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On le voit, on le sent, notre pays bascule silencieusement dans un régime autoritaire, où les violences policières contre les manifestants est nettement plus importante qu’elle ne l’était il y a dix ans. L’usage de tous les dispositifs juridiques permettant de réprimer, d’enfermer, et d’empêcher les manifestants d’agir se fait, quant à lui, de manière de plus en plus excessive et en toute impunité. Pour donner sens à un quotidien empli de vidéos de brutalités policières qui circulent sur les réseaux sociaux, d’arrestations préventives, de gardes à vue ou de justices expéditives à l’encontre des gilets jaunes, nous avons demandé à Vanessa Codaccioni, auteure dernièrement aux éditions Textuel de “Répression, l’Etat face aux contestations politiques”, de nous expliquer les mécanismes et les origines de ce à quoi nous assistons depuis maintenant plusieurs mois en France. Entretien par Selim Derkaoui.

Dans votre livre, vous expliquez que Vichy et la guerre d’Algérie représentent un “réservoir d’expériences” en matière de répression. Qu’entendez vous par là et en quoi ce réservoir s’applique t-il au mouvement des gilets jaunes ?

Il y a deux moments qui sont extrêmement répressifs en France : Vichy et la guerre d’Algérie. Ce sont des moments répressifs dans lesquels les gouvernements vont puiser des idées de répression. On a bien vu que lorsqu’il y a eu l’attentat au Bataclan, on est allés chercher l’Etat d’urgence. L’assignation à résidence est, par exemple, une disposition qui a été massivement utilisée pendant la guerre d’Algérie, et beaucoup de dispositions anti-terroristes aujourd’hui viennent de cette guerre et de la lutte contre le mouvement du FLN et de ses soutiens. Il y a aussi les perquisitions administratives et la logique préventive également, c’est-à-dire empêcher les gens de faire quelque chose. Dès qu’il y a une idée de répression, ce sera lié soit à Vichy ou à la Guerre d’Algérie. On peut également citer la déchéance de nationalité, les camps d’internement, par exemple, ou encore réinstaurer des tribunaux militaires aussi.

A cela s’ajoute également l’antiterrorisme et les mesures pour lutter contre le djihadisme ?

Cela s’ajoute en effet à ces deux moments répressifs en France. En réalité ce qu’on voit très bien c’est qu’on va appliquer des mesures spécifiquement adoptées pour lutter contre des djihadistes pour les appliquer à des militants. C’est d’ailleurs ce qu’on a vu sous l’État d’urgence, où trois semaines après son déclenchement ce sont des militants écologistes qui ont été assigné à résidence. Donc une mesure qui a été adopté officieusement pour lutter contre les djihadistes s’applique à des militants immédiatement. On le voit aussi dans le cas du fichage. Être fiché S aujourd’hui, cela veut dire qu’on peut être autant un militant qu’un djihadiste, un hooligans, etc Donc on assignit la population. De manière plus générale, on mobilise ainsi des dispositifs de renforcement du renseignement (les équipes, les photographies, les balises espionnes, etc) a des militants. Il y a aussi l’accusation d’association de malfaiteurs qui peut aussi être appliqué à des individus qui luttent et qui revendiquent. Ce qui marque le plus, c’est la logique préventive anti-terroristes à la gestion des mouvements sociaux. La logique anti-terroriste et préventive vise à empêcher les gens de passer à l’acte et de commettre un attentat. Et on passe ainsi à empêcher de manifester ou de militer.

Ce qu’on appelle les « arrestations préventives » ?

Exactement, ou les interdictions de manifester, qui ont d’ailleurs été censurées par le Conseil constitutionnel.
La loi anti-casseurs, votée récemment par le Parlement et malgré la censure par le Conseil constitutionnel de l’article le plus controversé, n’est pas nouvelle. D’ailleurs, un ensembles de lois depuis de nombreuses années, gouvernements socialistes et de droite confondus, allaient en ce sens. Comment en est-on arrivé là ? On en est arrivé là pour plusieurs raisons. D’abord on assiste à un renouveau du mouvement social. Au début des années 2000 apparaît le mouvement altermondialiste avec les « Black Blocs ». Au niveau français on assiste aussi à un renouveau des luttes, notamment anti-CPE en 2006, se conjuguant avec les révoltes urbaines dans les banlieues en 2005 et l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy. Il y a ainsi un renforcement de la répression de toute forme contestation. Il y a une logique de fond qui est ni de droite, ni de gauche, qui fait qu’aujourd’hui on veut réduire la contestation en une peau de chagrin.

