Comme chaque fin septembre à l’approche de l’examen du budget de la sécurité sociale, les médias sont majoritairement au diapason du cinéma que nous imposent les gouvernements successifs depuis les années 1990 : il faut dépenser moins les cocos, arrêter d’aller aux urgences pour rien les petites natures, mieux prévenir pour ne plus avoir à vous guérir, parce que ça coûte un pognon de dingue et ça ne rapporte pas. « Chaque année, un Français coûte 2977€ à la sécurité sociale », nous dit LCI. ça coûte cher un Français, bien plus qu’un polonais ou qu’un nord-américain par exemple, et ça déplaît profondément à notre bourgeoisie. Mais ça LCI ne le précise pas, elle préfère décrire comme oeuvre de bon sens un point de vue patronal, comme la plupart des journalistes ses chroniqueurs qui se contentent de rabâcher une chanson apprise par cœur : « il faut combler le trou de la sécu ». Retour sur un mythe à la noix qui, comme les châtaignes, nous tombe dessus chaque automne :
Ça semble difficile à imaginer de nos jours, mais à la base, la sécurité sociale n’est pas un « trou ». Résumé des épisodes précédents si comme nous vous êtes nés à une époque où la sécurité sociale n’est décrite que comme « une note » (comme au restau quoi) qu’il faut réduire :
Au 19e siècle, certains patrons paternalistes mais désireux de conserver leur main d’oeuvre, ce qui n’était pas toujours évident en pleine révolution industrielle, mettent en place des caisses de retraites pour donner envie à leurs salariés de rester. Parallèlement, le mouvement des mutuelles propose des assurances collectives contre les risques de la vie. Peu à peu, la loi impose l’indemnisation de certains risques du travail, comme les accidents, puis la vieillesse, mais par le biais d’assurances privés et de mutuelles. L’Eglise s’en mêle et propose ses propres caisses de bienfaisance. Au milieu de ce chaos, la plupart des gens finissent quand même leur vie sans rien et maladie signifie ruine.
Arrive le Front Populaire et son ministre du travail, Ambroise Croizat, qui estime que « la retraite ne doit plus être l’antichambre de la mort, mais une nouvelle étape de la vie », une remarque qui ne semblerait guère déplacée pour les journalistes de LCI, si ? Avec Pierre Laroque, il élabore un projet de sécurité sociale, mais la guerre empêche sa réalisation. Porté par le célèbre « conseil national de la résistance », ce projet est inscrit dans la loi à la Libération grâce aux ministres communistes parmi lesquels Croizat : en quelques mois, l’affiliation à la sécurité sociale, système d’assurance collective financée par les cotisations sociales (prélevée sur les salaires et le patronat) devient obligatoire. Puisqu’il est financé par le travail et la production de richesses, ce sont les représentants des salariés qui mettent en oeuvre et gèrent ce nouveau système : en quelques mois, les syndicats « socialisent » les assurances privées et les mutuelles existantes. C’est complètement révolutionnaire et ça change authentiquement la vie des gens : être malade, être vieux, avoir un accident du travail, avoir des enfants : tout ça n’est plus synonyme de ruine, de solitude et de débrouille. Et en plus, le tout est financé par prélèvement d’une richesse auparavant monopolisée par le patronat.
Autant dire que ça ne plaît pas à tout le monde, et dès sa mise en oeuvre la Sécurité Sociale subit des attaques incessantes. Ce qu’on nous présente comme une sorte de patrimoine national doucement consensuel, « créée par De Gaulle » (ce qui est faux) dans la concorde générale, a fait l’objet d’une véritable guerre des classes. Imaginez que tout un secteur fort lucratif et permettant l’influence des patrons comme des prêtres a disparu en quelques mois, et que toute une partie de la richesse a été ponctionnée par ce système collectif.
