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Le petit patron qui galère, qui croule sous les charges, qui est submergé par les normes, qui se noie dans l’épaisseur du code du travail. Voici la figure systématiquement convoquée par chaque ministre chargé de défaire ce que des générations de lutte ont fait en terme de droits du travail, et de justifier des milliards transférés chaque année au profit de toutes les entreprises privées – petites comme gigantesques. Ce mythe mensonger masque la réelle répartition des entreprises en France et leurs situations concrètes.

« Pour encourager les TPE et les PME à créer des emplois, il faut d’abord qu’elles soient plus libres, qu’il y ait plus de souplesses pour qu’elles puissent avoir de la flexibilité et ainsi saisir les opportunités de nouveaux marchés » expliquait encore récemment Muriel Pénicaud, ministre du travail, pour justifier sa politique auprès du magazine Entreprendre. Sauf que l’ensemble des dispositifs pro-entreprise de sa politique ont pour principe de s’adresser à tout type d’entreprise. Donc ce qui est fait au nom des petits bénéficie aux gros.

L’emploi se concentre dans les grandes entreprises

Car contrairement à ce qu’on imagine souvent, les grosses entreprises concernent plus de monde que les « TPE-PME ». En France, selon l’INSEE, près de la moitié des salariés travaillent pour des entreprises comptant plus de 250 salariés.(voir schéma) On est loin du bistrot du coin de la rue. En France, 243 grandes entreprises (c’est à dire de plus de 5000 salariés) embauchent à elles seules 30% des salariés ! Quand Muriel Pénicaud et avant elle Myriam El Khomri racontent que leurs lois réduisent le Code du travail pour les petits patrons angoissés qui galèrent, elles oublient de dire que les 243 plus grosses entreprises de France vont aussi recueillir les fruits de leurs œuvres.

En dehors de ces 243 géantes, la France n’est pas constituée d’une masse de petits boulangers, coiffeuses et restauratrices endettées qui triment  pour offrir un emploi au reste des gens, loin de là. La répartition est la suivante : les Entreprises de Taille Intermédiaire (ETI, de 250 à 4999 salariés) représentent 23,7% de l’emploi, les PME (Petites ou Moyennes entreprises, moins de 250 salariés) embauchent 28,8% des salariés. Enfin, 19,9% des salariés français travaillent pour une micro-entreprise (moins de 10 salariés) : deux tiers de ces micro-entreprises n’ont aucun salarié, formant une masse de gens qui sont leurs propres employeurs. Ces “auto-entrepreneurs” ne constituent que juridiquement une entreprise. Bien souvent, ils sont les salariés déguisés d’autres entités, comme les plate-formes de l’ubérisation, et n’ont aucun attribut du patronat, auquel peu d’entre eux s’identifie vu leur situation qui peut être très précaire.

La majorité du secteur privé dépend de grands groupes

Où est le petit patron ou la petite patronne qui galère dans ces 50% d’emploi TPE-PME ? Au delà de 100 salariés, une entreprise a suffisamment de moyen pour s’organiser, disposer des accompagnements légaux qui font que non, le patron n’est pas seul face à l’épaisseur du Code du travail et la lourdeur administrative : il embauche des gens qualifiés pour ça. Alors, toute ces réformes pour faciliter l’emploi des micro-entreprises ? Moins de dix salariés c’est la galère non ? Là encore, évitons les clichés. En France, nombre d’entreprises sont des filiales, des franchises ou des sous-traitants. De tel sorte qu’en réalité, plus de deux tiers des salariés travaillent directement ou indirectement pour un grand groupe. Lequel a clairement les moyens de gérer les contraintes légales : les grands groupes français ont leurs fédérations, leur directeur des relations publiques qui organisent des opérations de lobbying et leurs dîners de levée de fonds pour soutenir des candidats à la présidentielle : en France les grandes entreprises privées ne subissent pas la loi : elles contribuent à la faire.

Tailles d’entreprise et différentes caractéristiques (Nombre d’entreprise, effectif salarié, chiffre d’affaire…), INSEE
Effectif salarié travaillant pour des entreprises sous contrôle d’un groupe étranger, d’un groupe français ou indépendantes, selon la taille. On y apprend que près de la moitié des salariés embauchés par des PME travaillent en fait pour des grands groupes, qui ont donc les moyens de ne pas faire de leurs entreprises des “petites boîtes en galère”, INSEE