Par exemple ?

L’une des lois les plus importantes est la loi anti bande de Christian Estrosi de 2010, et qui va créer le délit de participation en regroupement en vu de commettre des violences et des dégradations. C’est ce qui est appliqué aujourd’hui à 90% des gilets jaunes notamment. Ensuite, on a une partie des loi-antiterroristes donc comme la loi renseignement de 2015 qui permet de plus en plus d’activité intrusive de renseignement, par exemple les dispositifs de balises espionnes qu’on va appliquer aux militants anti-nucléaires de Bure. Il y a donc des lois qui ne sont pas initialement créés contre le militantisme et qui finalement s’appliquent à la contestation.

La fiche S est l’une des formes les plus silencieuses de la répressions des militant(e)s et vous évoquez plus généralement une “répression cachée”. Que cela signifie t-il ?

Les violences policières, quand elles sont filmées, ou les procès sont des répressions visibles. On a à côté une répression dite invisible, comme le fichage. On peut supposer que des gilets jaunes condamnés vont rentrer dans le fichiers des individus condamnés. Fiché S peut être pour les plus dangereux, les leaders par exemple, on ne peut que le supposer. Une répression cachée c’est aussi des arrestations, les gardes à vues qui ont été massives. Quand vous êtes gilet jaune et que vous arrivez dans Paris et que vous partez directement dans une commissariat en garde à vue, mise à part votre avocat qui voit cette répression ? Personne. Et ça c’est massif et on en parle pas. A mon avis, la garde à vue est l’une des formes les plus violentes de répression. Il y a des milliers et des milliers de gilets jaunes qui passent en garde à vue. Ça vise aussi à faire peur, à intimider, à terroriser, à empêcher de.

Quelle marge de manœuvre dispose un avocat pour faire reconnaître le caractère politique d’une infraction ?

En France, les crimes et délits politiques n’existent plus. On ne reconnaît plus qu’un militant a commis quelque chose de politique. Donc on va le traiter comme un criminel ou un délinquant. Certain(e)s avocats essaient de faire reconnaître, même si c’est rare aujourd’hui, que les actes qu’ont commis des contestataires sont politiques. Par exemple que le délit de participer à une manifestation interdite ou en groupement en vu deux est un délit politique, mais ce n’est pas reconnu par les juges. C’est pour ça que je parle de dépolitisation des contestations. On enlève le mobile politique à des gestes qui ont été commis.

Comme lorsque l’on souhaite les « psychologiser » ?

On va dire que ce sont par exemple des « fanatiques », qu’il n’y a aucune rationalité à ce qu’ils font. Ils ne sont pas rationnels et ça peut aller jusqu’à dire qu’ils sont fous. Il y a par exemple une gilet jaune qui a été interné dans un hôpital psychiatrique par le juge car elle avait insulté des policiers (source?). Même chose pour un militant anarchiste interné. Un militant dans le sud de la France, écologiste, s’est attaché à une grille pour protester contre la stratégie du gouvernement et il a été interné également. L’assimilation entre militantisme et folie est très importante.,même si elle est plus rare et qu’on la voit moins.

Quelles sont les conséquences de cette dépolitisation ?

Elles sont importantes car elle délégitiment des luttes et les stigmatisent. L’Etat ne reconnaît plus qu’il est dans un affrontement politique et n’admet qu’une répression de criminels, de délinquants ou de terroristes. Cela peut avoir des effets sur les médias et sur l’opinion public. À force de considérer les gens comme des casseurs, cela impose une grille de lecture.  

Le mouvement des gilets jaunes est totalement dépolitisé par le gouvernement. On le voit par la répression qui n’est pas politique. On va dire par exemple que les gilets jaunes font des entraves à la circulation routière. Ensuite, la manière dont on réprime est dépolitisante. Le fait d’être jugé en comparution immédiate, c’est-à-dire en 29 minutes. Comment peut-on expliquer notre raison de manifester en 29 minutes ? C’est impossible. L’autre point important comme vous le dites ce sont les mots : les gilets jaunes sont des violents, sont des casseurs, une « foule haineuse » comme disait Emmanuel Macron. Et tout ceux qui soutiennent ce mouvement selon Édouard Philippe et Christophe Castaner sont des « complices ». C’est pour empêcher que des gens se solidarisent avec les gilets jaunes. Le mouvement a été très populaire donc il fallait donner une très mauvaise image de ce mouvement.

