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Rencontre avec des membres fondateurs de la Maison du Libre et des Communs

 

Dans le langage d’Emmanuel Macron, la France est la Nation des start-ups, écrin de choix dédié au développement de la FrenchTech, label créé pour les entreprises françaises du numérique « innovantes », tant vantée par Macron. C’est sur ces jeunes pousses que reposerait la prospérité économique future du pays selon les gouvernements qui se succèdent depuis six ans. Ce discours est renforcé par notre président et sa clique qui béatifient ces beaux entrepreneurs blancs, jeunes et blonds, logés par le milliardaire Xavier Niel dans son incubateur de la Station F et dont les idées sont considérées comme les nouveaux puits de pétrole du xxie siècle. C’est pour leurs beaux yeux que le président a annoncé début mai dans le magazine américain Forbes qu’il allait supprimer l’ « exit tax », cette imposition des départs de capitaux, qui rapporte tout de même 800 millions d’euros aux finances publiques.

Si l’enjeu de taille consistant à défendre la souveraineté nationale en matière de données face à une Amérique toute puissante et à l’hégémonie des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) est concevable, cette politique tend à reproduire à l’échelle de notre territoire les mêmes inégalités : d’un coté ceux qui s’enrichissent, les premiers de cordée, start-upeurs et financiers aptes à tirer profit de cette nouvelle économie ; et de l’autre les laissés pour compte de la révolution numérique, exclus de ce système.

Si pendant longtemps Internet fut considéré avec beaucoup d’espoir comme porteur de plus de démocratie et d’un accès pour tous aux savoirs, force est de constater que cet idéal s’est étiolé ces dernières années. Internet est de moins en moins un système ouvert et de liberté, tout se monnaye désormais au prix fort : la présence excessive de publicités sur les sites d’information et les applications gratuites ou les données captées à l’insu de l’usager sur les réseaux sociaux sont les prix à payer pour vivre dans le monde virtuel. La surveillance est devenue la pierre angulaire du système numérique et les internautes n’ont pas toujours conscience de toutes les implications que celle-ci peut avoir sur leurs vies. Quelques scandales récents nous ouvrent cependant les yeux, qu’il s’agisse du rôle trouble de Facebook et sa relation avec une entreprise de communication politique, Cambridge Analytica, dans les élections américaines de 2016 ou le fait qu’une application de rencontres pour homosexuels, Grindr, a vendu à l’industrie pharmaceutique les données de ses utilisateurs ayant déclaré leur séropositivité. À diverses échelles, ces exemples multipliables à l’envi nous incitent à nous interroger plus profondément sur les fondements de ces excès et notre rapport à nos données personnelles.

Le philosophe et juriste américain Bernard Harcourt a montré dans son livre Exposed[1] toute l’ambivalence de cette nouvelle « société d’exposition ». L’internaute a conscience qu’en refusant de céder des informations ou des données, il s’expose à des risques qui lui coûteront dans sa vie sociale ou sa carrière. Ne pas être présent sur les réseaux sociaux professionnels peut ainsi entraver la recherche d’un emploi. Mais plus paradoxal encore, nous pouvons tirer un certain plaisir immédiat à cette exposition : les likes récoltés sur les réseaux sociaux ou les divers biens achetés en ligne nous rendent dépendants et nous incitent encore plus à céder nos données. Et si après la révélation de divers scandales, nous feignons l’indignation, peu d’entre nous avons changé radicalement nos pratiques numériques. Si Facebook a vu sa cote de confiance s’effondrer, le réseau social n’a pas enregistré une vague de désinscription d’ampleur. La vie privée a été privatisée, elle est désormais un luxe que peu d’individus peuvent se permettre.