On ne demande pas aux petites entreprises autant qu’aux grandes

Qu’en est-il des petites ? N’est-ce pas très injustes et dures pour elles, la vie ? Ce serait oublier qu’en France, la loi prévoit des seuils d’effectifs et de taille d’entreprise qui créent des obligations différentes entre elles. Ainsi, les petites entreprises ont nettement moins d’obligations à l’égard de leurs salariés que les grandes : en dessous de 20 salariés, pas besoin de mettre à disposition un local où se restaurer par exemple. En dessous de 50 salariés, pas besoin d’organiser l’élection d’un Comité Social et Économique (ex CHSCT et CE), ces instances chargées de veiller à la sécurité des salariés et ayant un droit de regard sur la gestion de l’entreprise. En dessous de 11 salariés ? Pas besoin d’organiser des élections de délégué du personnel : les salariés n’ont personne pour les représenter et les défendre. Ils sont seuls face à leur employeur et n’ont aucune possibilité de s’organiser.  Autant dire que les « petits patrons qui galèrent » n’ont guère bénéficié des ordonnances réformant le Code du travail, qui a considérablement affaibli ces contre-pouvoir salariés. Par contre, les grandes entreprises se sont frottées les mains : moins de syndicaliste pouvant enquêter, fourrer leurs nez, organiser, critiquer… C’était le CHSCT de France Telecom qui avait mené l’enquête sur les conditions de travail désastreuses au sein de l’ex-entreprise publique, et qui avait mis en lumière la façon dont un management par le harcèlement individuel avait conduit au suicide de dizaines de gens. C’est grâce à cette instance, désormais fusionnée dans une autre avec moins de pouvoir et de moyens, que ce que tout le monde juge désormais dégueulasse a pu être révélé et fait maintenant l’objet d’un procès. Un article raconte comment le CHSCT a rendu possible la mise en cause de ces pratiques de management mortifères.

En France, les petites entreprises sont exonérées de nombre d’obligations sociales, mais on a longtemps entendu et répété qu’elles étaient plus imposées que les grandes entreprises. C’était vrai jusqu’à récemment. Mais avec les différents crédits d’impôts mis en œuvre sous Hollande et Sarkozy (Crédit Impôt Recherche et CICE), ces taux convergent fortement désormais. Il n’y a plus d’énormes différences.

D’injustes inégalités entre salariés des petites et des grandes entreprises

En France, les entreprises ont tout à fait les moyens de gérer des normes sociales un peu contraignantes et de payer le travail a son juste prix : depuis la crise de 2008, les entreprises françaises ont versé 2/3 de leurs bénéfices sous formes de dividendes, ce qui fait de notre pays un champion mondial du genre . Quand aux vraies petites entreprises, celles qui ne dépendent pas d’un groupe, qui constituent donc une part minoritaire de l’emploi salariés en France, il faut se rappeler qu’elles ont aussi des conditions aménagées pour leur taille et leurs moyens.

A un niveau qu’on peut tout à fait questionner, car franchement injuste pour les salariés: En France le débat public est toujours focalisé sur les différences de statut et de conditions de travail entre secteur public et privé, mais ce débat n’a aucun sens car au sein du secteur privé les inégalités sont énormes entre un salarié d’une petite entreprise qui n’a pas de représentant, aucune marge de manœuvre pour cogérer l’entreprise ou faire de la prévention sur ses conditions de travail, n’a aucun endroit ou manger, et un salarié d’une grande entreprise qui a des dizaines d’élus pour le défendre, une cafétéria, des avantages spécifiques comme des tickets restaurant ou des chèques vacances. Les privilèges des salariés du secteur bancaire on en parle quand ma bonne dame ?! Quand vous aurez changé votre disque sur les cheminots ? En Allemagne, modèle qu’on utilise que pour évoquer des aspects qui arrangent le patronat, les salariés peuvent créer un comité d’entreprise dès le seuil de 5 salariés franchi ! Ils peuvent par ce biais s’intéresser à la gestion de l’entreprise, discuter de leurs conditions de travail… quand le salarié d’une petite française peut uniquement compter sur le bon vouloir et les qualités personnelles de son employeur pour que ça se passe bien.

On voit donc bien que la figure du “petit patron qui galère” est un alibi des politiques favorables surtout à des grandes entreprises. D’abord parce que les authentiques PME (n’appartenant pas à un grand groupe et ne comptant pas un seul salarié) sont très minoritaires dans l’emploi français, ensuite parce qu’elles bénéficient d’une législation qui prend largement en compte les différences de moyens selon la taille. A tel point qu’il existe d’énormes inégalités de conditions de travail et de garanties entre salariés des grandes entreprises et ceux des petites, mais personne n’en parle.


En France, on déteste davantage les députés que les patrons. Et quand on n’arrive pas à boucler ses fins de mois, c’est auprès de l’Etat qu’on vient exiger de l’argent, pas auprès de son employeur ou de son DRH. Intouchables entreprises privées est une enquête en 4 épisodes, publiée entre le 17 et le 21 juin 2019, sur l’idéologie de l’entreprise reine et de la résignation du salarié sujet :


Episode I : Quand le contribuable paye pour le MEDEF


Episode II : Le mythe du “petit patron qui galère” ou comment le “soutien au TPE-PME” sert le grand patronat.


Episode III : Avant il y avait les patrons, maintenant il y a les entrepreneurs : le mythe des start up innovantes au secours du capitalisme


Episode IV : L’entreprise privée, un modèle dispendieux, anti-humaniste et anti-écologique à dépasser