Quand on pense au design, on pense spontanément à la maison cubique que se fait construire ce couple de médecins à la campagne ou bien aux canapés italiens hors de prix qui garnissent les pages de Marie-Claire Maison. Le design évoque au mieux une sorte de luxe bourgeois, un supplément d’âme déco pour ceux qui en ont les moyens, au pire l’outil de manipulation par excellence de la classe capitaliste qui façonne nos désirs à coups de neuromarketing pour élaborer des marchandises sournoisement irrésistibles.
Pourtant, à bien y regarder, que ce soit dans les pratiques concrètes de conception au sein des entreprises capitalistes ou dans les origines de la discipline, le design est un drôle d’objet qui joue complètement à contre-courant des logiques que les bourgeois ont imposées à la production. Cet ADN qui vaut au design d’être de plus en plus écarté des processus de conception réels pourrait en symétrie nourrir des pistes très concrètes pour se représenter les formes d’une production débarrassée du capitalisme.
On peut s’intéresser aux objets sans être pour le capitalisme, au contraire
La reproduction matérielle de nos existences est la fonction la plus primordiale de la société et nécessite un travail perpétuel. Le capitalisme vole une partie du fruit de ce travail et, on y reviendra, biaise le besoin de ce qu’il y a à produire. La crise écologique elle, nous impose de revoir impérativement le rythme et l’échelle à laquelle nous fabriquons des objets et les finalités auxquelles nous les destinons. Pour autant, il faut bien comprendre que le simple fait de ne pas dépérir demandera toujours, dans n’importe quelle société, de produire des biens matériels.
L’exemple le plus évident est la nourriture, qu’il faut récolter, cultiver ou élever (urgemment de moins en moins en ce qui concerne l’élevage). Mais il en va de même pour absolument tout ce qui nous entoure : à horizon de temps plus ou moins long, tous les objets sont détruits petit à petit par leur utilisation. La colle d’une chaise finit toujours par céder, son paillage par s’user. Le talon d’une chaussure s’érode à mesure que l’on marche avec, et même en revenant vers un modèle de réparation artisanale ultra-majoritaire, il faudra toujours produire les semelles de remplacement, la colle et le fil, mais également les machines pour effectuer ces réparations . Même une maison ou un appartement, s’il n’est pas entretenu, finit par devenir une ruine. Il faut constamment de nouveaux joints, de nouvelles canalisations, peinture, revêtement de sol, tuiles, zingage, charpente, etc.
Dans l’acception courante du concept de consommation, on imagine qu’il décrit principalement l’acte d’achat, que ce que l’on consomme, c’est notre argent. Pourtant, il me semble bien plus utile de comprendre que ce sont nos objets qui sont consommés par l’utilisation qu’on en fait. Une société de consommation n’est pas tant une société où l’on consomme beaucoup d’argent, où l’on a un grand pouvoir d’achat, sinon on ne comprend rien de l’évolution de la production de masse et de la pauvreté, mais surtout une société où l’on détruit beaucoup de choses.
Cela dit, il est important de ne pas être aigri vis-à-vis des biens matériels. Si on a raison de dénoncer l’abondance de biens comme condition du bonheur, le raffinement et le soin esthétique donnés aux objets usuels, l’intérêt porté tant à enrichir leur confection qu’à en apprécier la compagnie, restent une tendance de fond des sociétés humaines, bien antérieure au capitalisme et qui lui survivra. Aimer les objets et leur beauté n’est pas une perversion qui glorifie la marchandise mais une pratique culturelle qui stimule l’esprit et le sentiment esthétique. Un trait presque anthropologique que l’on retrouve depuis les silex finement taillés du Néolithique jusqu’aux sociétés les plus pauvres en production d’artefacts, et qui fait tout le supplément d’humanité et rend la vie plus riche qu’une simple reproduction fonctionnelle.
Quand on dénonce la fétichisation de la marchandise on ne dit pas qu’avoir de beaux objets est une pratique nuisible, on dénonce le fait de charger des productions médiocres de fausses valeurs qu’elles n’ont pas pour justifier leur prix sans parler de comment elles ont été produites : Boites de pâté industriel “de Qualité”, Baguettes “Traditions” dans des boulangeries “Authentiques” qui sont en fait élaborée avec des farines standard, bottes anglaises “indestructibles” “icône du punk rock” fabriquées en chine avec des cuirs médiocres, etc.
