomènes criminels cités précédemment, dans des pays aux cultures pourtant extrêmement différentes, sont leurs conditions sociales d’apparition : les banlieues d’Europe de l’Est, aussi blanches que soient leurs populations, ressemblent aux banlieues françaises, qui ressemblent aux banlieues de Suède.
Cela revient à dire une banalité, mais une banalité “politiquement incorrecte” pour reprendre l’expression favorite de la droite : la concentration de problèmes sociaux, le chômage et la pauvreté en particulier, sont un terrain propice au développement du crime organisé et des phénomènes de gangs. 

C’est le moment de dire que ce partage du territoire n’a rien de naturel : les centres-villes gentrifiés pour les cadres et la bourgeoisie, et les classes populaires reléguées en périphérie, où l’on retrouve les chômeurs et les travailleurs pauvres obligés de venir en ville tous les jours pour exercer les métiers les moins valorisés et les moins bien payés, au service des premiers, c’est le modèle capitaliste de la ville. 

Autre point d’importance, en tant qu’organisation capitaliste, le crime organisé suit le même type de division du travail : tous les risques et les sales besognes sont délégués aux plus démunis, à qui l’on fait miroiter une ascension qui n’arrivera jamais, et les vrais bénéfices sont pour ceux qui les exploitent et blanchissent leur argent grâce à un système financier très favorable à l’opacité.
Par ailleurs, ce crime organisé, qui tourne le plus souvent autour de la drogue et de la prostitution, a besoin de débouchés. Autant dire qu’en ce domaine, les consommateurs ne se limitent ni aux immigrés, ni aux pauvres… La demande créant l’offre, il serait, de plus, un peu de mauvaise foi de ne pas faire reposer la responsabilité du problème à tous ceux qui en tirent avantage, et qui sont loin d’être sous-représentés dans la bourgeoisie de droite. 

La Suède préfigure ce qui se passe dans toute l’Europe. La social-démocratie est agonisante et haïe des peuples qu’elle trahit systématiquement, il est inutile et dangereux pour la gauche radicale de tenter de l’imiter ou de la faire renaître. Face à elle, un bloc de droite extrême est prêt à se former dans lequel l’extrême droite, y compris sous ses formes fascistes, sortira gagnante. Cette alliance, qui montre que l’opposition morale de la bourgeoisie au fascisme n’est que purement circonstancielle et contingente, tente de trouver des appuis populaires en mobilisant des difficultés (l’insécurité en tête) auxquelles elle est pourtant bien incapable d’apporter des solutions réelles, son objectif étant ailleurs : terroriser les personnes racisées et tuer dans l’oeuf les potentialités de rébellions populaires. 

Si ce constat peut déprimer dans un premier temps, il est aussi un symptôme de fébrilité de la part de la bourgeoisie. Si cette dernière prend ce tournant, c’est aussi parce que des “signaux faibles” révolutionnaires sont là : inflation galopante, chômage massif, dérèglements climatiques, corruption, guerres, très fort risque de crise économique majeure…dont nos dirigeants et nos capitalistes savent bien qu’ils sont, historiquement, des facteurs insurrectionnels forts, d’autant plus lorsqu’ils sont additionnés. 

Leur crainte nous rappelle donc que nous ne sommes pas aussi faibles que nous l’imaginons parfois. 


Rob Grams


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Crédit photo de Stockholm : Julian Herzog (CC BY 4.0)