Cette nouvelle ère numérique, fondée sur la promesse d’une ouverture au plus grand nombre de nombreux domaines du savoir, a surtout été utilisée pour ériger des barrières signalant de vastes propriétés privées autour des champs de la connaissance, de la science et de l’art. Les logiciels ont longtemps été la chasse gardée de quelques géants comme Microsoft, Apple ou Oracle. Les services en ligne de base sont également l’apanage de grands groupes qui s’approprient, régulièrement, les données qu’y apportent leurs clients. Les laboratoires pharmaceutiques et les chimistes s’épaulent pour breveter et imposer des « packages all inclusive » de semences, pesticides et médicaments (Bayer/Monsanto) qui empoisonnent notre terre et nous tuent à petit feu, pendant qu’ils s’enrichissent en appauvrissant nos systèmes de santé. À l’Université même, les chercheurs, contraints par des impératifs de financement ou de reconnaissance académique, sont obligés de publier leurs articles dans des revues coûteuses qui s’accaparent le savoir produit sans le rendre accessible à tous. L’art, la musique, les livres sont aux mains de grands groupes d’édition et de médias, au détriment des auteurs. Qui tente d’enjamber les barrières, de toucher, reproduire, améliorer ces œuvres et cette recherche sans payer grassement les grands groupes qui chapeautent ce système, se confronte à la foudre du droit de la propriété intellectuelle et des brevets, grosses amendes et peines d’emprisonnements à la clé. Or, il faut se souvenir que le droit d’auteur, au-delà de protéger les intérêts individuels du créateur, participe à la politique publique de diffusion de la culture. C’est d’ailleurs pour cela qu’il est limité dans le temps et l’espace.

Face à cette mainmise, des mouvements de résistance ont émergé et se sont imposés comme des solutions viables et efficaces. Le logiciel libre, apparu dans les années 1980, en est l’exemple le plus probant. Linux, concurrent emblématique de Microsoft, se crée autour d’une communauté d’informaticiens qui, régis par des règles communes et itératives, permettent d’améliorer le logiciel en contribuant petit à petit à l’édifice et en le distribuant au public. Ces nouveaux communs numériques démontrent l’efficacité de ces groupes à agir et créer sous une gouvernance libérée de la logique du marché, des entreprises privées et de l’État. Et certaines entités, comme la Gendarmerie nationale ont fait le choix du libre pour des questions de souveraineté ou tout simplement pécuniaires. Côté propriété intellectuelle et droits d’auteurs, des juristes s’organisent à la fin des années 1990 pour créer de nouvelles licences libres qui permettent de redonner le pouvoir aux créateurs de distribuer leurs œuvres directement dès le départ avec des possibilité d’autorisations de modifications, de reproductions, d’améliorations. En 2016, plus d’un milliard d’œuvres sur Internet circulaient sous ce type de licences appelées Creative Commons.

 

Nous sommes allés interroger deux membres de la future Maison du Libre et des Communs à Paris, qui a pour but de rassembler sous le même toit de nombreux acteurs de ces communautés parfois dispersées.

Jonathan Keller, juriste, responsable juridique de La Paillasse, membre de l’association Open Law et porte-parole de la Maison du Libre et des Communs.

Frédéric Duflot, juriste, membre de l’association Open Law, représentant de l’association Adullact (Association des développeurs et des utilisateurs de logiciels libres pour les administrations et les collectivités territoriales) au sein du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique.

 

Frustration : Le mouvement du Libre dont nous avons brièvement relaté l’histoire semble aujourd’hui éclaté en de multiples avatars, « open data », « open science », « logiciel libre » etc. Par où commencer ?

Il faut commencer par l’invention de la propriété intellectuelle et du droit d’auteur qui est venue finalement très tardivement. Le Sacre de l’auteur[2] de Bernard Edelman retrace parfaitement ce cheminement. On considérait dans l’Ancien Régime que la création relevait du droit divin ou du moins des prérogatives royales (au travers d’un droit d’impression accordé à l’éditeur). En mettant à bas les privilèges, la Révolution française a consacré la propriété intellectuelle. L’idée était non seulement de promouvoir les arts et les sciences, en les extrayant de Dieu et du roi, mais aussi de protéger l’individu en tant que créateur. C’était bien sûr une forme de progrès et il est toujours nécessaire aujourd’hui de protéger et promouvoir la création et ses auteurs, dans tous les domaines.

La jurisprudence en fera découler, dans le droit français, la notion de droit moral, qui protège les intérêts non-économiques de l’auteur, et la notion de droit patrimonial qui permet à l’auteur de percevoir une rémunération pour l’exploitation de son œuvre. L’auteur jouit du droit exclusif d’autoriser ou d’interdire la reproduction ou la représentation de son œuvre. Mais ces droits peuvent être cédés à un tiers. Par exemple, on ne peut pas publier, partager ou modifier l’article d’un autre journaliste sans son accord ou l’accord de son journal.