Bien davantage, si on se donne pour tâche d’imaginer un monde post-capitaliste, on aura du mal à convertir le grand nombre à coup de renoncement, d’ascétisme et de pénurie. Pour citer le fameux Frédéric Lordon : « Si le communisme est une proposition grise, il perdra la bataille imaginaire. Mais il n’a nullement à l’être. C’est même tout le contraire. Il n’y a aucun paradoxe à soutenir qu’il peut être, et qu’il doit être, luxueux. C’est-à-dire mettre partout la lumière des choses belles et bien faites parce que tout le monde aura été mis dans les conditions de les faire belles et bien. »
Contre la division du travail et le luxe bourgeois: l’origine révolutionnaire du design
Mobilier du designer italien Enzo Mari exposés à la Triennale de Milan suivi d’une de ses planches « Carte storiche » de 1976 qui décrit la « liberation de la recherche artistique de l’idéologie bourgeoise » par « la critique de la division en disciplines », « la contre information militante » ou encore « le matérialisme historique dialectique »… Un marxiste parfaitement orthodoxe.
C’est à peu près ce qu’avaient en tête toute une série d’artistes, architectes, décorateur·ice·s et ingénieur·e·s qui, de la fin du XIXe au début du XXe siècle, posèrent les jalons d’une discipline nouvelle : la création industrielle, aka le design.
Ces proto-designers ont, par touches successives, fondé un nouveau corpus de savoir-faire à la jonction entre art et artisanat, qui tire parti des nouveautés techniques, des économies d’échelle et de la standardisation offertes par l’industrie pour offrir à l’humanité un épanouissement artistique dans son quotidien. L’objectif est double. D’une part, abolir la distinction concepteur/producteur qui délègue nécessairement la fonction de production la plus pénible à une classe ouvrière aliénée, et d’autre part, se distancer des beaux-arts, des arts légitimes, pour former des artisans concepteurs qui ne soient pas occupés à façonner des objets seulement réservés aux palais dans des formes perpétuellement héritées de la tradition, mais aux gens du commun, dans un langage qui traduit l’esprit de son temps, à une époque où le summum du bon goût était le luxe bourgeois d’inspiration aristocratique. C’est à eux que l’on doit beaucoup des formes que nous côtoyons encore aujourd’hui.
Pour citer quelques exemples des figures singulières qui ont chacune apporté leur concours à cette tâche pas si évidente, on peut penser à William Morris, architecte, décorateur, peintre, écrivain et militant socialiste, horrifié par la condition ouvrière dans l’Angleterre de la fin du XIXe siècle. En plus d’écrire des utopies d’usines du futur autogérées, il décida de fonder une fabrique d’un type particulier à l’époque du taylorisme, la Morris & Co, réunissant des artisans créateurs qui façonnaient en autonomie et à leur image des chaises, des tables, des commodes, papiers peints et tapisseries, meubles et autres éléments architecturaux. Son impératif presque moral était de renouer avec une conception honnête du bon et du beau mobilier en opposition, selon ses mots, au « luxe porcin des riches ».
Du côté de l’Allemagne des années 1920, c’est l’école du Bauhaus qui rassemble tout ce que l’Europe compte alors d’artistes d’avant-garde pour travailler à cette fusion des arts et de l’artisanat à destination des gens du commun. Ses fondateurs, comme Walter Gropius, étaient également à l’origine d’un Soviet des arts et plaidaient « la lutte des classes[…] pour assurer le droit à chacun à avoir une occupation qui le remplit de joie » (Moholy-Nagy). Elle sera fermée par les nazis parce qu’elle rassemblait presque uniquement des sympathisants et militants communistes.
En France, c’est l’Union des artistes modernes qui prend, dans les années 1920, le pari d’un art industriel pour apporter confort et raffinement au plus grand nombre. Parmi ses membres fondateurs, on trouve des mères et des pères de la discipline aussi badass que Charlotte Perriand, militante communiste et féministe d’avant-garde, qui prônait le décentrement vis-à-vis de l’ethnocentrisme européen, qui meublait les habitations HLM d’alors tout en réalisant des fresques en ode au Front populaire, ou bien Jean Prouvé, qui fonde avant la guerre un atelier où il pratiquait le salaire unique (du manœuvre à lui-même, tout le monde était payé pareil) jusqu’à sa fermeture. Il ira combattre les nazis dans la Résistance avant de retourner dessiner des mobiliers pour les étudiants de Nancy, des maisons modulables pour les sinistrés de la guerre, et des pavillons de 57 m² pour l’abbé Pierre afin de loger les sans-abri parisiens. C’est la “maison des jours meilleurs”, préfabriquée dans son atelier de Nancy qui se monte en une demi-journée et dont les éléments standardisés permettent un prix au mètre carré extrêmement abordable tout en offrant un espace de vie franchement agréable.