A partir des premières crises économiques et du développement du chômage de masse, la sécurité sociale a été encore plus sollicitée (avec la création du RMI devenu par la suite RSA par exemple) mais moins bien financée, puisque plus de chômeurs entraîne nécessairement moins de cotisations. Cela a prêté le flanc a une critique récurrente et permanente : le déficit de la sécu est intolérable, c’est de la « dépense publique », et c’est mal. L’Union Européenne a fait beaucoup pour alimenter ce discours, en fixant ses critères complètement arbitraire de limite de déficit public. Bref, tout le monde s’y est mis, et qu’importe si le système portait ses fruits : en 2000, la France possédait le meilleur système de santé du monde grâce à son assurance-maladie (branche de la sécurité sociale) et pourtant on a continué de parler d’un intolérable « trou de la sécu ».
Qu’importe non plus que ce système collectif coûte moins cher que les systèmes où les mêmes prestations sont confiées à des organismes privés et aux individus : les Etats-Unis, où la dépense publique de santé est faible, a la dépense de santé globale la plus élevée des pays développés, pour des résultats mauvais. Les gens payent davantage et sont plus mal soignés, mais au moins le patronat est épargné et ce n’est pas de la vilaine dépense publique, donc c’est très bien.
A l’Assemblée Nationale, les débats sur le budget de la sécurité sociale qui ont lieu chaque automne tournent uniquement autour de l’obsession « comment réduire les dépenses ? ». Nos dirigeants s’en foutent du niveau des prestations, du niveau de la santé. Ils relaient le point de vue patronal qui déteste l’idée qu’un système collectif ponctionne la richesse qui leur revenait, et qui les prive d’un secteur fort lucratif. Plutôt que de concevoir les déficits récurrents – et pas délirants – comme le prix à payer pour avoir un système de santé et de solidarité incroyablement solide et efficace (puisque même nos minima sociaux pourtant trop bas participent de la réduction des inégalités, contrairement à ce que raconte Macron), ils les décrivent comme un intolérable coût à réduire absolument et quelles qu’en soient les conséquences humaines. Résultat, des gens meurent aux urgences faute de personnel et de lits, mais bonne nouvelle : « les déficits de la sécurité sociale va considérablement refluer » cette année, se réjouit le journal de Bernard Arnault, Les Echos.
Cette année encore, le projet de loi de financement de la sécurité sociale, diktat budgétaire imposé chaque année par le gouvernement pour « réduire le trou de la sécu », va comporter deux logiques fortes : D’abord réduire absolument la dépense, notamment de l’assurance-maladie, en exigeant 3.8 milliards d’économie sur l’année et en mettant sous pression les patients et les soignants, parce que « la dépense c’est mal ». Et ensuite exonérer les entreprises de ce qu’il reste encore de cotisations. L’année dernière c’est le Crédit Impôt Compétitivité, cette exonération de « charges » (le terme patronal pour désigner les cotisations, hélas passé dans le langage médiatique) qui a été reconduite à l’infini, et cette année ce seront les heures supplémentaires qui vont cesser de faire l’objet de cotisations.
Qui dit fin du financement par les cotisations sociales dit fin de la sécurité sociale. De plus en plus financée par la CSG, la sécurité sociale va devenir un budget de l’Etat comme un autre : un budget qu’on pourra remplir, vider, surtout vider, au gré des envies et pour respecter « la règle d’or des 3% de déficit public » dictée par Bruxelles et suivie avec zèle par les gouvernements français. Pour les citoyens ça implique de devoir de plus en plus se soigner ailleurs : dans le privé, qui redevient très lucratif. ça implique de devoir s’assurer soi-même, dans le chaos des mutuelles, qui n’ont plus rien de leurs valeurs initiales. Et ça implique, pour ceux qui n’ont pas les moyens, de renoncer se soigner et de devoir bosser toute sa vie. C’est le rêve américain, où les retraités sont contraints de travailler, et où l’espérance de vie recule.
Avec ce gouvernement, qui ose se nommer « progressiste », la sécurité sociale risque de n’être qu’une parenthèse dans l’histoire de notre pays. En nous ramenant aux systèmes privés et mutualistes qui prévalaient au début du XXe siècle, ils refont de la retraite « l’antichambre de la mort », et la maladie l’antichambre de la misère.
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