 

Le cadre est devenu aujourd’hui trop restrictif, trop inégalitaire. Il promeut un modèle de valorisation de la création unique et exclusif. Aux droits d’auteurs se sont ajoutés les brevets, les certificats d’obtention végétale, les marques, les dessins et modèles, etc. La création n’est plus accessible au plus grand nombre. Des groupes restreints se partagent ces droits.

 

Le cadre est devenu aujourd’hui trop restrictif, trop inégalitaire. Il promeut un modèle de valorisation de la création unique et exclusif. Aux droits d’auteurs se sont ajoutés les brevets, les certificats d’obtention végétale, les marques, les dessins et modèles, etc. La création n’est plus accessible au plus grand nombre. Des groupes restreints se partagent ces droits. On fait breveter le vivant, c’est l’exemple symbolique des semences de Monsanto. Les chercheurs se soumettent au diktat des grandes revues scientifiques qui amassent la recherche mais ne l’ouvrent qu’aux plus offrants. La propriété intellectuelle, les brevets scientifiques sont devenus des ressources à part entière que les pays développés couvent et revendent avec avarice, comme du pétrole.

C’est pour cette raison, afin de revenir au partage et à la diffusion large des connaissances scientifiques, que le mouvement du Libre est clé. Il est apparu au début des années 1980, en opposition à l’essor des logiciels propriétaires. Richard Stallmann, l’ingénieur informatique à l’origine du mouvement, tenta de bidouiller (« hacker ») le logiciel de son imprimante qui fonctionnait mal. Il constata cependant que le code lui était inaccessible, à la manière de tous ces biens que nous possédons et que nous ne pouvons réparer nous-mêmes, comme les automobiles par exemple. Or, le logiciel n’est qu’une succession d’instructions, de données, un assemblage de connaissances dont l’appropriation lui semblait totalement hors du temps. Cet épisode l’a convaincu de créer un mouvement autour du logiciel libre et de l’open source. S’ensuivit ensuite un grand mouvement d’ouverture, avec les œuvres libres (open licences), les bases de données libres (open data), la science libre (open science), etc.

On ne parle pas de supprimer le droit d’auteur. On en a dévoyé le sens initial en se refusant, par l’intermédiaire d’une licence libre ou ouverte, à discriminer les usages qui pourraient en être faits et à accorder à tous une liberté d’utilisation presque totale. Par libre, on entend une licence qui autorise tout usage de l’œuvre par autrui, l’auteur contribuant à une œuvre collective que chacun est libre d’enrichir. Par le terme ouvert, on entend essentiellement une licence permettant de faire usage de l’œuvre sous certaines conditions mais qui garantit au minimum la possibilité de diffuser des copies de l’œuvre dans un cadre non-commercial.

Il faut cependant être prudent avec l’open washing. Cette pratique consiste pour les entreprises – voire même les administrations publiques – à surfer sur la mode de l’ouverture des données, tout en limitant leur utilisation, par exemple en les délivrant sous des formats inutilisables. Une énorme base de données en PDF, ça peut faire joli mais concrètement ça ne sert à rien.

 

Par libre, ouvert, open, entend-on gratuit ?

Pas toujours. Il y a souvent des confusions car on parle aussi de freeware, que l’on aurait intuitivement tendance à traduire par « logiciel gratuit ». Mais free en anglais veut aussi dire libre, comme l’illustre le terme freedom signifiant liberté. On peut vendre à une administration un logiciel adapté à ses besoins qui est un logiciel libre et ouvert et qui le reste en dépit de la transaction. L’administration pourra en faire ce qu’elle veut, mais devra payer l’entreprise qui aura créé le logiciel. Libre à elle ensuite de l’améliorer ou de l’utiliser à d’autres fins que celles initialement prévues.

 

Quel est le lien avec la notion de « communs » ? Les communs n’étaient-ils pas des terres partagées entre paysans ? Notre société nous pousse plutôt à penser que l’individu et sa recherche de maximisation des profits sont à l’origine de l’efficacité économique. Remettez-vous en cause ce postulat via cette notion de communs ?