Bien sûr, tous n’étaient pas aussi progressistes et nul n’était exempt de liens avec la bourgeoisie, dont une partie « bohème » anticonformiste avait plaisir à financer les expérimentations et à commander les meubles. Mais on sent bien, à l’état d’esprit des pionnier·e·s de la création industrielle, que toute la discipline s’est construite dans l’inspiration d’une pensée révolutionnaire et socialisante. Cela n’a rien de surprenant au regard de la doctrine qui vise le confort des masses aussi bien que le travail libre et bien fait, le raffinement, l’économie de moyens plutôt que l’étalement d’artifices, l’intelligence constructive élevée au rang d’art, etc.
Mais alors, qu’a fait le mode de production capitaliste de cette aspiration ? Comment se passe concrètement la conception des biens de consommation courante depuis, et pourquoi ?
L’apogée puis la chute du design à la sauce capitaliste
Directement après la guerre, la bourgeoisie, qui avait déjà commencé à comprendre l’intérêt économique des marchés de masse, intègre pleinement ces concepteurs designers. Cette nouvelle figure prend part de façon systématique dans les processus de conception des entreprises. Dans le même mouvement, son potentiel révolutionnaire se fait absorber par les visées publicitaires des commanditaires. Ainsi, toute une génération de créateurs, principalement émigrés aux États-Unis, façonnent les formes des Trente Glorieuses. Raymond Loewy, père de l’esthétique streamline typique des années 1950, illustre lui-même, dans son fameux motto « la laideur se vend mal », la conversion au point de vue marchand de la discipline, pourtant complètement absent des doctrines d’avant-guerre. Ce pari est plutôt avantageux de la part de la bourgeoisie puisque les designs de Raymond Loewy, entre autres, font à l’époque exploser les ventes des biens de consommation courante qu’il dessine : voitures, cigarettes, électroménager, etc.
C’est à mon avis de ce genre de collaboration qu’est née l’idée que nous devions une forme de beauté au capitalisme. Cela pouvait se défendre en 1950, mais je pense que ce n’est clairement plus le cas de nos jours… la « success story » du design se heurte vite à plusieurs mécanismes implacables qui l’évacuent petit à petit des processus de conception.
1 – D’une part, le principe même de prendre du temps pour élaborer des objets finit par entrer en conflit avec les rythmes de la production : réaliser trois prototypes d’accoudoirs pour arriver à une forme parfaite, selon des critères aussi peu quantifiables que le confort ou le sentiment esthétique, parfois en ne changeant que quelques millimètres, qu’un détail de chanfrein ou de congé, cela semble de plus en plus inutile à la plupart des départements de vente des sociétés productrices. Ainsi, même les sociétés historiques, qui ont joué du design pour devenir dominantes, ne se contentent presque plus aujourd’hui que d’entretenir un catalogue patrimonial de dessins réalisés des années 1920 à 1980.
2 – Symétriquement, le mouvement général de compression salariale, propre à la lutte des classes pour la valeur ajoutée, tarit les débouchés pour des produits qui répondent aux aspirations que le design place dans un objet : fabriquer correctement avec des matières robustes, dans des conditions humaines et accessibles à la masse. Cela semble évident, mais le rappeler ne fait pas de mal : salaire plus bas égale moins d’argent à consacrer à chaque objet que l’on acquiert, égale compression des coûts de la part des producteurs, égale moindre qualité et, in fine, comme on ne peut pas compresser à l’infini le coût des matières premières, production dans des conditions inhumaines (les exemples sont légion : goulag biélorusse pour Ikea , Rana Plaza au Bangladesh…). À ce stade, c’est presque risible de déplorer que ces productions économisent le coût d’un designer, et quand bien même ce n’est parfois pas le cas, iel s’y compromettrait moralement… Les preuves de ce mouvement du capitalisme sont abondantes, et même les économistes pro-business constatent une forte polarisation du marché des biens : les produits « milieu de gamme » disparaissent au profit soit du low cost soit du luxe. Un exemple que j’aime beaucoup serait celui du magnifique vélo Pliant Zoombike de Richard Sapper dessiné en 2000 mais complètement inadapté à une économie de marché… Toutes les pièces sont usinées sur mesure dans un alliage d’aluminium de qualité aéronautique, pour certes une légèreté spectaculaire mais également un prix prohibitif. Comme le capitalisme est mal fait, les seules personnes capables de s’offrir une telle qualité font plus probablement leurs trajets quotidiens en taxi qu’en vélo pliant (qui plus est, imaginé pour une multi-modalité c’est-à-dire pour être emporté dans un bus ou un métro…).