Mais pourquoi certains médias participent à cette délégitimation, par exemple en abusant du terme de « casseur » pour désigner les gilets jaunes, ou qu’ils se seraient « radicalisés » ?

Les médias ont joué le jeu et en particulier les chaînes d’information en continue car elles ont besoin de spectaculaire pour exister : casse, violences, etc. Et cela fait le jeu du gouvernement. Donc ces mots visent à uniformiser tout un mouvement social. Est-ce qu’on peut mettre sur un même pan un altermondialiste et quelqu’un qui vient voler un t-shirt du PSG ? Ce sera donc considéré comme la même chose.

L’intolérance des sociétés contemporaines face à la “violence”, politique comprise, pousserait t-elle le mouvement des gilets jaunes à se décrédibiliser petit à petit aux yeux de l’opinion publique ?

L’opinion publique reste favorable aux gilets jaunes dans ses revendications initiales : le pouvoir d’achat, les taxes, etc. Mais quand on regarde plus précisément ce que disent les sondages, on voit bien qu’il y a une compréhension des violences mais qu’on ne les accepte pas. Elles sont tolérées et beaucoup de gens ou de journalistes font la différence entre les bons gilets jaunes et les casseurs. Et de nombreux gilets jaunes marquent également la distinction.

Quel sens donner à la question-injonction « est-ce que vous condamnez les violences ? », répétée en boucle par certains automates-journalistes ?

Pour apparaître comme quelqu’un de raisonnable, de sérieux et de légitime, il faut condamner des violences. Ensuite, il faut toujours se rappeler ce que disait Pierre Bourdieu : les journalistes comme les sondages imposent une question, une problématique. Et la problématique qui apparaît dominante est celle de la violence. Sans l’interroger et sans jamais dire que cette violence peut venir de l’Etat : injustices sociales, économiques, des violences policières ou toutes les formes de répression. Quand on regarde le mouvement des gilets jaunes on observe une radicalisation au regard des gaz lacrymogènes, des nasses, des gardes à vue, des interdictions de manifester, etc,et évidemment de l’utilisation d’armes mutilantes, comme le LBD. La violence, il faut la condamner sans expliquer d’où elle vient. C’est ça, l’injonction.

Assistons nous à une convergence des luttes anti-répression et étatique avec le mouvement des gilets jaunes ?

Ce qu’il y a de sûr, c’est que d’une part il y a une forme d’alliance entre différentes luttes anti répression et étatique. Une fois que vous avez été réprimé, mutilé par la police ou autre, vous savez ce que c’est et vous êtes donc plus sensible à la répression des autres. Le mouvement a fait connaître à des gens ce qu’étaient les violences policières et peut être qu’ils seront donc d’autant plus sensibles par celles massives dans les quartiers populaires.

Ce n’était pas le cas fin novembre 2015, lorsque les contestations contre l’Etat d’urgence ont pris plus de force lorsqu’elles ont touché des activistes, mais pas les musulmans ou supposés tels, alors que touchés dans un premier temps. Pour quelles raisons selon vous ?

C’est l’un des pièges de la répression et de l’anti-terrorisme car ils fonctionnent sous profilage raciale, voire raciste. Et donc en touchant des minorités racisées, qui sont par ailleurs stigmatisées par un ensemble d’institutions, et bien ça va sensibiliser moins de monde à des dispositifs répressifs. Tant que ça touchait que des musulman(e)s, les mesures anti-terroristes ont préoccupées peu d’individus. C’est une triste réalité mais c’est pourtant la vérité. Et s’il pourrait y avoir une plus large prise de conscience maintenant, il faut voir. Je reste attentive, à voir.

Une question, plus philosophique, que vous abordez à la fin de votre ouvrage : tout crime peut-il être considéré comme politique ?

C’est une question très importante. On pourrait considérer que tous les crimes sont politiques. Car tout ce que quelqu’un va faire va être le produit d’une défaillance de l’Etat. Je reste persuadé qu’il est important de distinguer quelqu’un qui agit pour des raisons politiques et quelqu’un qui agit pour d’autres motifs, car il est important de montrer que l’Etat a des adversaires ainsi que les politiques gouvernementales, en écoutant les personnes accusées et jugées, ce qu’on évacue justement avec les comparutions immédiates, très utilisées par exemple chez les gilets jaunes.