La notion de communs est un aspect clé autour du mouvement du Libre et de l’open. Il remet bien évidemment en cause la notion de l’individu à la source de l’efficacité économique. L’économiste Elinor Ostrom, prix Nobel en 2009, en a fait le travail de sa vie et a remis au goût du jour cette notion. Au-delà du bien commun par rapport à la propriété individuelle, Ostrom montre comment une communauté régie par un système et des règles de gouvernance communes, ouvertes et évolutives, peut protéger et maintenir des ressources partagées qui leurs sont confiées, de façon bien plus efficace qu’une entreprise privée ou un État (qui, s’il correspond a cette définition, s’impose tellement de freins et d’obstacles qu’il ne peut accomplir cette mission que difficilement). Les exemples cités sont d’abord dans le domaine de l’agriculture et des ressources naturelles. On songe évidemment aux terres partagées ou aux zones de pêche, mais la notion de commun ne saurait se limiter à cela.

Internet est l’exemple même d’une forme de communs moderne et se situe à l’origine des nouvelles formes de communs numériques. Les créateurs et premiers utilisateurs d’Internet étaient des universitaires et des informaticiens qui ont mis en place une forme de gouvernance commune pour défendre son ouverture pour tous, son expansion et sa neutralité et élaborer les ressources techniques nécessaires à son fonctionnement (protocole de communication, langage de programmation, etc.). Évidemment, les barrières de la propriété intellectuelle se sont très vite érigées. Les intérêts individuels, les brevets et les licences ont clôturé ces champs d’ouverture des possibles. Mais le mouvement du Libre résiste et s’organise. Des communautés se créent dans chaque domaine pour maintenir et protéger l’ouverture de ces champs de connaissances. Via Internet, les ressources intellectuelles, les données, la science, la médecine doivent continuer à circuler. C’est à cela que nous aspirons et travaillons ici à La Paillasse et avec l’ouverture de la Maison du Libre et des Communs.

 

Pourquoi parler du Libre aujourd’hui ? Quels en sont les principaux enjeux ?

Le sujet est plus que d’actualité. Prenons l’exemple des smartphones devenus indispensables et omniprésents dans nos vies. Les données, les logiciels, les téléphones, sont des boîtes noires. Qui peut aujourd’hui prétendre maîtriser parfaitement ces outils ? Qui peut se vanter de contrôler et maîtriser les logiciels qui font tourner ces appareils, notre économie, nos vies ? Il nous faut pouvoir accéder à l’information, aux algorithmes sous-jacents. Il faut savoir où vont nos données, qui les stocke et où. On est face à une perte de vie privée, de vie publique, une perte de citoyenneté. C’est cela que révèlent de nombreux scandales comme Facebook. Les logiciels libres permettent de voir ce qu’il y a derrière, voir comment cela fonctionne. Ils permettent d’ouvrir le capot et de démonter le moteur. C’est là tout l’intérêt. Et puis ils sont régis au sein d’une communauté, avec des gardiens désignés généralement par la communauté. Il faut ouvrir pour nous protéger, maîtriser et avancer.

 

Il faut s’intéresser de près aujourd’hui à qui contrôle et détient notre culture. Prenons l’exemple de Google qui numérise les livres et par ce fait protège, par la voie d’une licence contractuelle, des livres tombés dans le domaine public et donc censés être accessibles à tous (70 ans après le décès de l’auteur). Bien que l’intention soit louable, Google contrôle et détient peu à peu des pans entiers de notre culture.

 

Il faut s’intéresser de près aujourd’hui à qui contrôle et détient notre culture. Prenons l’exemple de Google qui numérise les livres et par ce fait protège, par la voie d’une licence contractuelle, des livres tombés dans le domaine public et donc censés être accessibles à tous (70 ans après le décès de l’auteur). Bien que l’intention soit louable, Google contrôle et détient peu à peu des pans entiers de notre culture. Qui nous dit que dans un avenir proche Google ne coupera pas l’accès à des livres qui entrent en opposition à ses valeurs ou dans le cas où cette société serait en conflit avec un État qui oserait lui tenir tête ? Le même questionnement se pose avec les services de streaming de musique en ligne comme Deezer ou Spotify. En donnant les clés de notre culture aux logiciels propriétaires, en se reposant sur un confort d’utilisation, on hypothèque potentiellement notre avenir.