3 – Car en effet, la logique même du capitalisme de déléguer tout jugement sur la nécessité de produire tel ou tel bien à la délibération d’un marché, à mesure que se concentrent les richesses, établit une sorte de ploutocratie des objets où chacun a autant de « droit de vote » sur la demande qu’il a d’argent. Et comme 10 % de bourgeois accaparent 32 % de la production annuelle, il faut bien se rendre compte que c’est autant de richesses qui vont venir déformer la structure même de la demande en faveur de leurs envies particulières. Il faut se figurer le nombre de gens qui travaillent à fabriquer, par exemple, des écrans publicitaires digitaux, des bâches imprimées, des stands de salon professionnels pour diffuser des pubs de SUV et de montres Cartier que la plupart d’entre nous ne pensent même pas à acquérir. Bien sûr, pour les productions destinées aux maisons des bourgeois, on a tout à fait le temps de dessiner des objets. Et c’est ainsi que prospère un marché du luxe qui nous vaut d’avoir comme première fortune mondiale un fabricant de sacs à main et de malles littéralement importables, puisque manipulées par des domestiques (on ne va pas les encombrer de roulettes, ce serait vulgaire).
En son sein, certaines logiques du design ont encore droit de cité. Pourtant, même s’il y a parfois des productions admirables, la fonction d’apparat mal comprise pousse souvent à une débauche de moyens qui rend difficile d’apprécier l’intelligence constructive et l’à-propos des produits de luxe. Quand on n’est pas tout simplement révolté par l’affront à l’équité qu’ils représentent. Pour revenir aux malles, imaginez qu’un affreux présentoir à sneakers Vuitton qui n’est même pas d’une construction subtile et intelligente (panneaux rigides entoilés, quelle horrible redondance dans la mise en forme) vaut à peu près le prix d’un 20 mètres carré à Paris (180 000 € !!!)…
Pour résumer : certes, notre classe bourgeoise voudrait qu’on soit fier collectivement de nos lustres en cristal de Sèvres. Certes, beaucoup d’Occidentaux ont de très beaux iPhones, mais la majorité quantitative du paysage des objets générés par le capitalisme reste mieux représentée par les fenêtres en PVC, les chaises de bistrot siglées Miko, les blocs de climatisation aux fenêtres, les tabourets de salle de bain en plastique…
Qu’on soit bien clair, il existe encore des entreprises capitalistes qui font le pari et prennent le temps d’essayer de faire de beaux objets, mais quand on prend la grande majorité des productions industrielles, ce ne sont pas ces principes qui président. Bien souvent, les décisionnaires suivent plutôt l’avis des départements marketing, quand ce ne sont pas simplement eux qui sont chargés d’élaborer les produits.
Le bullshit dans la conception contemporaine
Ces derniers, qui n’ont le plus souvent aucune formation ni intérêt pour la production réelle, sont naturellement incapables d’avoir des idées proprement intelligentes sur quelle forme faire prendre à la matière, quel procédé mettre à profit pour tirer le plus de beauté de la fabrication la plus simple possible. Ce n’est tout simplement pas leur affaire. La plupart des décisions restent donc d’ordre cosmétique, employant des méthodes abstraites qui parlent de tout sauf d’objet, d’utilisation, de praticité et de beauté.
Je me souviens qu’il y a une époque où la critique du neuromarketing était très tendance à gauche, décrite comme un réel danger pour notre libre arbitre. Une stratégie sournoise et imparable du capitalisme pour nous maintenir sous son emprise en élaborant des produits scientifiquement irrésistibles. Déjà, on y reviendra, mais j’ai l’impression que ce qui se crée hors cadre capitaliste est beaucoup plus beau et qualitatif. Mais surtout, ça vaut la peine d’examiner un peu la réalité. Je ne dis pas qu’il n’y a pas, dans la pub ou le rayonnage des supermarchés, des effets tangibles du neuromarketing, mais dans la conception d’objets à proprement parler, ses rares occurrences sont plus comiques qu’effrayantes. La société Neurons qui vends des solutions AI basées sur des études de “eye tracking » nous éclaire avec ce diagnostic brillant :
«Kellogg a réorganisé son emballage dans le cadre d’une évolution stratégique de sa marque. L’attention des consommateurs s’est ainsi détournée de la variation des produits pour se porter sur la notoriété de la marque et sur l’héritage de l’histoire de Kellogg. » pour suggérer, attention… d’agrandir le logo.
