Le 9 mars 1906 au soir, le délégué à la sécurité des mineurs ouvriers de la Compagnie des mines de Courrières, Pierre Simon, demande à la direction l’arrêt du travail au sein des fosses de cette gigantesque exploitation minière du Nord. Un incendie s’est en effet déclaré depuis plusieurs jours dans l’une de ses galeries, et les ingénieurs peinent à contenir son évolution. Il juge donc la sécurité de ses camarades compromise. Il n’est pas écouté : à l’époque, rien n’oblige ces délégués à être entendus et on fait peu de cas de la vie humaine face à l’impératif de poursuite de la production. Le lendemain matin à 6 h, 1664 mineurs, le plus jeune âgé de 14 ans, descendent dans les fosses pour commencer leur éreintante journée de travail. 30 minutes plus tard, une explosion résultant de l’incendie balaye tout dans un rayon de 110 km de galerie, transformant ces dernières en fournaise. Le bilan officiel sera de 1099 morts parmi les mineurs présents, auquel s’ajoute 16 sauveteurs et les travailleurs irréguliers dont l’Histoire ne gardera aucune trace. Le droit de retrait aurait existé, plus de 1100 vies auraient été épargnées.
Il faudra en effet attendre près de 80 ans pour que la législation – après un siècle de lutte – consacre le rôle des Comité d’Hygiène, de Sécurité et de Conditions de Travail (CHSCT) et donne un droit de retrait aux salariés, qui prévoit que
« Le travailleur alerte immédiatement l’employeur de toute situation de travail dont il a un motif raisonnable de penser qu’elle présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé ainsi que de toute défectuosité qu’il constate dans les systèmes de protection. Il peut se retirer d’une telle situation. L’employeur ne peut demander au travailleur qui a fait usage de son droit de retrait de reprendre son activité dans une situation de travail où persiste un danger grave et imminent résultant notamment d’une défectuosité du système de protection. » ( Article L4131-1 du Code du travail )
Piètre juristes mais surtout grands bourgeois, ministres et éditorialistes ont travesti cet article de loi en « quand il y a un danger grave et imminent pour sa petite personne on peut s’arrêter mais sinon c’est une grève surprise ». D’où les hurlements contre les conducteurs de train de la SNCF qui ont exercé ce droit suite à l’accident dont a été victime un de leurs collègues, parce que les nouvelles procédures en vigueur dans cette entreprise où tout doit être allégé en vue de l’ouverture à la concurrence prévoient qu’un salarié puisse se trouver totalement seul dans son train. Avec des conséquences potentiellement dramatiques en cas d’accident.
Evidemment que le droit de retrait n’est pas simplement un droit individuel mais plus largement un droit collectif : on se protège soi et ses collègues face à la potentielle indifférence de son employeur qui a d’autres choses à penser (par exemple son taux de profit et ses coûts salariaux). Forcément, cela échappe à celles et ceux qui nous dirigent et qui ont passé leur vie à penser à leur petite personne et leurs petits stocks options, même sur le dos de centaines de salariés licenciés, comme ce fut le cas pour Madame Pénicaud, la ministre de la souffrance au travail.
Régulièrement, l’actualité évoque ces conducteurs de bus qui cessent le travail suite à l’agression de l’un des leurs. Dans ces cas là, c’est normal pour tout le monde. Aucun politique ne va aller dire que c’est seulement l’unique chauffeur qui a été agressé qui doit s’arrêter. La notion de solidarité est comprise, mais parce que par derrière se profile l’aubaine de pouvoir tenir un discours sécuritaire contre les agresseurs. Le droit de retrait, c’est OK pour tout le monde quand ça permet de parler délinquance.
Cette polémique doit nous permettre de nous rappeler que le droit de retrait, c’est pour nous tous. Pas seulement pour les ouvriers des mines de l’ancien temps, mais aussi celles des cadres en burn out, des caissières aux articulations détruites par le travail, des magasinières exposés à la poussière et au bruit, des salariés de Mac Do soumis aux cadences et à l’énervement des clients et des petits chefs. Le droit de retrait, c’est la solidarité. Le droit de retrait, c’est l’ambition humaine de faire passer sa santé avant l’impératif de production. Le droit de retrait c’est le droit à dire on s’arrête, on réfléchit, on négocie. Le droit de retrait c’est à la fois démocratique et écologiste, c’est pour les travailleuses et les usagers. Le droit de retrait, c’est la vie.
Pour en savoir plus sur la santé au travail, lire notre enquête sur le sujet
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Illustration de Une par Aurélie Garnier