 

Quels sont des exemples concrets de réussite et d’échec du mouvement ?

Concrètement on peut parler d’une vraie réussite du côté du logiciel libre, du moins c’est là que l’on voit les formes les plus abouties, des exemples de communs qui marchent. Pour le grand public, il y par exemple Mozilla Firefox, le navigateur Internet en concurrence avec Internet Explorer de Microsoft et Google Chrome. On trouve OpenOffice, en concurrence avec Microsoft Office. Il y a les logiciels Frama (voir encadré). Pour les personnes qui s’y connaissent un peu plus, on parle de Linux, le système d’exploitation libre le plus connu que l’on retrouve dans de nombreuses distributions, et le principal concurrent de Windows et MacOS. Côté Internet, on trouve Apache, le serveur HTTP le plus répandu.

Mais plus encore, le logiciel libre et le code libre sont utilisés par tous aujourd’hui et font partie de l’écosystème informatique et des pratiques. Toute personne souhaitant créer des outils numériques, un site Internet par exemple, s’appuie sur des recettes déjà préparées, puis les mélange avec d’autres, et complète avec un ingrédient propre à lui. On ne part jamais d’une feuille blanche dans ces domaines. On rajoute une petite couche au mille-feuille. Bien sûr, l’utilité de ces logiciels est prouvée. On trouve donc du financement, venant de diverses fondations, de grandes entreprises, de l’administration.

Les échecs sont nombreux parce qu’on a à faire ici à un processus de découverte, de recherche en commun. Si un logiciel n’est pas ou plus utile, il peut être abandonné. Mais il pourrait être utile à un moment ultérieur. Et donc réutilisable facilement au besoin, car sous licence libre. C’est là tout l’intérêt. Sous licence fermée, il faut retrouver l’auteur, demander l’autorisation, négocier les droits, tout un processus coûteux en temps et en argent.

Du côté des savoirs, on a l’exemple très parlant de Wikipedia, que tout le monde connaît et utilise. Côté arts et culture, impossible ne pas parler des licences Creative Commons, créées au début des années 2000 par Lawrence Lessig, avocat et professeur de droit à Harvard. Avec ces licences, l’avocat souhaite redonner le pouvoir directement aux créateurs en leur proposant d’ouvrir leurs œuvres immédiatement à la base en utilisant leur droit d’auteur non pas pour mettre des restrictions mais pour donner des autorisations. Il s’agit d’un système de licences graduées, plus ou moins fermées, plus ou moins ouvertes, qui vont d’une licence complètement ouverte où vous versez votre œuvre dans le domaine public, à des licences qui vont conditionner les usages commerciaux ou limiter les réutilisations. En 2016, plus d’un milliard d’œuvres sur Internet circulaient sous licence Creative Commons. Parmi celles-ci, 65 % des licences choisies étaient des licences libres, non sans restriction au niveau de l’usage commercial. On retrouve ainsi des ressources libres et ouvertes dans des domaines artistiques mais aussi éducatifs et scientifiques.

 

Quel est le modèle économique du libre ? Concrètement, de quoi vivent les acteurs de ce mouvement ?

Comme expliqué, côté logiciel libre, l’utilité est reconnue, donc rémunérée d’une manière ou d’une autre. Bien sûr, de grands groupes surfent sur cette vague en faisant travailler des développeurs gratuitement via de le défi des « hackathons », des sortes de marathons collaboratifs pour résoudre des problèmes en détectant des failles ou créer des innovations en proposant de nouveaux usages. Pour nous, il s’agit bien évidemment d’open washing.

Dans les autres domaines, il faut encore définir et trouver des modèles. Les artistes peuvent très bien opter pour une licence libre afin de mieux diffuser leurs œuvres. En contrepartie de cette plus large diffusion, ils seront peut-être plus rémunérés pour des concerts, des expositions ou des conférences.