Plus orienté design et moins packaging, il suffit de regarder tous les produits sur-markétés pour se rendre compte qu’ils sont plus remplis de préjugés débiles que de science de l’attention. Imaginez ce fer à repasser à l’irrésistible design neuro-marketé par les plus grands experts du domaine. Notez la couleur parme qui fera immédiatement appel au cerveau reptilien de madame pour l’entraîner dans une spirale d’achat compulsive propre au sexe faible. On rigole mais on voit mal comment l’idée sous-jacente a pu être si différente pendant les brainstorming de Philips…
En réalité, je n’ai jamais rencontré en la matière une quelconque théorie ou pratique beaucoup plus prescriptive que l’effet Buba-Kiki ou la préconisation de mettre les boutons importants en rouge. On peut dormir tranquille de ce côté-là, car en plus ce ne sont pas vraiment ces techniques qu’on utilise pour élaborer les produits en eux-mêmes, mais plutôt des séries de réunions et des moodboards avec des slogans débiles. Exemple réel :
« Notre marque c’est l’eau, l’eau c’est la vie, donc notre marque c’est la vie ! » Débrouillez-vous avec ça et proposez quelque chose qui fasse « sustainable« . Changer la forme de la bouteille pour empaqueter 25% moins d’air dans un pack de six et économiser autant d’émissions de CO2 lors du transport ? Non, c’est trop ambitieux !
Tous les créateurs industriels sont familiers de ces injonctions mercantiles stupides qui poussent à la médiocrité. Non seulement les volontés de production soutenables, écologiques et humanistes ne manquent pas, tant dans la société que parmi les créateurs, mais elles me semblent même bridées par la loi du marché. Surtout, il s’agirait de se rappeler que la puissance même du design, depuis son origine, est qu’en créant de nouveaux objets, on crée de nouvelles façons de vivre.
Le design : un déjà-là post capitaliste !
Imaginer de nouveaux usages, des nouveaux objets avec des fonctions qu’on ne connaissait pas avant est l’une des spécificités de la pratique du design. Libérer cette créativité de la rentabilité à tout prix peut grandement aider à faire changer la société. Imaginer, par exemple, la forme concrète que prendrait un restaurant ou un café autogéré bien dessiné, quels types de formes, d’objets et d’aménagements permettraient de limiter au maximum les tâches non épanouissantes qu’on délègue aujourd’hui à des subordonnés : accommoder de bonnes préparations culinaires avec un self-service qui soit plus chaleureux que le système de cantine, imaginer des lave-vaisselle orientés vers la clientèle et faciles d’utilisation, des cuisines intégrées à la salle, etc.
Ou encore, dans le cadre d’une socialisation des biens de première nécessité sous la forme d’une sécurité sociale alimentaire (voir plus), quelle forme pourraient prendre des réserves gratuites au pied des immeubles de denrées que tout le monde consomme : huile végétale, sel, produits ménagers et hygiéniques, etc. Rendre ces lieux pratiques, agréables et beaux, en un mot désirables, est une formidable « empuissantisation » des idées politiques sous-jacentes. Et le plus pratique, c’est qu’il n’y a même pas à attendre la révolution pour s’y mettre.
Car ce genre de projet existe déjà. Un exemple particulièrement réussi serait celui de la collaboration entre les étudiants du Berkeley College of Environmental Design et le cabinet d’architecte de Kengo Kuma, qui ont réalisé en 2014 un pavillon ouvert sur l’île d’Hokkaido, au Japon. Ce projet de « nid » propose une structure ouverte, support aux activités de récolte, stockage, préparation/consommation puis compostage des aliments locaux. Tous les membres de la communauté participent à chaque étape du cycle de consommation dans une espèce de communisme primitif qui n’a franchement pas l’air désagréable :
Il faut dire que si l’on réfléchit aux objets que l’on souhaiterait voir fabriqués plutôt qu’à ceux qu’on est capable d’acheter, la logique change complètement. Si les formes concrètes d’une société débarrassée de la domination capitaliste restent un peu floues pour la majorité des gens, chacun a plus ou moins à l’esprit le genre de production que les limites environnementales nous imposent.