 

Côté logiciels libres, on a parfois l’impression que le libre cherche à reproduire des logiciels privés et payants, sans toutefois offrir la même qualité de service. Que répondre à cela ?

Il ne faut pas voir le logiciel libre et le Libre en général comme une forme de concurrence au logiciel propriétaire. L’idée d’abord c’est de permettre au plus grand nombre d’accéder à une ressource donnée, d’offrir une certaine autonomie à ces personnes. Le logiciel libre peut offrir des solutions plus sécurisées, non-intrusives, plus adaptées et plus faciles d’accès. Évidemment, il se peut que la maniabilité soit moindre pour s’adapter au besoin du plus grand nombre mais n’oublions pas que chacun peut redéployer un logiciel libre dans son contexte spécifique en réécrivant une partie de son code. Et puis n’oublions pas cette notion de contribution qu’il importe de respecter, sans quoi le logiciel n’évoluera pas. Il faut faire remonter les problèmes. Le contrat moral lié à l’utilisation du logiciel libre demeure dans le fait que l’utilisateur averti devrait participer à son développement – à la mesure de ses moyens par exemple. Si une grosse PME utilise un logiciel, elle devrait ainsi permettre à ses informaticiens de proposer des améliorations qui seront bénéfiques au logiciel.

 

Selon vous, les administrations, les entreprises et les universités ont-elles adopté ces solutions open ? Trouve-t-on une obligation dans la loi d’ouvrir les marchés publics équitablement aux logiciels libres et logiciels propriétaires ?

Oui, il y a de nombreux exemples de logiciels libres développés, adaptés, utilisés dans le public. On peut citer la Gendarmerie nationale qui est l’exemple emblématique et qui est parvenue à se libérer de Microsoft, en développant Gendbuntu, un système d’exploitation dérivé de Linux. L’enjeu était en partie économique mais la question se posait aussi au niveau de la souveraineté et de la sécurité.

Du côté de la loi, le droit de la commande publique ne discrimine pas entre logiciel propriétaire et logiciel libre. Ni l’un ou l’autre n’est privilégié au niveau juridique. Mais pourquoi discriminer entre les logiciels libres et les logiciels propriétaires ? Il y a en revanche tout à fait lieu pour les acheteurs publics d’exiger des produits interopérables et accessibles ou des solutions réversibles auxquels les logiciels libres sont éligibles et répondent naturellement, et surtout ne pas enfermer le cahier des charges avec des clauses qui privilégieront de fait les logiciels propriétaires.

La bizarrerie est que la loi pour la confiance dans l’économie numérique de 2004 précise, dans l’article 5, une définition des formats ouverts – et par conséquent libres – mais cela est resté sans effet jusqu’à aujourd’hui faute d’une obligation d’y recourir.

 

Les grands acteurs du numérique (Google, Facebook, Microsoft, Oracle, Adobe, pour ne citer que les plus connus) se sont-ils adaptés à cette demande d’ouverture de la part des utilisateurs ? Cette ouverture remet-elle en cause leur modèle économique ?

Beaucoup de grosses entreprises ont ouvert une partie de leur code, du moins sur des aspects spécifiques. On retrouve là un intérêt opportuniste de leur part. Le cœur des systèmes n’est en revanche jamais ouvert. Certaines entreprises sont complètement fermées. Dans tous les cas, le modèle économique n’est pas remis en cause. Toutefois on observe qu’il est toujours difficile de sortir du schéma qu’ils imposent. La réversibilité et la portabilité de leurs services ne semblent pas être une de leurs priorités.

 

Quelles sont les lois aujourd’hui au niveau de la France et de l’Europe qui englobent ces sujets ? Selon vous, comment faudrait-il réguler, réglementer pour favoriser plus le Libre ?