Les usagers et les créateurs ont spontanément beaucoup plus d’appétit pour l’écologie et la durabilité que n’en a « le marché ». Régulièrement, de très bonnes idées sont mises en circulation dans des cadres académiques ou expérimentaux, voire professionnels. Nombreux sont les projets de recherche qui proposent des grille-pain incassables, des smartphones modulaires où l’on peut remplacer les composants défectueux individuellement plutôt que de tout jeter une fois la batterie usée, ou des machines à laver réparables à vie. Ces exemples montrent l’absurdité de laisser aux bourgeois le contrôle de la production. La machine « l’Increvable » est imaginée en 2014 par Julien Phedyaeff dans le cadre d’un projet de diplôme puis entrepreunarial. Il propose un produit évolutif dont la conception permet de garantir 15 ans de durée de vie et une réparabilité optimale pour 20 ans. Malgré l’intérêt démontré du public et des précommandes massives, ils sont contraints d’abandonner le projet faute de volonté d’investissement de la part des constructeurs. Le Phonebloks, concept de téléphone modulaire de Dave Hakken , promettait une petite révolution dans la durabilité des smartphones. Le concept a été récupéré par Google, qui a tout développé au rabais (grâce aux processus décrits plus haut) pour pondre l’ARA, une espèce de compromis mou qui ne peut intéresser personne puisque juste dessiné pour vous faire acheter des modules d’amélioration et non pour être réparé.
L’avantage reste que nous pouvons nous appuyer sur ces exemples pour imaginer des dispositions économiques qui faciliteraient la viabilité de ce genre de projets. L’un des gros points critiques réside dans le prix d’achat. On le redit, mais construire correctement a un prix. On ne peut pas offrir des produits plus robustes dans une ambiance de compression salariale. Arracher la plus-value aux bourgeois est donc l’une des conditions les plus directes pour diffuser largement des objets durables. Le prochain levier accessible serait la subvention sélective de l’investissement nécessaire. En régime capitaliste, c’est assez peu satisfaisant car on subventionne les profits privés. Cela se contourne en imaginant des cadres de production non lucratifs. Pour donner une idée un peu concrète, j’ai déjà pu exposer un circuit de fourniture des services publics adossé à une gestion durable des forêts grâce à un service de production de l’État qui, bien qu’actuellement sous-employé, a le mérite de déjà exister. Bien sûr, on préférera davantage une socialisation de la production plutôt qu’une étatisation. SCOPs et groupements associatifs pour les ouvrages complexes. Mais on a le droit d’être bien plus ambitieux et d’imaginer même une abolition de la division stricte du travail et une libération des aspirations créatives et artisanales de chacun. Bien sûr, on ne veut forcer personne à trimer, mais combien d’entre nous font des cours de poterie, pratiquent l’ébénisterie en amateur ou seraient heureux de le faire ? Combien l’effort cumulé de millions de potiers amateurs pourrait-il remplacer de presses, de matriceuses, de moules en plâtre utilisés dans l’industrie céramique ? Combien de transport, et donc d’énergie, le façonnage local permet-il d’économiser ? Répandre largement les techniques de conception du design, répandre le statut de concepteur-fabricant et abolir les restrictions de la propriété intellectuelle lucrative permettraient d’imaginer une saine diffusion de la créativité et des belles formes, dans une boucle qui nous ramène presque aux utopies de William Morris ou aux planches historiques d’Enzo Mari.
Car, au final, pour le résumer le plus simplement possible, je suis convaincu que suivre jusqu’au bout les ambitions qui ont fondé le design nous amène forcément à imaginer un monde non seulement plus égalitaire mais aussi plus soutenable du point de vue de notre environnement. Ainsi, les pistes pour déborder le système de production actuel découlent d’elles-mêmes dès que l’on prend au sérieux la nécessité de répondre à des besoins. C’est cet héritage que j’aimerais que l’on retienne de la discipline, plutôt que ses écueils contemporains qui ne font que la singer.
Athime de Crécy
Photo d’en tête : La gamme de canapés « Cape » dessinée par Konstantin Grcic en 2011 illustre bien la sophistication délicate inspirée par l’économie de moyens : plutôt que de fabriquer une housse complète on soigne quelques détails de couture qui vont permettre de poser un drapé élégamment sur une structure. On a une économie de moyens et une facilité de mise en œuvre qui ne sont même pas vécues comme un compromis mais comme un plus, puisqu’au final c’est cette construction qui donne au sofa son caractère cosy, honnête et iconique.
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