La loi demeure du côté de la propriété intellectuelle, du côté du droit d’auteur, du côté du brevet. On interprète essentiellement le droit contre l’utilisateur, et donc contre le consommateur. Les licences libres et ouvertes permettent de contrebalancer cette tendance. Mais il n’existe pas dans le droit une reconnaissance de l’utilité des communs pour l’intérêt général, ce qui signifie qu’il n’y a pas de protection spécifique du logiciel et des communs numériques en général. C’est tout l’enjeu de notre combat pour le Libre. Néanmoins, nous n’avons pas eu une communauté suffisamment homogène pour imposer un texte auprès de la ministre Axelle Lemaire en 2016 dans le cadre de la Loi pour une République numérique. Des pistes ont été cependant été envisagées au sein du Conseil supérieur du numérique et notamment le fait de déduire du temps de travail les heures dédiées aux communs. Le gouvernement actuel ne se penche pas sur la question des communs et du Libre. Il se concentre sur la question de la souveraineté et de la sécurité. On peut considérer que cela va dans la bonne direction même si ça ne vise malheureusement pas une logique de partage et d’intérêt général.

 

Pouvez-vous nous expliquer l’association La Paillasse et votre projet de Maison du Libre et des Communs ?

La Maison du Libre et des Communs tente de rassembler tous les acteurs dans ce domaine afin de pouvoir faire front, en commun. C’est bien ce qui nous a manqué jusqu’à maintenant pour pousser nos idées ensemble. La Paillasse est une maison mère, le lieu où des initiatives ont commencé ou se sont stabilisées. S’y retrouvent des libertariens et des zadistes du libre. À l’origine, le projet portait sur la science libre et ouverte, notamment la biologie, les semences libres, mais aussi la médecine. Nous souhaitons nous ouvrir à tous les domaines.

 

Pour le grand public que nous sommes, comment peut-on agir dans le sens du Libre ?

Vous trouverez sans aucun doute un projet libre qui vous intéressera que cela soit dans l’agriculture, la matériel, le droit, le logiciel ou les arts, vous pouvez y contribuer à la mesure de vos moyens ! Cela peut être par le développement de code, le soutien financier à un projet libre, la participation à la gestion d’un fablab ou tout simplement par le partage de cet article auprès de votre famille ou de vos amis.

 

« Dégooglisons Internet »

L’association Framasoft[1] et la campagne « Dégooglisons Internet » (<degooglisons-Internet.org>)

visent à proposer des logiciels libres et gratuits pour le grand public, en alternative aux logiciels en position de monopole, pour la plupart venant des États-Unis, comme Google, Microsoft, Apple, DropBox, Facebook, Skype… Il s’agit d’alternatives libres, décentralisées, solidaires. Derrière l’association et sa multitude de logiciels plus que pratiques, il y a un désir de la part des développeurs régis au sein de communs de contrer la domination technique, économique et culturelle des logiciels dominants. C’est une forme de résistance contre cette façon de vivre et de penser (uberisation, intelligence artificielle pour remplacer l’humain, exploitation des données personnelles…) que les logiciels dominants sont en train de nous imposer.

Quelques exemples de logiciels libres de l’association Frama :

« Framacalc », outil de feuilles de calcul, alternive à Excel de Microsoft ou Google sheets,

« Framadate », outil de planification et de sondages, alternative à Doodle (logiciel appartenant à un groupe de médias suisse),

« Framadrive », espace de stockage en ligne, alternative à GoogleDrive et Dropbox (logiciel américain),

« Framanews », permet d’être informé sur la sortie des journaux, blogs et autres que l’on pré-selectionne, alternative à GoogleNews,

« Framatalk », permet de converser en ligne et par vidéo avec d’autres utilisateurs, alternative à Microsoft Skype,

« Framabee », permet de faire ses recherches sur Internet en passant par Google, Yahoo, Wikipedia, mais en anonymisant les requêtes et en évitant le pistage.

[1] Voir l’entretien avec Yves Gosset, directeur de l’association Framasoft « Passer de la société de la consommation à la société de la contribution », Vincent Tardieu, 30 juillet 2017, en ligne sur Usbek et Rica.

 

 

Remerciements à La Paillasse et Simon Guirec sans qui cette rencontre n’aurait pu avoir lieu. Simon Guirec est résident à La Paillasse, et fondateur du projet Orama sur les pratiques artistiques et le logiciel libre.

 

[1] Bernard Harcourt, Exposed: Desire and disobedience in the digital age, Cambridge, Harvard University Press, 2015.

[2] Bernard Edelman, Le Sacre de l’auteur, Paris : Seuil, 2004.